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« Ne reviens pas, ou tu disparaîtras » : la supplique d'une mère ouïghoure à sa fille en exil

Catégories: Asie de l'Est, Autriche, Chine, Cyber-activisme, Droits humains, Ethnicité et racisme, Femmes et genre, Liberté d'expression, Manifestations, Médias citoyens, Réfugiés

Capture d'écran d'une interview de Mehbube Abla par une chaîne de télévision autrichienne, postée sur YouTube. [1]

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

L'auteur·e conserve l'anonymat par mesure de sécurité.

Global Voices a interviewé Mehbube Abla, une Ouïghoure âgée de 38 ans originaire de Ghulja, une ville située dans l'ouest du Xinjiang. En 2004, cette dernière a quitté la Chine pour étudier à l'étranger et n'y est jamais revenue. Tous les membres de sa famille restés au Xinjiang ont été emprisonnés.

Plus de 11 millions de Ouïghour·e·s [2] [fr], peuple turcophone à majorité musulmane, vivent dans la province du Xinjiang [3] [fr], dans l'ouest de la Chine. Généralement dépeints comme des « séparatistes de la mère-patrie [4] » ou simplement comme des « terroristes [5] » par les médias majoritaires chinois, ce groupe est la cible de persécutions systématiques depuis l'arrivée de Xi Jinping à la présidence du pays en 2012.

Selon l'ONG Human Rights Watch, les Ouïghour·e·s ont été privés de leurs droits fondamentaux [6], notamment leur liberté de culte, de circulation et le droit de pratiquer leur langue maternelle. Selon de nombreux témoignages et sources, plus d’un million de Ouïghour·e·s [6] — ainsi que d'autres minorités musulmanes — sont détenu·e·s dans des camps d'internement. Certain·e·s détenu·e·s sont également envoyé·e·s dans le vaste système carcéral du Xinjiang [7].

Étant donné le manque de transparence autour de ces camps d'internement, décrits par la Chine comme des « centres de formation professionnelle [8] », il est difficile de déterminer le nombre exact de personnes détenues. Mais l'on estime que plusieurs centaines [9] sont mortes en détention. Davantage d'informations sont disponibles sur la base de données des victimes au Xinjiang [10] (Xinjiang Victims Database).

Mehbube Abla est présente sur les réseaux sociaux [11], où elle milite pour les droits humains des Ouïghour·e·s. Cette interview a été réalisée par téléphone en langue ouïghoure. Ce qui suit est une version abrégée de l'entretien.

Global Voices (GV) : Quand avez-vous quitté la Chine ?

Mehbube Abla (MA): In 2004, I left Xinjiang to study in Germany, and a year later I moved to Austria, where I have been living ever since. Back then, before getting on the airplane, I looked around me, and told myself this was the last time I was seeing my homeland. I knew that I was never going to return. As soon as I had settled in Europe, I started to join meetings and protests for the Uyghur cause. My two younger sisters also live abroad.

Mehbube Abla (MA) : En 2004, j'ai quitté le Xinjiang pour aller étudier en Allemagne, puis un an plus tard j'ai rejoint l'Autriche où je vis depuis. À ce moment-là, avant de monter dans l'avion, j'ai regardé autour de moi, et me suis dit que c'était la dernière fois que je voyais mon pays. Je savais que je ne reviendrais jamais. Dès que je me suis installée en Europe, j'ai commencé à assister à des réunions et des manifestations pour la cause ouïghoure. Mes deux petites sœurs vivent également à l'étranger.

Les parents de Mehbube Abla. Photo utilisée avec sa permission.

GV : Vos parents vous ont-ils demandé de mettre fin à votre activisme à cause du harcèlement policier qu'ils subissaient au pays ?

MA: It is my parents and my younger brother back home who have really paid a price for me using my freedom to condemn China. Since I became an activist, members of the Chinese police force have gone to parents’ home, and taken my father and brother in for questioning a number of times. But my family never accused me of giving them trouble. The only thing my mother kept saying was “Don't ever come back! If you do that, you will disappear for sure!”. So in all these years I've never gone back.

But it was no problem for us to talk over the phone, until April 2017. That's when my brother, Adiljan Ablajan, who was in his early thirties, was taken to a so-called re-education camp. In September 2017, my mother Peyzohre Omerjan, was taken. And in October the same year, they took my father Ablajan Hebibulla. 

