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Entre terreur policière et diffamation, les Cubains luttent pour la liberté d'expression

Catégories: Cuba, Arts et Culture, Censure, Liberté d'expression, Médias citoyens, The Bridge
Un nombre important de jeunes rassemblés devant un homme qui fait un discours. Un photographe et un média sont aussi présents.

Manifestation devant le ministère de la Culture de Cuba. Photo extraite du compte Facebook de Reynier Leyva Novo [1], utilisée avec son autorisation.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages web en espagnol.

Le 27 novembre dernier, un groupe de jeunes Cubains a manifesté devant le ministère cubain de la Culture, pour réclamer le droit à la liberté d’expression et par solidarité avec le Mouvement San Isidro (MSI), un groupe à prédominance noire qui intègre de manière multidisciplinaire divers artistes et citoyens dans le but de protéger les droits culturels sur l’île.

La manifestation a commencé avec un peu moins d’une douzaine de personnes qui sont arrivées au ministère dans la matinée, à qui se sont jointes spontanément plus de 200 autres [2].

La veille, la Sûreté de l’État cubain avait violemment expulsé [3] un peu plus d’une douzaine de personnes de la maison située au 955 de la rue Damas, qui sert de siège au MSI dans le quartier de Saint Isidore à La Havane, duquel le mouvement tient son nom. Les quinze citoyens qui s’y trouvaient étaient restés cloitrés durant plus d’une semaine pour exiger la libération du rappeur Denis Solís, arrêté le 10 novembre et condamné à huit mois de prison pour un prétendu délit d’outrage, après avoir expulsé de son domicile un policier qui était entré chez lui sans mandat.

Le groupe constituait la métaphore d’un pays dans sa diversité religieuse, raciale, d’âge et de classe. Parmi eux, se trouvait un musulman, un bouddhiste, un journaliste indépendant, un catholique, un jeune adolescent homosexuel tentant d’échapper au service militaire obligatoire à Cuba, un chrétien, un rappeur clandestin et deux anciennes professeures d’université. Certains, comme le plasticien Luis Manuel Otero, la conservatrice Anamely Ramos ou le rappeur Maykel Castillo ont trouvé dans la grève de la faim l’unique refuge pour protester. D’autres, comme l’écrivain Carlos Manuel Álvarez, s’étaient rendus jusque là-bas pour relater cet évènement extraordinaire [4].

Tous ont été assiégés par les forces répressives cubaines, ne pouvaient quitter la maison sans se faire arrêter, et ont été violemment attaqués par un délinquant qui défonçait leur porte [5] à coups de marteau, sans que la police – à quelques pas d’eux – n’intervienne. Leurs réserves de nourriture avaient été partiellement confisquées [6] depuis le 17 novembre quand ils avaient décidé de s’enfermer ensemble pour lire des poèmes afin de dénoncer l’emprisonnement du jeune Denis Solís.

Homme en torse nu, allongé et endormi ave les mains posées sur le torse.

Luis Manuel Otero Alcántara en grève de la faim. Photo extraite du compte Facebook de Katherine Bisquet [7], utilisée avec son autorisation.

Ceci a été considéré comme un acte intolérable d’arrogance par la police politique cubaine qui a transformé la situation en une crise nationale, incluant le harcèlement policier, les détentions expresses, la répression des manifestations dans l’espace public et, pour finir, un violent assaut visant la maison de Damas 955 pour désamorcer le mouvement de protestation. La crise a également entrainé un élan de solidarité et, grâce aux téléphones portables et aux prémices de l’internet [8], les Cubains ont pu assister en temps réel au récit de la terreur mise en place par l’État pour dissuader les grévistes de la faim enfermés à Saint Isidore.

