En passant devant la tribune où se trouve le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev avec son homologue turc et proche allié Recep Tayyip Erdoğan, les chars de l’armée arménienne défaite émettent un grondement.
Ce 10 décembre, la parade militaire qui défile dans la capitale de l’Azerbaïdjan célèbre la reconquête d’une majeure partie du Haut-Karabakh, région montagneuse autoproclamée indépendante depuis le cessez-le-feu de 1994 et jusqu'alors gouvernée par la minorité arménienne. Les chefs d’État précédents avaient tous eu l’intention de rétablir le contrôle de Bakou sur la région, sans succès jusqu’à cette dernière opération militaire lancée fin septembre.
Les précédents combats, comme ceux de 2016, ont souvent été décrits comme des « affrontements ». Pourtant, il s’agit bien d’une guerre totale qui a mené à la mort de centaines de civils. L’Azerbaïdjan a déjà repris le contrôle sur tous les territoires avoisinant le Haut-Karabakh, majoritairement peuplés par des Azerbaïdjanais avant le premier conflit. Bakou a aussi mis la main sur plusieurs zones à l’intérieur du Haut-Karabakh, y compris la ville hautement stratégique de Chouchi, perchée au sommet d’une colline et qui revêt une importance symbolique capitale pour la minorité azerbaïdjanaise. La République autoproclamée d’Artsakh est désormais un État croupion, relié à son mécène arménien par une unique route et surveillé par plus de 2000 casques bleus russes.
Leur arrivée a été permise par l’accord de cessez-le-feu du 9 novembre dernier, négocié par Moscou, qui a redessiné la carte du Caucase du Sud. Alors que l’Arménie entre dans une nouvelle période de turbulences politiques et a des difficultés à faire face à l’arrivée de milliers de réfugiés de la région sinistrée, il est intéressant de considérer ce que cette victoire signifie concrètement pour le vainqueur, une fois la tribune désertée et les foules enthousiastes retournées à leurs quotidiens.
Quelles conséquences l’issue de cette guerre peut-elle avoir sur les relations entre l’État et la société civile dans un régime autoritaire comme celui de l’Azerbaïdjan ? Et sur les relations du pays avec la Turquie et la Russie ? Et surtout, que réserve le futur aux centaines de milliers de déplacés internes azerbaïdjanais du Haut-Karabakh qui attendent ce moment depuis 1994 ?
Pour en savoir plus, j’ai interviewé Sergueï Roumyantsev et Sevil Houseynova, deux sociologues originaires d’Azerbaïdjan qui dirigent actuellement le Centre for Independent Social Research, un institut de recherche basé à Berlin. L’interview a été raccourcie par souci de concision.
Maxim Edwards (M.E.) : La popularité du président Ilham Aliyev atteint en ce moment un niveau record. Que cela signifie-t-il pour les libertés individuelles et politiques en Azerbaïdjan ?
Сергей Румянцев: Ильхам Алиев занимает президентский пост с 2003 года. Это длинный срок. Все позитивное что случилось за это время всегда записывалось на его счет. Реформы бюрократического аппарата, построенные новые школы и отремонтированные старые, мосты и дороги, и даже подземные переходы – все это происходило, по официальной версии, благодаря Ильхаму Алиеву. Нет никаких оснований думать, что после успешной для Азербайджана войны эта ситуация как-то радикально изменится. Победу в войне уже записали на все тот счет Ильхама Алиева. Да, конечно, и сам президент это подчеркивает, победила армия и азербайджанский солдат. Но во главе с умелым дипломатом и “победоносным” верховным главнокомандующим – главным творцом победы.
