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Covid-19 : les fossoyeurs brésiliens face à des préjugés toujours plus ancrés

Catégories: Amérique latine, Brésil, Médias citoyens, Santé, COVID-19
Deux fossoyeurs en uniforme bleu creusent une tombe. Tous deux portent un masque de protection faciale et une casquette.

Le cimetière Vila Formosa est le plus important de São Paulo | Image : Léu Britto/Agência Mural

Ce texte signé Lucas Veloso est publié grâce à un partenariat entre Global Voices et Agência Mural.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en portugais.

Des tombes ouvertes, des cercueils, les pleurs des proches… Autant d'éléments qui font le quotidien de James Alan Gomes, un habitant du quartier Cidade Tiradentes [1], à l'est de São Paulo au Brésil. Il fait partie des 400 fossoyeurs qui travaillent dans les cimetières de la ville.

James travaille en tant que fossoyeur à São Paulo depuis plus de cinq ans, une profession souvent victime de préjugés. « Certaines personnes respectent notre métier car elles voient à quel point il est utile, mais il existe des gens qui évitent tout contact avec nous, pensant que nous sommes infectés », raconte James, commentant l'augmentation des enterrements dus au Covid-19 [2].

Dans la plus grande ville du Brésil, la pandémie de Covid-19 a déjà fait 9 883 victimes [3] [pdf] au 2 août 2020. En comptabilisant les 5 783 décès dont les causes sont encore à déterminer, le total des décès causés par le Covid-19 atteindrait plus de 15 666. Le Brésil est aujourd'hui le deuxième [4] pays au monde en termes de décès dus à la pandémie, avec 94 702 morts, derrière les États-Unis.

Ces chiffres impactent directement le quotidien de ceux qui travaillent dans le domaine funéraire, comme les fossoyeurs. Dans le quartier Vila Nova Cachoeirinha [5] au nord de São Paulo, Geraldo* raconte que même s'il a toujours souffert de préjugés parce qu'il travaille dans des cimetières, cela a empiré avec la pandémie. « J'ai toujours eu des remarques et tout, mais maintenant c'est encore plus [fréquent] », dit-il.

En plus des idées préconçues, la charge de travail est un défi supplémentaire. « Le planning est compliqué à cause de l'augmentation des enterrements, ça devient un peu fatiguant pour nous », raconte Gomes. « On a toujours eu un planning chargé, mais avec le Covid-19, c'est de pire en pire. »

Un employé du cimetière de Vila Formosa à Sao Paolo creuse une tombe. D'autres sont fraîchement ouvertes.

Le travail au cimetière de Vila Formosa est plus intense depuis le début de la pandémie | Image: Léu Britto/Agência Mural

Gomes travaille dans le plus grand cimetière [6] d'Amérique latine, Vila Formosa [7]. En raison de l'augmentation des besoins, 8 000 nouvelles tombes ont été installées entre le 19 avril et le mois de juin (le conseil municipal en a également construit 5 000 dans d'autres cimetières).

Selon le conseil municipal de São Paulo, dans le cimetière du quartier Vila Nova Cachoeirinha, environ 2 000 fosses ont été creusées, ainsi qu'environ 3 000 à São Luís, dans le sud. De plus, la capacité quotidienne des enterrements a été augmentée pour atteindre 400 par jour, alors qu'historiquement, la moyenne était de 240 en été et 300 en hiver.

Gomes ressent aussi le chagrin des familles qui ont perdu un être cher, dont beaucoup déplorent le manque de soins apportés aux proches atteints de Covid-19. « Je suis souvent témoin de [familles] qui disent que leur parent est mort parce qu'il n'a pas pris la pandémie au sérieux », dit-il.

Son souvenir le plus triste, c'est le jour où un père qui était venu enterrer sa fille de 9 mois est revenu deux semaines plus tard enterrer sa femme — toutes les deux décédées du Covid-19.

En plus de tout ça, les risques liés à son travail lui causent aussi beaucoup d'anxiété. « Peu importe comment nous utilisons nos EPI (équipement de protection individuel), il suffit d'un manquement pour être infecté », dit-il. 

