L’article d'origine a été publié en anglais le 20 octobre 2020.
[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndt.]
Les manifestations contre la Brigade spéciale de répression des vols du Nigéria (SARS) ont secoué les principales villes du pays depuis le 3 octobre 2020, date à laquelle une vidéo montrant deux jeunes hommes brutalisés et l'un d'eux tué dans la rue est devenue virale. Les manifestations contre l'unité spéciale SARS étaient à la une sur Twitter dans de nombreux pays, et dès le 9 octobre, le hashtag #EndSARS a été publié plus de 2,4 million de fois sur le réseau social.
Ces manifestations ont une fois de plus mis le réseau virtuel des citoyens sur le devant de la scène. Il s'agit d'un “nouveau pays” composé de Nigérians et Nigérianes uni·es par une identité commune, au-delà des frontières géographiques.
Ce phénomène n'est pas sans rappeler la sphère physique en réseau de Benkler. Les discussions politiques en ligne ne sont pas que de simples paroles enflammées par la passion, mais sans substance. On peut comprendre que cela soit l'impression qu'elles donnent souvent ; toutefois, ces discussions dans les réseaux virtuels représentent une évolution de la place publique de la Grèce antique, telle que décrite par Habermas, et elles constituent un aspect crucial de la démocratie.
#EndSARS—des discussions politiques à un mouvement
Les mouvements sociaux passent généralement par quatre phases d'évolution [pdf] : l'émergence, la coalescence, la bureaucratisation, et le déclin.
Des jeunes internautes nigérians connectés sur ces réseaux virtuels ont commencé à échanger sur Twitter à propos du mouvement #EndSARS et des violences policières dès 2017. Ces discussions ont donné naissance à un mouvement #EndSARS cette même année.
Cependant, la coalescence du mouvement, des discussions en ligne au plaidoyer hors ligne, a été déclenchée le 9 octobre 2020 et depuis lors, de nombreuses villes nigérianes et communautés de la diaspora ont connu des manifestations anti-SARS. La popularité du mouvement repose sur l'authenticité du message, car l'impunité des unités de police de la SARS et leurs pratiques ignobles sont bien attestées.
En outre, comme je l'ai démontré antérieurement, les manifestations anti-SARS ont reçu un accueil favorable car elles sont restées politiquement neutres et non-violentes, ont évité les étiquettes ethnoreligieuses et ont une structure de pouvoir collective.
Cela pourrait peut-être expliquer pourquoi le mouvement a jusqu'à présent réussi à contourner la dépendance asymétrique observée dans la couverture médiatique des manifestations liées à des mouvements sociaux. L'insistance des médias traditionnels à s'attarder sur les délits des manifestants conduit généralement à une atténuation du message. Dans le contexte nigérian, les manifestants anti-SARS semblent avoir tiré les leçons des pièges de la couverture par les réseaux sociaux des manifestations du mouvement #OccupyNigeria de 2012 qui, malheureusement, a amplifié le comportement déviant des manifestants au détriment de leur message.
Néanmoins, le mouvement #EndSARS doit évoluer vers la troisième étape de son développement – la bureaucratisation – ou il est voué à disparaître.
Le dilemme d'un mouvement
Les jeunes Nigérians à l'origine de ce mouvement semblent avoir validé l'ouvrage de Rebecca Mackinnon intitulé Consent of the Networked [fr] (Le Consentement des connectés) comme un appel à l'action – selon lequel les internautes devraient dépasser le stade de simples spectateurs technologiques et s'approprier leur avenir numérique en tant qu'acteurs dynamiques.
Alors qu'il fait pression pour obtenir des réformes de la police au Nigeria, le mouvement #EndSARS a une position morale élevée en raison de son aversion pour la violence. Cependant, cet avantage ne sert à rien si le mouvement ne collabore pas avec le pouvoir.
Le paysage politique nigérian est jonché de nombreuses promesses non tenues par les gouvernements, passés et présents. Cette indifférence est exacerbée par les nombreuses déclarations du gouvernement sur la réforme de la SARS, d'août 2015 à aujourd'hui, qui n'ont jamais vu le jour. Néanmoins, il faut reconsidérer les tactiques, négocier avec les autorités avec des revendications à court et long terme et des objectifs mesurables. Sinon, cet échec de la stratégie risque de tout anéantir, et ce sera désastreux.