При всех раскладах, победа в войне многое меняет. Очевидно, что президент приобрел новый и очень внушительный политический и символический ресурс дополнительной легитимности. После удачной войны режим приобрел и большую устойчивость. По крайней мере на какой-то неопределенный срок. Весь политический спектр без исключения, включая самых ярых оппонентов и критиков президента поддержали войну. Тот опыт всеобщей общественной солидарности в дни войны о котором с такой гордостью говорили и представители власти и оппозиционеры не пройдет бесследно. Однажды “согрешив” и поддержав режим критикам власти будет труднее сохранить за собой роль без страха и упрека критиков авторитарной и коррумпированной власти. Суммируя, можно сказать, что политической свободы в стране не было до войны, и тем более нет причин думать, что свободы будет больше после ее удачного для режима завершения.
Sergueï Roumyantsev (S.R.) : Ilham Aliyev est président depuis 2003. Cela fait longtemps qu’il est au pouvoir. Tout ce qui est advenu de positif durant cette période lui est systématiquement attribué : des réformes de l’administration publique à la construction de nouvelles écoles et rénovation des anciennes, en passant par les ponts et les routes, et même les passages souterrains. La ligne officielle est que tout ça existe grâce à Ilham Aliyev. De fait, il n'y a aucune raison de supposer qu'après la campagne militaire réussie de l'Azerbaïdjan, cette situation change radicalement. Le mérite de cette victoire est également attribué à Ilham Aliyev. Oui, bien sûr, le président lui-même insiste sur le fait que ce sont l’armée et les soldats azerbaïdjanais qui en sont à l’origine mais la réalité c’est qu’elle est surtout le fait du leadership d’un diplomate habile et d’un commandant suprême « victorieux ».
De toutes les façons, gagner une guerre mène toujours à d’énormes changements. Il est évident que le président a acquis une nouvelle et très puissante source de légitimité supplémentaire. Le régime a gagné en stabilité, du moins à court terme. Tout le paysage politique sans exception était pour cette guerre, même les plus fervents critiques et opposants du président. Cette solidarité générale expérimentée durant la guerre, et dont les autorités et l’opposition parlaient avec tant de fierté, laissera forcément des traces. Après s’être « corrompus » en soutenant le président, il sera plus difficile pour les détracteurs du gouvernement de rendosser leur rôle sans affronter leur propre peur et les reproches des autres. En somme, nous pouvons dire qu’avant la guerre il n’y avait pas de liberté politique en Azerbaïdjan et qu’il n’y a pas de raison d’espérer qu’il y en ait davantage maintenant que le régime a remporté une victoire aussi éclatante.
Севиль Гусейнова: Я бы сказала, что наивысший пик популярности президент достиг во время боевых действий. И с каждым взятым селом или райцентром градус популярности повышался. После 10 ноября, на фоне празднования победы, сразу прозвучала и критика от наиболее националистически настроенных оппозиционеров и публичных деятелей. Обещания вернуть целиком весь Карабах пока не сбылись, хотя взятие Степанакерта, как принято считать, было лишь вопросом времени. Более того, на территории страны теперь находятся российские военные и это обстоятельство раздражает и вызывает опасение не только у профессиональных критиков режима, но и у многих обывателей. Думаю, что в случае ухудшения экономической и социальной обстановки голоса критиков, приглушенные на фоне победы, вновь зазвучат громче. Важно и то обстоятельство, что не был решен важнейший вопрос о статусе Нагорного Карабаха. Т.е. в целом, ситуация очень не стабильная и в любой момент может претерпеть значительные изменения. Но в целом, в краткосрочной перспективе, имидж президента укрепился, а это означает, что в области гражданских прав каких-то изменений в лучшую сторону ожидать не приходится.
