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Au cœur de l’Europe, une langue turcique lutte pour ne pas disparaître

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Lituanie, Ethnicité et racisme, Histoire, Langues, Médias citoyens

Plaque accrochée sur la façade du bâtiment administratif destiné à la communauté karaïme de Trakai (Lituanie), figurant leur blason accompagné d’inscriptions en karaïm (au-dessus) et lituanien (en dessous). Photo de Filip Noubel, reproduite avec sa permission.

[Sauf mention contraire, tous les liens de ce billet renvoient vers des pages web en français]

On estime que près de 200 millions de personnes parlent une langue turcique [1], réparties sur un territoire allant de la Turquie, du Moyen-Orient et des Balkans jusqu’en Asie centrale, en Chine et en Sibérie.

Mais l’une de ces langues vit, étonnamment peut-être, au cœur de l’Europe. Le karaïm est en effet encore présent dans de petites communautés de Lituanie, de Pologne et d’Ukraine, bien qu’il ne soit plus guère parlé. Selon le site Ethnologue [2] [en] [lien payant, ndt], il compterait actuellement moins d’une centaine de locuteurs et locutrices dans le monde.

Historiquement, le karaïm est la langue vernaculaire des Karaïmes, un groupe ethnoreligieux pratiquant une variante du karaïsme [3], une foi proche mais néanmoins distincte des formes judaïques plus conventionnelles. L’origine des Karaïmes est sujette à controverse. Au début du siècle dernier, leur dirigeant religieux, Sheraya Szapszal [4], a avancé la théorie selon laquelle ils seraient d’origine turcique. Cela pourrait expliquer en partie pourquoi ce peuple a échappé au sort de leurs voisins juifs lorsque la Lituanie a été occupée par les Nazis.

Pour ne pas simplifier les choses, les personnes qui pratiquent le karaïsme ne sont pas toutes et tous d’origine karaïme ni ne parlent toutes et tous cette langue. Sociolinguistiquement, on peut dire que cette dernière s’apparente aux langues juives, comme le ladino [5], le judéo-tadjik [6] [en] et le yiddish [7], qui comprennent de nombreux termes hébraïques sans toutefois appartenir à la famille des langues sémites.

La Lituanie est la patrie de l’une des plus grandes communautés karaïmes, dont le nom signifie « ceux et celles qui lisent [8] » [ru]. On estime qu’environ trois cents Karaïmes s’y sont installé·es depuis le XIIIe siècle [9], principalement dans la vieille ville fortifiée de Trakai. Cette communauté est désormais comptée parmi les minorités nationales [10][en].

Afin de mieux comprendre le statut actuel de la langue karaïme et ses chances de survie, je me suis entretenu avec l’un des rares locuteurs natifs restants, Romuald Čaprockij, sinologue, linguiste et traducteur établi dans la capitale lituanienne de Vilnius.

Romuald Čaprockij (à droite) à Trakai, en Lituanie. Photo de Filip Noubel, reproduite avec sa permission.

Filip Noubel (FN) : Pouvez-vous expliciter les origines de la langue karaïme ?

Ромас Чапроцкис (РЧ): Караимский язык (къарай, карай тили; karaj tili) – относится к кыпчакско-половецкой подгруппе тюркских языков. Исторически караимский язык использовался носителями на Украине – в Луцке, в Галиче Львовской области и в Крыму,  в Литве (Вильнюс, Паневижис, Тракай) и в Польше. Генетически связывают караимов с той частью тюркоязычных хазар, которые исповедовали иудаизм караитского толка. 

Караимский язык имеет три диалекта: крымский, который полностью совпадает со средним (орта йолакъ) диалектом крымскотатарского языка, за исключением иудаизмов, тракайский (диалект литовских караимов) и галицко-луцкий (галичский).

Все диалекты караимского языка использовались в трёх регистрах: 1) разговорный язык; 2) литературный язык; 3) книжный язык — язык переводов Библии [11]. Библия переводилась на караимский язык до 19 в., а печатный перевод Танаха [12] появился впервые в 1841 г. в Гезлёве (Евпатория [13]). На всех диалектах караимского языка имеется обширная литература, включая периодические издания. Караимский язык ранее пользовался еврейским алфавитом [14], затем — латинским. В последние столетия (в русскоязычных изданиях) использовался русский алфавит.

Караимский язык содержит значительное количество слов, характерных только для древних тюркских языков. Поэтому, для обогащения словарного запаса турецкого языка в 1924 г. по инициативе президента Турции Мустафы Кемаля Ататюрка специально созданная комиссия, Türk Dil Kurumu, прибыла в Тракай, а результатом работы данной комиссии было введение 330 караимских слов в турецкий академический словарь.