Le déchaînement de soi-disant voyous commandités par les institutions à Benin City et le déploiement de l'armée à Abuja comme excuse pour réprimer l'action de masse indiquent que ce gouvernement ne reculera devant rien pour réprimer cette action de protestation.
Le fait est, cependant, qu'après la phase de coalescence, les mouvements sociaux ne peuvent soutenir l'élan des manifestations que pendant un temps limité. Tôt ou tard, la fatigue s'installe et l'action de masse s'éteint. Les revendications disjointes des individu(s) et des groupes du mouvement #EndSARS sont floues et non durables à long terme. La solution est une direction collégiale qui émerge du consentement participatif des différents collectifs du mouvement #EndSARS.
Ce n'est pas aussi chaotique que cela peut paraître. Les internautes sur Twitter ont déjà collectivement rejeté certaines propositions dérangeantes émanant de certains individus ces derniers jours. Il est impératif d'aller de l'avant car la réforme de la police est une course d'endurance et non une course de vitesse. Le mouvement traverse actuellement un moment précaire, avec deux alternatives : soit consolider les acquis des dernières semaines, soit être étouffé dans l'œuf. Ou pire encore, il risque de voir les acquis de ces dernières semaines détournés par des fauteurs de troubles, comme ce fut le cas lors du soulèvement égyptien de 2011 ou, plus récemment, du mouvement des Gilets jaunes en France.
Un gouvernement élusif et peu sincère
Malheureusement, le gouvernement nigérian n'a montré aucune détermination à réformer la police. Au contraire, il se complaît dans l'illusion d'exprimer des platitudes verbales aussi inefficaces que malhonnêtes.
Le gouvernement fédéral a ordonné aux gouvernements des États fédéraux d’instituer des commissions d'enquête publiques afin d'enquêter sur les affaires de brutalité policière. En effet, selon la constitution nigériane, seuls les gouvernements des États fédérés peuvent mettre en place de telles enquêtes. Cependant, le gouvernement fédéral n'était pas tout à fait sincère car, sans une déclaration législative préalable, de telles commissions ne verront jamais le jour. En outre, les gouvernements des États n'ont aucun soutien juridique pour faire appliquer les recommandations d'une quelconque commission car, selon la liste législative exclusive de la Constitution de 1999, la police ne peut être dirigée que par le Président de la République. Cela explique pourquoi les recommandations de la commission d'enquête instituée par le gouvernement de l'État de Rivers sur la SARS n'ont jamais été mises en œuvre.
Le gouvernement fédéral est totalement dépassé face à la gestion cette crise. L'époque où les déclarations superficielles dépourvues de toute substance étaient suffisantes pour gagner du temps ou calmer le jeu est révolue. Le gouvernement n'a toujours pas mis en œuvre les recommandations du rapport de son propre groupe d'enquête – améliorer les conditions d'exercice de la police, veiller à ce que les agents agissent toujours conformément à la loi, protéger les droits des Nigérians et sanctionner les agents fautifs – un an après sa présentation. On se demande alors pourquoi il faudrait faire confiance au gouvernement pour mettre en œuvre les recommandations d'un quelconque rapport, alors que les conclusions de nombreuses commissions sont restées lettre morte par le passé. Pire encore, les autorités ont constamment déployé la force contre les manifestants, tuant, arrêtant, intimidant et détruisant leurs biens.
Malheureusement pour les autorités, les jeunes Nigérians ne se méprennent pas sur ces bouffonneries destinées à faire diversion, car ils exigent des actions concrètes et non des paroles fleuries. Ils demandent que tous les responsables de la SARS qui ont déjà agi en dehors du cadre de la loi soient poursuivis et emprisonnés. Le gouvernement nigérian ne comprend pas encore que la démocratie ne consiste pas seulement à gagner des élections mais qu'il s'agit surtout d'exercer une gouvernance responsable et transparente.
En fin de compte, seul le président du Nigeria dispose des pouvoirs constitutionnels pour réformer la police. La grande question demeure : le président Muhammadu Buhari va-t-il prendre clairement position et assumer ses responsabilités ? Jusqu'à présent, il semble qu'il ne comprenne pas les exigences ou qu'il ait décidé de ne rien faire – ou les deux.