Sevil Houseynova (S.H.): Je dirais que le président a atteint un pic de popularité pendant cette guerre. Chaque village ou territoire conquis aidait sa popularité à croître. Cependant, après le 10 novembre, lorsque la victoire a été acquise, ces partisans et ces personnalités publiques qui sont les plus nationalistes de l’opposition, ont commencé à exprimer des critiques. La promesse de reconquérir le Haut-Karabakh dans son intégralité n’avait pas été tenue, [disaient-ils], même s’il l'on considérait communément que la conquête de Stepanakert n’était qu’une question de temps. De plus, l’armée russe est désormais présente en Azerbaïdjan ce qui ennuie autant les critiques les plus connus du régime que des gens ordinaires. Je pense que si la situation économique et sociale se détériore, les voix de ces critiques, aujourd’hui noyées dans la liesse générale, se feront de nouveau entendre. Et surtout, le problème du statut du Haut-Karabakh n’a pas été résolu. De fait, globalement, la situation sur place est très instable et pourrait changer de manière significative à tout moment. Cependant, à court terme, la popularité du président est renforcée, ce qui signifie qu’il n’y a aucune amélioration à attendre concernant les libertés individuelles.
M.E. : Il semble que le nouveau rôle de la Russie dans la région soit mal perçu en Azerbaïdjan. Une fois la phase d’allégresse passée, que cela signifie-t-il pour les relations diplomatiques entre les deux pays ? Et est-ce que ce mécontentement sera favorable au gouvernement ou pas ?
СР: Очевидно, что присутствие российских военнослужащих в Карабахе играет против политического режима. Уже сейчас данное обстоятельство вызывает настороженность даже в среде убежденных симпатизантов власти. Но не думаю, что данное обстоятельство как-то поменяет в ближайшее время атмосферу “партнерских” отношений между двумя режимами. Россию всегда недолюбливали и критиковали. На уровне СМИ или, допустим, школьных учебников по истории, Россия и русские все постсоветские годы были составной частью образа врага. Но на уровне внешних отношений большее значение имели личные связи. При Борисе Ельцине отношения с Россией были более напряженными. При Владимире Путине гораздо более партнерскими. То есть такой негативный образ России и русских, как империи и имперской нации, союзника Армении больше предназначался для внутренней аудитории. В отношениях между президентами и правительствами всегда находился общий язык. Я думаю, что это и вопрос взаимной поддержки авторитарных лидеров. Каждый режим нуждается в определенной поддержке из вне.
S.R. : Il est évident que la présence militaire russe dans le Haut-Karabakh n’agit pas en faveur du régime azerbaïdjanais. L'état actuel des choses provoque déjà un certain inconfort, même parmi les partisans convaincus. Cependant je ne pense pas que cela change de quelque manière que ce soit l’esprit de « collaboration » entre les deux régimes, du moins dans un futur proche. La Russie a toujours été critiquée et soupçonnée. Dans les médias et, par exemple, dans les manuels d’Histoire, la Russie et les Russes représentaient globalement l’ennemi dans les années post-soviétiques. Pourtant, sur le plan des relations internationales, les liens bilatéraux étaient plus forts. Sous Boris Eltsine, les relations avec la Russie étaient davantage tendues. Sous Vladimir Poutine, il y a plus de collaboration. De fait, la mauvaise image de la Russie et des Russes, perçus comme une nation impérialiste et une alliée de l’Arménie, était davantage destinée aux Azerbaïdjanais. Présidents et gouvernements ont été capable de trouver un langage commun. Je pense que c’est aussi une question de soutien mutuel entre chefs d’États autoritaires. Tous les régimes ont besoin de soutiens extérieurs.
СГ: Присутствие российских военных в целом в обществе воспринимается негативно. Но, в то же время, невмешательство России в военные действия как бы компенсирует этот негатив. Весь вопрос в том, что будет, когда приблизится окончание пятилетнего срока пребывания миротворцев в Карабахе? Рано или поздно придется разбираться со сложными вопросами статуса Нагорного Карабаха. Мне кажется, что труднее придется российскому режиму. У азербайджанских властей есть ясное понимание выгодного для них и отвечающего интересам всей нации решения этого вопроса. Полный контроль со стороны Азербайджана. Армянскую сторону такое развитие дел никак не устраивает. Россия пытается сохранить отношения с обоими странами и чем дальше, тем труднее будет добиваться этой цели.
Возрастающее недовольство, если оно случится в Азербайджане, будет играть против азербайджанских властей, потому что именно при их участии на территорию страны вошли войска третьего государства.