Первые знания о караимском языке появились в Европе в XVII веке. Уже на рубеже XVI-XVII веков немецкий востоковед пастор Буксторф впервые сообщил, что крымские караимы читали Ветхий Завет на тюркском языке.

Romuald Pibrock (RČ) : Le karaïm, appelé karaj tili dans cette langue, ou encore къарай ou карай тили, est une langue turcique faisant partie de la sous-branche kipchak. Historiquement, elle était parlée dans la région ukrainienne de Lviv (à Lutsk et à Galich), dans la péninsule de Crimée, en Pologne et en Lituanie (dans les villes de Trakai, Panevėžys et Vilnius). Génétiquement, le peuple karaïme est lié aux Khazars, qui parlaient une langue turcique et pratiquaient le judaïsme karaïte.
On distingue trois dialectes karaïmes : celui de Trakai (parlé par les Karaïmes de Lituanie), le dialecte galicien, et le criméen. Ce dernier est semblable au dialecte central parlé par les Tatars de Crimée, à l’exception du vocabulaire judaïque.
Tous ces dialectes ont un triple usage : à la fois langue de communication, langue littéraire et langue religieuse (dans la Bible traduite). Les traductions de la Tanakh [15] et de la Bible hébraïque ont été réalisées à Yevpatoria [16] (Crimée) en 1847, alors que la Bible était déjà traduite [11] [ru] depuis la fin du siècle précédent. De nombreux ouvrages, dont des magazines, ont été imprimés dans chaque dialecte. Le karaïm s’écrivait auparavant avec l’alphabet hébreu [17], puis latin. Mais au siècle dernier, le cyrillique a aussi été employé dans des ouvrages imprimés en Russie.
La langue karaïme a intégré un nombre important de mots caractéristiques des anciennes langues turciques. Quand le président turc Mustafa Kemal Atatürk a mis en place, en 1924, la Türk Dil Kurumu (institut de la langue turque), une association chargée d’enrichir le lexique de la nouvelle langue turque, ses linguistes ont visité Trakai et ont donc incorporé trois cent trente mots karaïms au dictionnaire académique de la langue turque.
Le karaïm est mentionné en Europe pour la première fois au XVIIe siècle. Le pasteur allemand et orientaliste Johannes Buxtorf [18] a été le premier, fin XVIe début XVIIe, à remarquer que les Karaïmes de Crimée lisaient l’Ancien Testament dans une langue turcique.

Cette vidéo russe sur l’héritage culturel des Karaïmes de Crimée en détaille plusieurs éléments, telles les tenues, l’architecture et la nourriture :

FN : De nos jours, quelle est la situation du karaïm en Lituanie ? Quels efforts sont faits pour le préserver ?

РЧ: С 2002 года традиционно в июне или в июле проводится летняя школа караимского языка и культуры в Тракай. На школу собираются караимы не только из Литвы, но и представители из других стран Европы, главным образом из Польши, Украины, России. Караимскому языку уделяется очень мало внимания и времени. Отсутствие надлежащих пособий, методов преподавания и другие причины, полнейшая немотивированность – не дали ощутимых результатов по развитию и сохранению караимского языка. На сегодняшний день живым считается тракайский диалект на котором и ведутся занятия по языку во время летней школы. Примечательно и то, что с конца 80-х и начала 90-х годов попытки организовывать воскресные школы или же индивидуальные занятия с носителем языка не увенчались успехом. В настоящее время отмечено немногим более 20 носителей родного языка в разной мере или по уровню владения в Литве. Язык не сохраняется, и  никакие меры ни кем не принимаются. Язык не исследуется, а состояние дел с К.Я. Вообще не обсуждается общиной. Одной из последних работ по караимскому языку является учебник караимского языка “Mien karajče ürianiam”, изданный в 1996 году и составленный покойным председателем литовской караимской общины Миколасом Фирковичюсом. Недавно также перевели Маленького Принца Антуана де Сент-Экзюпери на караимский язык. [19]

Конечно на караимском языке всё ещё ведутся богослужения в Кенасах в Тракай либо в Вильнюсе где читаются молитвы. Но понимающих суть слов увы можно сосчитать на пальцах, так как молитвенный язык имеет его литургическое содержание, а не разговорную речь.