La manifestation au ministère de la Culture le 27 novembre a été le fruit de la réflexion de plusieurs artistes du syndicat face à ce récit. La terreur installée dans la ville a motivé beaucoup plus de personnes à sortir dans les rues et à rejoindre les premiers participants de la manifestation. Au cours de la matinée, ils ne dépassaient pas les 15 personnes, l’après-midi ils étaient 150 et le soir ils étaient près de 300. Ensemble sur le terrain, ils ont décidé de transformer la terreur en une demande de dialogue ferme [9], en exigeant aux fonctionnaires du ministère une explication des évènements survenus, la libération de Denis Solís, un éclaircissement sur le lieu où était détenu Luis Manuel Otero Alcantara et enfin la tant convoitée liberté d’expression.

Dés le début, les autorités ont refusé de les recevoir, mais les manifestants ne sont pas partis. Plus tard, le ministère a accepté [10] de recevoir seulement 30 personnes en raison du “protocole de santé dû au coronavirus”, selon une déclaration officielle. Les manifestants ont réagi à cela en improvisant un esprit et une assemblée démocratiques, débouchant sur l'élection de 32 représentants aussi différents que possible.     

De jeunes journalistes indépendants, des artistes dissidents, des dramaturges centristes et des cinéastes mal à l'aise, ont entamé un dialogue [11] avec le vice-ministre de la Culture Fernando Rojas le même jour, pendant que les personnes restées à l'extérieur applaudissaient  pour rappeler à ces 32 représentants qu'ils n'étaient pas seuls. Pendant ce temps, une forte opération policière a été déployée autour de la manifestation pour la réprimer si nécessaire.  

Groupe de personnes de différents âges rassemblées devant la porte d'un grand bâtiment

Manifestation devant le ministère de la Culture. Photo extraite du compte Facebook de Reynier Leyva Novo [12], utilisée avec son autorisation.

Les trente-deux ont prononcé des mots tels que répression, dictature, liberté d'expression, arrestations arbitraires, art indépendant, ce qui n'a pas plu aux responsables. À l'issue de quatre longues heures, ils sont parvenus à conclure ensemble plusieurs accords [13]. Le ministère cubain de la Culture s'est engagé à s'intéresser de “toute urgence [14]“, au cas de Denis Solís González et à celui de Luis Manuel Otero Alcantara ; à garantir une trêve pour stopper le harcèlement et la répression policière contre les espaces et les organisations artistiques indépendantes telles que le Mouvement San Isidro ; à organiser “une feuille de route en plusieurs volets contenant des propositions sur des questions culturelles” ; à garantir la sécurité des manifestants, dont certains avaient été jusque-là aspergés de gaz au poivre par la police ; et à organiser une rencontre avec le ministre cubain de la Culture le 2 décembre pour poursuivre le dialogue. 

Les manifestants ont accepté le pacte et se sont dispersés pacifiquement. Le lendemain, Fernando Rojas, en personne, apparaissait dans une émission spéciale qui traitait de manière hostile le Mouvement San Isidro et accusait l'écrivain Carlos Manuel Alvarez d'être un agent de la CIA [15]. Le média d'État Granma [16] a quant à lui qualifié la manifestation de “mascarade”. Pendant ce temps, la Sûreté de l'État détenait Luis Manuel Otero Alcantara – contre sa volonté – dans un hôpital dont le lieu était tenu secret [17] et le gouvernement persiste dans son récit d'un complot américain [18].  

Le message était clair. L'artiste Tania Bruguera (qui faisait partie des 32) a déclaré [19] lors d'une conférence de presse le 28 novembre que, “en moins de 24 heures”, le gouvernement cubain avait violé plusieurs des accords fondamentaux établis lors du dialogue de la nuit précédente. 

On ne sait pas encore quelle sera la prochaine étape de la manifestation, ni quel sera l'impact de l'influence de Luis Manuel Otero sur les citoyens quand il sortira de l'hôpital. Toutefois, les forces spéciales de la police cubaine ont été déployées dans toute la ville de la Havane et maintiennent les artistes assiégés [20] à leur domicile, alors que la pression des réseaux sociaux [21] est constante. Le président cubain Miguel Díaz Canel a déclaré sur son compte Twitter [22] que “les partisans de Saint Isidore se sont trompés de pays”.