S.H. : La présence militaire russe est effectivement mal perçue par la société civile. Cependant, la non-ingérence russe dans les hostilités compense d’une certaine façon ce sentiment. Le véritable sujet est plutôt de savoir ce qui va se passer lorsque le mandat de cinq ans des casques bleus arrivera à son terme. Tôt ou tard, la question complexe du statut du Haut-Karabakh devra être tranchée. Il me semble que cela sera un véritable casse-tête pour la Russie. Les autorités azerbaïdjanaises ont une idée claire de ce qui leur convient à eux ainsi qu’à toute la nation : le contrôle total de l’Azerbaïdjan sur le Haut-Karabakh. Ce qui ne satisfera pas du tout les Arméniens. En attendant, la Russie essaye de maintenir les relations avec les deux pays. Plus ils tiennent des positions éloignées, plus ce sera difficile pour Moscou d’y arriver.
Si la grogne monte en Azerbaïdjan, cela aura un effet néfaste sur les autorités car elles ont accepté que les troupes d’un troisième État entrent dans le pays.
M.E. : La Turquie a, elle aussi, apporté un large soutien à l’Azerbaïdjan durant la guerre. Cependant, elle fait face à une crise qui lui est propre. Que pourra-t-elle obtenir en échange de son aide ? Qu’est en droit d’attendre Ankara ?
СР: Турция уже получила определенные дивиденды от активной поддержки Азербайджана в войне. Сама война позволила хотя бы на некоторое время отвлечь значительную часть населения Турции от социальных проблем. С экономикой все очень плохо и лучший выход для негативных эмоций – участие в маленькой победоносной войне. Пантюркистские идеи и национализм правого толка широко распространенны в обеих странах, если не сказать, что доминируют в них. Война предоставила дополнительную возможность поиграть на этих струнах, возбудить приятные эмоции солидарности в борьбе против общего врага.
Помимо этого, Турция максимально укрепила свой символический авторитет и влияние в Азербайджане. Любовь к “братской” Турции сейчас сильна как никогда. Нужно сказать, что Реджеп Эрдоган выглядел куда внушительнее на трибуне в качестве оратора обращавшегося к азербайджанским военнослужащим и гражданам страны, чем Ильхам Алиев. Тем более, что Алиев и не сказал ничего нового. А вот Эрдоган даже стихи о Лачине продекламировал.
Турция тоже получает прямое наземное сообщение с Азербайджаном – Мегринский коридор. Эта часть соглашения выгодна обеим сторонам.
Ну и, наконец, можно ожидать, что последуют какие-то новые выгодные для Турции соглашения. Теперь мяч на поле Алиева, который в долгу перед Эрдоганом, которому уже были обещаны контракты. Но сфера строительства это очевидное поле отмывания коррупционных миллиардов. И мало вероятно, что азербайджанский режим не воспользуется таким шансом в полной мере.Восстановление разрушенных сел и городов – это отличная возможность для азербайджанской власти вновь говорить о том, что с социальными реформами придется повременить. Вначале нужно построить дома и дороги и вернуть вынужденных переселенцев домой. Турецкий бизнес допустят к проектам по восстановлению территорий, но львиная доля и контроль над процессом останется за семьей Алиевых-Пашаевых.
S.R. : La Turquie a d’ores et déjà perçu une partie des bénéfices de son soutien à l’Azerbaïdjan. L’espace d’un instant, la guerre a réussi à distraire la majeure partie de la société turque des problèmes sociaux. La situation économique du pays est très mauvaise et la meilleure façon de réprimer ce sentiment négatif qui va de pair, est d’être partie prenante d’une « victorieuse petite guerre ». Les idées pan-turques et le nationalisme de droite sont très répandus, voire majoritaires, dans les deux pays. La guerre a permis de jouer à nouveau sur les mêmes registres, attisant la solidarité dans la lutte contre un ennemi commun.