RČ : Chaque été depuis 2002, en juin-juillet, des stages de langue et culture karaïmes sont donnés à Trakai. Ils sont suivis par des Karaïmes qui viennent de Lituanie, Pologne, Ukraine, Russie ou encore d’autres pays européens. Mais peu d’heures sont consacrées à la langue. Le manque de motivation et de matériel pédagogique a des conséquences évidentes sur la préservation et le développement du karaïm. Le seul dialecte encore vivant actuellement est celui parlé à Trakai, enseigné pendant le stage estival. Il est intéressant de constater que les tentatives visant à mettre en place des cours individuels ou dominicaux en compagnie de locutrices et locuteurs natif·ves, dont les premières remontent à la fin des années quatre-vingts / début des années quatre-vingt-dix, ont échoué. Il ne reste aujourd’hui qu’une vingtaine de locutrices et locuteurs natif·ves en Lituanie. La langue n’est pas défendue et aucune mesure n’est prise [pour la préserver]. Elle ne fait pas l’objet d’études et sa situation est passée sous silence au sein de la communauté. L’un des derniers travaux sur le karaïm est un manuel de langue intitulé Mien karajče ürianiam, publié en 1996 par Mikolas Firkovičius, qui était de son vivant le chef spirituel de la communauté karaïme lituanienne. Plus récemment, le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry a aussi été traduit en karaïm [19] [kaa].

Cette langue est bien sûr toujours entonnée lors des litanies dans les Kenasas [lieux de prières karaïtes] de Trakai ou de Vilnius. Mais le nombre de personnes comprenant réellement ces mots se compte sur les doigts d’une main, puisque le vocabulaire de ces prières est surtout liturgique et n’a que peu à voir avec la langue parlée.

Il y a néanmoins eu un regain d’intérêt pour cette langue parmi certain·es artistes et chercheur·es d’Europe centrale et de l’Est. La chanteuse et compositrice polonaise Karolina Cicha, dont les œuvres rendent hommage aux minorités ethniques de son pays, a sorti cette année un album en ligne [20] [pl] de chansons traditionnelles en karaïm. En voici une, entonnée lors de banquets :

FN : Pourriez-vous raconter votre parcours, vous qui êtes l’un des derniers locuteurs natifs du karaïm ?

РЧ: Родился я в Паневежисе в караимской семье. С малых лет слышал родную речь не только дома, но и во время посещений караимами из местной общины нашей семьи, или приезжающих из др. городов Литвы родственников или земляков. Так как все они были старше меня или пожилого возраста, то все владели родным языком. По свидетельству и рассказу моей же матери, когда меня отдали в детский сад, то воспитатель спросила у моей мамы – а ребёнок он у вас не литовец? он разговаривал на непонятном нам языке. Ответ матери был – да он не литовец, он – караим.
До конца 90-х лично ещё мог разговаривать на родном со старшими родственниками и соплеменниками. Сейчас почти такой возможности почти не имею. Факт личного интереса тюркскими языками и вместе с тем родным – не даёт в сознании предать забвению тувгъан тиль (родной язык).  в настоящее время начиная с лета 2020 г. по инициативе активистов веду он-лайн уроки Тракайского диалекта на английском языке.

RČ : Je suis né dans une famille karaïme à Panevėžys, en Lituanie. Dès mon plus jeune âge, j’ai entendu cette langue non seulement dans ma famille, mais aussi lorsque des membres de la communauté locale karaïme ou d’autres villes lituaniennes nous rendaient visite. Toutes et tous étaient mes aîné·es, parfois même d’un certain âge, et employaient donc leur langue maternelle. Ma mère m’a raconté que, quand j’avais été envoyé à l’école maternelle, l’instituteur·trice lui avait demandé si j’étais lituanien, car je parlais une langue qu’à l’école on ne pouvait comprendre. Elle lui avait alors répondu qu’effectivement, je n’étais pas lituanien, mais karaïme.

Jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, je pouvais parler karaïm avec les membres plus âgés de ma famille et de la communauté. Mais je n’en ai désormais quasiment plus l’occasion. Toutefois, comme je m’intéresse personnellement aux langues turciques et au karaïm, je ne peux renier le тувгъан тиль [tuvgan til’], ma langue maternelle. Cet été, j’ai commencé à enseigner en anglais le dialecte de Trakai sur internet, grâce à un projet élaboré par des activistes.

FN : Où peut-on trouver des ressources en ligne sur le karaïm ?

РЧ: На данный момент никаких цифровых платформ по караимскому языку как таковых не существует кроме как на странице [21] общины польских караимов и на странице караимско-русского словаря [22].

RČ : Il n’y a pour le moment aucune plateforme d’apprentissage, exception faite du site de la communauté karaïme polonaise [21] [pl] et de deux pages [23] [ru] d’un dictionnaire karaïm-russe [22].