Ronaldo Cavalcante, 43 ans, raconte que sa tante, travailleuse indépendante et habitante du quartier Jardim Real à Grajaú dans le sud de São Paulo, est parmi les milliers de victimes brésiliennes du nouveau coronavirus. À 81 ans, elle est décédée 11 jours après les premiers symptômes de la maladie.

Le diagnostic a été lent à arriver, selon son neveu. « Elle était déjà âgée et avait des problèmes de santé. Elle était malade, elle est allée à l'hôpital. Ils n'ont rien remarqué de nouveau, donc elle est rentrée chez elle. C'est après cela que son état a empiré, elle est donc allée dans un autre hôpital où ils ont décelé l'infection », se souvient-il.

Le deuil est encore plus pénible à cause des mesures de protection pendant les enterrements. « La personne infectée ne peut pas recevoir de visites […], c'est très difficile pour la famille », dit Ronaldo.

Des employés des pompes funèbres mettent un cercueil en terre, portant un équipement de protection inviduel qui leur couvre le corps tout entier.

Porter un cercueil est l'une des étapes les plus délicates du processus, selon les pompes funèbres | Image : Léu Britto/Agência Mural

À São Paulo, les services de pompes funèbres ont mis en place une série de mesures préventives. L'accès aux chambres funéraires est limité à 10 personnes, et le temps de présence ne soit pas dépasser une heure pour éviter les rassemblements.

Depuis le 30 mars 2020, les corps des victimes du Covid-19 et les cas suspectés d'infection sont enveloppés dans un sac plastique étanche, dès l'hôpital, afin d'assurer une sécurité maximale aux employés des pompes funèbres, chauffeurs et autres employés susceptibles d'être au contact des corps.

Attristé par la mort de sa tante, Cavalcante observe l'incrédulité des gens face à la sévérité de la maladie. « C'est très sérieux. Maintenant, toute la famille doit se faire tester pour savoir si quelqu'un d'autre a été infecté. »

Du côté des travailleurs, l'épidémie a forcé les autorités à embaucher de nouveaux employés. Au cours de la première semaine d'avril, 220 employés sous-traitants ont commencé à travailler dans les cimetières.

En revanche, selon la SINDESP (le syndicat des services municipaux de São Paulo), la ville a sous-estimé le besoin en croque-morts. Ils étaient environ 200 alors qu'il en aurait fallu 350. Avec la pandémie, ce chiffre a été dépassé en embauchant des travailleurs sous-traitants.

Un bouquet de fleur agrémenté de rubans bleus et du fanion "Repose en paix" sur une tombe fraichement creusée.

Hommage à un proche à Jardim São Luís (Léu Britto/Agência Mural)

À São Paulo, les futurs employés des pompes funèbres doivent passer l'examen du secteur public, être choisis parmi de nombreux candidats, et avoir au minimum terminé leurs études secondaires. Le salaire pour un débutant varie de 775 BRL à 1 100 BRL (de 153 à 217 dollars US environ), et peut atteindre 1 500 BRL pour des journées de huit heures (l'équivalent de 296 dollars). Les fossoyeurs interviewés par l’Agência Mural racontent qu'ils font parfois plus d'heures à cause du nombre de victimes.

Le directeur du syndicat, Manoel Noberto Pereira, raconte qu'en ces temps de pandémie, le seul souhait des travailleurs est de survivre au virus. Les équipements de sécurité comme les tabliers, les gants et les masques sont essentiels. « Notre principale inquiétude est de pouvoir en fournir suffisamment », déclare-t-il.

Pour lui, c'est la situation dans les autres pays d'Amérique latine qui a poussé São Paulo à traiter la pandémie comme une urgence. En Équateur [8] au mois d'avril, des scènes montrant des victimes du Covid-19 délaissées dans la rue ont fait le tour du monde. Guayaquil, la ville d'Équateur la plus touchée, a reçu des cercueils en carton pour répondre à la demande causée par la pandémie.

Pereira raconte comment le syndicat s'est mobilisé pour que le gouvernement fournisse les équipements nécessaires pour assurer le travail, malgré la stigmatisation. « Les préjugés sur le métier sont vieux, mais ils sont renforcés par l'obscurantisme et le manque d'information du grand public sur ce métier », précise-t-il.

*Le nom a été modifié à la demande de la personne interviewée.