De plus, la Turquie a renforcé au maximum son autorité et son influence symbolique sur l’Azerbaïdjan. L’amour « fraternel » pour la Turquie atteint des sommets. Il faut aussi dire que le président turc Recep Tayyip Erdoğan était bien plus impressionnant qu’Ilham Aliyev, lorsqu’il s’est adressé aux militaires et citoyens azerbaïdjanais, à la tribune [de la parade de la victoire, ndlr]. Qui plus est parce qu’Aliyev n’a rien dit de nouveau alors qu’Erdoğan a même récité des poèmes sur Latchin [ville hautement stratégique du Haut-Karabakh, ndlr].
La Turquie a également une liaison terrestre directe avec l’Azerbaïdjan, un corridor qui passe par Meghri en Arménie. Cet accord là convient aux deux pays. D’ailleurs, il est à envisager qu’il y en aura d’autres au bénéfice de la Turquie. Désormais, la balle est dans le camp d’Aliyev – il a une dette envers Erdogan à qui l’on a déjà promis des contrats. L'industrie du bâtiment est le meilleur moyen de blanchir des milliards et il est peu probable que le régime azerbaïdjanais ne profite pas pleinement de cette opportunité.
Grâce à la reconstruction des villes et villages détruits, les autorités azerbaïdjanaises pourront défendre l’idée que les réformes sociales doivent être reportées. Routes et habitations doivent d’abord être construites pour le retour des déplacés internes. Les entreprises turques participeront aux plans de reconstruction dans les territoires reconquis mais la part du lion et la direction principale du projet resteront le fait de la famille [au pouvoir] Aliyev-Pashayev.
M.E. : Beaucoup de déplacés internes azerbaïdjanais vivent hors du Haut-Karabakh depuis plus d’un quart de siècle. Quels seront les plus gros obstacles à leur retour ? Voudront-ils ou pourront-ils tous revenir ?
СР: Можно точно сказать, что все захотят вернуть свои дома и какие-то земельные участки. Квартиры. Но будут ли жить на этих территориях? Кто-то, конечно, останется. Кто-то вернув дом, возможно отстроив его останется в Баку, где есть работа и налажена жизнь. Так живут не только вынужденные переселенцы, но и вся страна. Надежды найти хоть какую-нибудь работу, сделать карьеру, приводят очень многих жителей страны в столичный Баку.
И, конечно, есть проблема поиска финансовых средств. Пока неясно в какой форме государство будет оказывать поддержку. Но если какая-то семья, а таких очень много, за почти 30 лет так и не смогла обустроить свой быт, если люди все эти годы продолжали жить в ужасных условиях в бывших пионерских лагерях, общежитиях и тому подобных местах, это значит, что у них просто не было средств построить себе новые дома, приобрести земельные участки, курить квартиры. Понятно, что такие возможности не появятся вдруг только потому, что они могут вернуться к своим разрушенным домам.
S.R. : Il est évident qu’ils souhaitent tous retourner chez eux, sur leurs terres, dans leurs appartements. Cependant, iront-ils réellement vivre dans ces territoires ? Bien sûr, certains resteront. D’autres voudront revenir, et une fois leurs habitations reconstruites, retourneront à Bakou où ils ont leur vie et leur travail. C’est la réalité de la vie pour le pays tout entier, pas seulement pour les déplacés internes. Ils espèrent trouver un emploi, avoir un appartement et déménager dans la capitale comme beaucoup d’autres Azerbaïdjanais.
Et naturellement, il y a le problème des ressources financières. On ne sait pas encore sous quelle forme l’État apportera son aide. Cependant, si une famille a été incapable de se construire une vie stable en 30 ans – et elles sont nombreuses dans ce cas – si pendant tout ce temps elles ont continué à vivre dans des conditions épouvantables et dans des anciens camps de pionniers, dortoirs, ce genre d’hébergements, cela signifie qu’elles n’ont tout simplement pas les ressources pour construire elles-mêmes de nouvelles maisons, racheter des parcelles de terrain ou des appartements. Chacun comprend qu’une telle opportunité ne surgit pas uniquement parce qu’il est possible de revenir dans sa maison détruite.