MA : Ce sont mes parents et mon petit frère restés au pays qui ont réellement payé le prix des positions que j'ai prises envers la Chine grâce à la liberté nouvelle dont je jouissais. Depuis que je suis activiste, des membres des forces de police chinoises se sont rendues chez mes parents et ont détenu mon père et mon frère à plusieurs reprises pour les soumettre à des interrogatoires. Mais ma famille ne m'a jamais accusée de leur causer des problèmes. La seule chose que ma mère ne cessait de répéter était « Ne reviens jamais ! Sinon, tu disparaîtras, c'est certain ! ». C'est pour cela que depuis toutes ces années, je n'y suis jamais retournée.

Mais nous n'avions aucune difficulté pour nous parler par téléphone, jusqu'en avril 2017. C'est là que mon frère, Adiljan Ablajan, qui avait tout juste la trentaine, a été emmené en soi-disant camp de rééducation. En septembre 2017, ma mère Peyzohre Omerjan, a elle aussi été arrêtée. Et en octobre de la même année, ils ont pris mon père Ablajan Hebibulla.

GV : Qu'est-il arrivé à votre famille depuis leur arrestation en 2017 ?

MA: My mother and brother were held in the same camp at first, close to our home. I don't know anything about the location where my father was held. In June 2018, my mother and brother were sentenced to 20 years in prison, but in October 2018 I learned that they were both taken back to the camp because the verdict was deemed faulty. In November 2019, I got the information that my mother had again been sentenced, this time to 19 years in prison, while my brother got a five year sentence. My brother was married and had a one-year-old daughter when he was detained back in 2017. I heard that his wife was sent to a camp as well, and I have no idea what happened to their daughter. At the same time I also learned that my father was sentenced to eight years in prison. From what I heard, my mother is being held in a women's prison in Ghulja, in the west of Xinjiang. I don't know where my father and brother are held. But there has been news about Uyghur prisoners from Ghulja being moved to other parts of China.

MA : Ma mère et mon frère ont dans un premier temps été détenus dans le même camp, proche de chez nous. Je n'ai aucune idée de l'endroit où mon père avait été emmené. En juin 2018, ma mère et mon frère ont été condamnés à 20 ans de prison, mais en octobre 2018 j'ai appris qu'ils avaient été ramenés au camp lorsque le verdict a été invalidé. En novembre 2019, j'ai su que ma mère avait à nouveau été condamnée, cette fois-ci à 19 ans de prison, et que mon frère avait écopé de cinq ans. Mon frère était marié et père d'une petite fille d'un an lors de son arrestation en 2017. J'ai entendu dire que sa femme avait été envoyée en camp elle aussi, et je n'ai aucune idée de ce qui est arrivé à leur fille. Au même moment, j'ai aussi appris que mon père avait été condamné à huit ans de prison. D'après ce que l'on m'a dit, ma mère serait retenue à la prison pour femmes de Ghulja, dans l'ouest du Xinjiang. J'ignore où sont détenus mon père et mon frère. Mais il y a eu des exemples de prisonniers ouïghours de Ghulja transférés vers d'autres régions de Chine.

Mehbube Abla tient une photo de ses parents. Photo utilisée avec sa permission.

GV : Avez-vous pu obtenir un motif officiel pour l'arrestation des membres de votre famille ?

MA No. I inquired at the Chinese embassy in Austria and was given the very general answer that my family “is doing fine, and those who broke the law are in prison”, and that's it. But my family are law-abiding citizens. My mother works as a tailor, she designs clothes. My father is a businessman who used to run his own shop selling imported goods. And my brother studied biomedical analysis, but was always very interested in cars and ended up starting his own car business. 

I believe that by sentencing my family, the Chinese authorities want to put pressure on me and my sisters, and break us down mentally. But I will not let them! I'm even more dedicated now!

MA : Non. J'ai été demander à l'ambassade de Chine en Autriche et l'on m'a répondu vaguement que ma famille « allait bien et que ceux qui ne respectent pas la loi étaient en prison », rien de plus. Mais les membres de ma famille sont d'honnêtes citoyens. Ma mère travaille en tant que tailleuse, elle conçoit des vêtements. Mon père est un homme d'affaires qui avait son propre magasin de biens importés. Quant à mon frère, il était formé en analyse biomédicale, mais avait toujours été intéressé par les voitures et avait fini par lancer sa propre affaire dans le secteur automobile.