СГ: С возвращением возникает большая проблема определения прав собственности. Учитывая, что речь идет о сотнях тысячах людей решить эту проблему будет очень непросто. В 1990-е люди покидали свои дома в спешке. У многих не сохранились документы. Большинство так наверняка и не смогли оформить права собственности. Это ведь был Советский союз, с его особенным отношением к недвижимости. Это будет очень сложный процесс. Но, в любом случае, это рано или поздно должно было случиться. Жаль, что для этого понадобилась новая война.
S.H. : Le retour des déplacés internes dans le Haut-Karabakh soulève la question de la définition des droits de propriété. En considérant que l’on parle de centaines de milliers de personnes, il va être très difficile de résoudre ce problème. Dans les années 90, ils ont été nombreux à quitter leur maison dans l’urgence. Beaucoup n’avaient aucun titre foncier. C’était l’époque de l’Union Soviétique qui avait son rapport propre à la propriété. Mettre en place tout cela sera compliqué mais tôt ou tard il faut que ce soit fait. C’est dommage qu’il ait fallu une guerre pour que cela arrive.
M.E. : Ilham Aliyev a récemment déclaré qu’il n’y aurait pas de statut autonome spécifique pour les Arméniens du Haut-Karabakh, cependant il a aussi fait allusion à une forme d’« autonomie culturelle ». Dans tous les cas, après près de trois décennies, Bakou ne semble pas avoir concrètement proposé une quelconque forme d’autonomie qui permette de calmer les craintes des Arméniens du Haut-Karabakh. Cela peut-il changer ?
СР: Что касается автономии для Карабаха, то я скорее пессимист. Об автономии не договорились до победы, почему режим должен идти на этот непопулярный шаг сейчас? Да и в целом, что может значить автономный статус для какой-то территории в современном Азербайджане, где авторитарная власть стремится к полному контролю над обществом? Даже если статус и будет предоставлен, то это будет какая-то форма культурной автономии. Не более того.
S.R. : Lorsqu’il s’agit de parler d’autonomie dans le Haut-Karabakh, je me trouve plutôt parmi les pessimistes. Il n’y avait aucun accord sur le sujet avant la victoire militaire, pourquoi donc devrait-on attendre du régime qu’il prenne maintenant une mesure aussi impopulaire ? Et plus globalement, est-ce que le statut autonome de tel ou tel territoire signifie réellement quelque chose dans l’Azerbaïdjan moderne, pays où un régime autoritaire exerce un contrôle total sur la société ? Même si un tel statut était accordé, cela ne serait qu’une forme d’autonomie culturelle. Rien de plus.
СГ: Не думаю, что официальная позиция будет меняться кардинальным образом. Более того, как победившая сторона, Азербайджан может занять еще более бескомпромиссную позицию по вопросу статуса Карабаха. Теперь стороны поменяются местами. Азербайджан будет устраивать до поры до времени статус-кво, а армянская сторона попытается выносить этот вопрос на широкое обсуждение. Более того, Азербайджан может поднять вопрос финансовой компенсаций и таким образом сузит шансы другой стороны во время переговоров.
По понятным причинам есть сейчас и сохранится еще на долгие годы большой запас недоверия к карабахским армянам. Они с оружием в руках выступили против официальной азербайджанской власти. Поэтому предоставление реальной автономии представляется мало вероятным. По крайней мере, власти будут всеми силами сопротивляться такому решению. Тем более, что встретят в этом полную поддержку у практически всего населения страны.
S.H. : Je ne m’attends pas à ce que la position officielle change radicalement. En outre, en faisant partie du camp des vainqueurs, l’Azerbaïdjan peut être tenté d’adopter un point de vue encore plus intransigeant concernant le statut du Haut-Karabakh. Les camps sont désormais échangés. L’Azerbaïdjan va se contenter de préserver le statu quo pour le moment, tandis que le camp arménien va essayer de soulever le problème pour entamer les discussions. L’Azerbaïdjan pourrait aussi lancer le sujet de la compensation financière pour affaiblir l’autre camp pendant les négociations.
Pour des raisons évidentes, il y a désormais une profonde méfiance à l’égard des Arméniens du Haut-Karabakh et ce sentiment perdurera de nombreuses années. Ils ont pris les armes pour s’opposer aux autorités azerbaïdjanaises. De fait, leur accorder une quelconque autonomie semble improbable. À tout le moins, les autorités résisteront de toutes leurs forces à une telle démarche. Et en cela, ils profiteront du soutien total de la quasi-totalité de la population du pays.
M.E. : Le spécialiste du Caucase Laurence Broers pense que cette victoire peut signifier davantage de reconnaissance pour les vétérans dans la politique azerbaïdjanaise. Les deux situations sont tout à fait différentes mais les vétérans de la première guerre dans le Haut-Karabakh avaient une grande influence en Arménie. Pourraient-ils représenter un défi politique en Azerbaïdjan ?
СР: Очевидно, что статус армии и людей в форме сильно вырос. Армейская служба никогда не пользовалась большой популярностью в стране. Возможно сейчас ситуация поменяется. Человек в военной форме будет пользоваться гораздо большим уважением. За ними теперь слава героев. В стране появился новый влиятельный институт, новые публичные люди, претендующие на всеобщую любовь.
Но думаю, что в ближайшие годы конкуренции Алиеву эти люди не составят. Им понадобится время, чтобы привыкнуть к роли самостоятельных игроков. Весь вопрос в том, что однажды, неизбежным образом трон под Алиевым закачается и тогда военные могут быстро заполнить образовавшийся вакуум власти.
S.R. : Il est évident que le statut de l’armée et des hommes en uniforme a été fortement valorisé. Le service militaire n’a jamais été vraiment populaire en Azerbaïdjan mais cela pourrait désormais changer. Un homme en uniforme militaire sera davantage respecté. Ils sont considérés comme des héros. L’institution est apparue dans le pays comme n’inspirant pas seulement le respect mais aussi l’adoration de tous.
Ceci étant, je ne pense pas que les militaires rivaliseront avec Aliyev dans les années à venir. Cela prendra un certain temps avant qu’ils se fassent à l’idée d’être des acteurs indépendants, mais le fait est qu’un jour Aliyev sera éjecté de son trône et que l’armée pourrait rapidement y mettre quelqu’un à la place.
СГ: Думаю, что власть может осознавать эти риски. Сейчас Алиев способен контролировать армию. У власти есть ресурсы необходимые для того, чтобы держать военных под своим контролем. У президента есть и кнут и пряники для этого. Но, учитывая, что готовится масштабная коммеморация победы, роль ветеранов будет в ближайшие годы только возрастать. Возможно однажды люди прошедшие войну попытаются заявить о себе на политическом поле. Если такое случится в ситуации политического кризиса, то это не сулит стране ничего хорошего.
Но можно думать, что в ходе войны не выделились какие-то очень уж яркие персоналии в среде военного руководства. Власти все же старались подчеркивать роль президента как главнокомандующего и в конце войны он получил неофициальное звание “победоносного”. Думаю власти очень ревностно будут следить за положением дел в этой сфере.
S.H. : Je pense que les autorités sont conscientes de ce risque. Aliyev est désormais capable de contrôler l’armée, et le gouvernement a les ressources nécessaires pour en faire de même. Le président a à la fois la carotte et le bâton. Cependant, étant donné les grandes commémorations de la victoire déjà en préparation, le rôle des vétérans va être de plus en plus important dans les années à venir. Un jour peut-être, ceux qui ont combattu au cours de cette guerre essayeront de se faire connaître en politique. Si cela arrivait pendant une crise politique, ça ne serait pas de bon augure pour le pays.