J'estime qu'en condamnant ma famille, les autorités chinoises ont voulu exercer une pression sur mes sœurs et moi et nous détruire mentalement. Mais je ne les laisserai pas faire ! Mon engagement n'en est que plus grand à présent !

GV : Vous avez récemment reçu des nouvelles de votre mère, pouvez-vous nous en parler ?

MA: In September, my aunt suddenly called my sister in Norway, saying that she had visited my mother in prison, and that my mother sends her greetings to us. According to my aunt, my mother is doing fine, and is allowed visits twice a month.

I believe that the authorities forced my aunt to call us, as a way to calm me down, in the hope I would quit my activism. Any contact with relatives abroad is dangerous for Uyghurs these days, so there is no way my aunt called on her own initiative. When answering the phone she told my sister: “Don't ask me anything, just listen to what I have to say.” 

Until I can talk to my mother myself I don't believe anything I am told about her. This call from my aunt came just after a period when I had been very active on social media. The Chinese authorities want to show that: “Look, Uyghurs can actually contact their relatives abroad.” I believe my activism is pressuring them.

In Chinese prisons, relatives have to pay 300-400 Chinese renminbi (US$ 45 to 61) every month, to provide a prisoner with food and clothes. I know that my aunt is paying this sum for my mother, but what about my father and brother? It's just the close family, like siblings, parents and children, that are allowed to visit a prisoner. So who is caring for my brother? Both his parents are in prison too, and his siblings are now abroad.

MA : En septembre dernier, ma tante a soudainement appelé ma sœur qui vit en Norvège pour lui dire qu'elle avait rendu visite à ma mère en prison, et que ma mère nous saluait. Selon ma tante, ma mère allait bien et avait droit à des visites deux fois par mois.

Je pense que les autorités ont forcé ma tante à nous appeler pour tenter de me calmer, dans l'espoir que je cesse mon activisme. Tout contact avec des membres de votre famille vivant à l'étranger est dangereux pour un·e Ouïghour·e par les temps qui courent, donc il est impossible que ma tante nous ait appelées de sa propre initiative. Lorsque ma sœur a décroché, elle lui a dit : « Ne me pose pas de question, écoute seulement ce que j'ai à dire. »

Tant que je ne pourrai pas parler à ma mère moi-même, je ne croirai rien de ce que l'on me dit à son propos. Cet appel de ma tante est arrivé juste après une période où j'ai été particulièrement active sur les réseaux sociaux. Les autorités chinoises veulent vous dire : « Regardez, les Ouïghour·e·s peuvent contacter les membres de leur famille à l'étranger ». Je crois que mon activisme les met sous pression.

Dans les prisons chinoises, les familles doivent payer 300 à 400 renminbi (de 45 à 61 dollars américains) par mois pour fournir de la nourriture et des vêtements au prisonnier. Je sais que ma tante paie cette somme pour ma mère, mais qu'en est-il de mon père et de mon frère ? Seule la famille proche, frères et sœurs, parents ou enfants, est autorisée à rendre visite à un prisonnier. Qui s'occupe de mon frère ? Ses deux parents sont en prison eux-mêmes, et ses sœurs sont à l'étranger.

GV : Comment faites-vous pour gérer une situation aussi stressante ?

MA: Of course, when I got the news of what happened to my family I was devastated. I cried for months. I would have been less sad if they had just died. The thought of what they are enduring in the Chinese prison is so painful, it is such a heavy burden. But I can't just stay home and cry. I have to be strong – I have two children to raise. And I have beautiful dreams about taking care of my parents. The more active I am and the more things I do, the more positive I get. This is something I learnt from my dear mother. I will keep fighting for my family.

MA : Évidemment, lorsque j'ai appris ce qui était arrivé à ma famille, j'étais dévastée. J'ai pleuré des mois durant. J'aurais été moins triste s'ils étaient morts. Imaginer ce qu'ils endurent dans les prisons chinoises est si douloureux, c'est un fardeau très lourd à porter. Mais je ne peux pas rester chez moi à pleurer. Je dois être forte — j'ai deux enfants à élever. Et j'entretiens le doux rêve de pouvoir un jour m'occuper de mes parents. Plus je reste active et m'occupe, plus je positive. C'est quelque chose que j'ai appris de ma chère mère. Je vais continuer à me battre pour ma famille.

Pour plus de témoignages sur la persécution des minorités dans la région du Xinjiang en Chine, retrouvez notre dossier spécial [fr]. [12]