Ce qu’il est possible d’affirmer c’est qu’aucune personnalité à la tête de l’armée ne s’est réellement démarquée. Les autorités ont essayé d’insister sur le rôle de commandant en chef du président ; à la fin de la guerre il a même reçu le titre non-officiel de « victorieux ». Je pense donc que les autorités vont jalousement garder un œil sur cet état de fait.
M.E. : Un certain nombre de vidéos extrêmement choquantes montrant des soldats azerbaïdjanais en train de mutiler et décapiter des civils et des prisonniers de guerre arméniens, sont apparues sur les réseaux sociaux [fr]. Le parquet azerbaïdjanais a ouvert une enquête. Bien que ces investigations puissent confirmer ces crimes, le procureur a d’ores et déjà écarté certaines preuves vidéos, avançant qu’elles étaient truquées. Où en est la situation et quelle est l’issue probable ?
SР: Отрицание военных преступлений, нежелание обсуждать проблемы насилия – это не новая тенденция. Обе стороны занимались этим на протяжении всех тридцати лет конфликта. Понятно, что признание таких фактов может еще и сильно подпортить праздник победы в Азербайджане. Так что подтекст здесь один – азербайджанская сторона будет и дальше отрицать факты совершения ее военнослужащими каких-либо преступлений. В этом контексте всегда будет ставиться спекулятивный вопрос: а почему международное сообщество ничего не говорит десятилетиями о преступлениях армян? О той же трагедии в Ходжалы? Это старая пластинка, которую заездили обе стороны, но она им еще прослужит многие годы.
S.R. : Nier des crimes de guerre et ne pas vouloir parler de cette violence n’est pas nouveau. Les deux camps ont agi de cette façon durant les 30 années de conflit. Il est aussi évident que reconnaître ce genre d’action pourrait gâcher les festivités en Azerbaïdjan. Ce qui sous-entend que le camp azerbaïdjanais continuera de nier que ses soldats ont commis quelque crime que ce soit. Dans ce contexte, plusieurs questions seront toujours mises en avant : pourquoi la communauté internationale ne s’est-elle jamais insurgée contre les crimes commis par les Arméniens ? Ou contre la tragédie de Khodjaly ? C'est une vieille rengaine plusieurs fois ressortie par les deux camps. Cela leur servira encore beaucoup dans les années à venir.
СГ: На протяжении многих лет обе стороны инвестировали в популяризацию образа врага. Героизация поступка Рамиля Сафарова, военного офицера убившего армянского коллегу, также сыграло очень важную роль. Те, кто совершал такого рода действия возможно даже и не понимали, что совершают акты военных преступлений. Конечно, данное обстоятельство не может быть оправданием, но многое говорит об атмосфере в стране. Всеобщая эйфория на фоне военных успехов и позитивная реакция со стороны зрителей, могли только подстегивать кого-то на радикальные шаги. Сам факт снятия на видео и распространение в социальных сетях таких роликов лишь подтверждают такие догадки. В этой ситуации, только жесткая реакция военного начальства могла остановить подобные действия.
S.H. : Au fil des ans, les deux camps ont tout fait pour que l’autre apparaisse comme l’ennemi. La valorisation de ce qu’a fait Ramil Safarov, un officier azerbaïdjanais qui a assassiné son collègue arménien, a aussi joué un rôle très important. Ceux qui ont commis de tels actes n’ont peut-être même pas réalisé qu’ils commettaient des crimes de guerre. Bien sûr, ce n’est pas une excuse mais ça en dit long sur l’atmosphère dans le pays. L’euphorie générale sur fond de succès militaires et la réaction positive du public pourraient inciter les gens à en faire de même. Le fait que ce genre d’acte soit filmé et partagé sur les réseaux sociaux confirme seulement ces suppositions. Dans cette situation, seule une forte réaction de la part de la tête de l’armée pourrait mettre un terme à ce genre d’actes.