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Comment certains géants du numérique aident le régime bélarusse…et au passage, la révolution

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Biélorussie, Censure, Cyber-activisme, Economie et entreprises, Manifestations, Médias citoyens, Politique, Advox, Le Bélarus dans la tourmente

Rassemblement en opposition à Alexandre Loukachenko, dans la capitale bélarusse Minsk. Photo CC BY-SA 3.0: Homoatrox / Wikimedia Commons [1]. Droits réservés.

Les Bélarusses continuent de manifester contre le dirigeant de longue date Alexandre Loukachenko malgré le froid et les violences policières. L’Union Européenne, elle, prépare une troisième salve de sanctions [2] à l’encontre des autorités et entreprises du pays, tandis que de plus en plus de voix s’élèvent pour demander à l’Occident d’exercer une pression économique plus forte, voire interdire l’approvisionnement de certains produits informatiques.

Ce genre de sanctions est-il réellement efficace ? Il est vrai que dissocier les chaînes logistiques bélarusses de l’Occident ne serait pas une mince affaire. Cependant, dans le monde globalisé d’aujourd’hui, les alternatives ne manquent pas.

Un bannissement bancaire

L’une des tâches les plus importantes est de déconnecter le Bélarus de SWIFT, le réseau international de communication bancaire.

Ce mois-ci, Golos (« voix » en bélarusse), une plateforme internet créée par l’équipe de Viktor Babariko, opposant d’Alexandre Loukachenko à la présidentielle actuellement emprisonné, a sondé les Bélarusses pour savoir s'ils soutiendraient l'exclusion du pays de SWIFT. Parmi les plus de 400 000 personnes interrogées, 64 % d’entre elles assurent être favorables à cette mesure [3].

SWIFT n’est peut-être pas une institution officielle de l’UE mais en tant que société basée en Belgique, elle doit respecter les lois et réglementations européennes. Si on lui demande de déconnecter le Bélarus, comme elle l'a fait avec l'Iran en 2012 [4], SWIFT soutiendra effectivement la demande d'une pression économique accrue [5] sur le régime de Loukachenko.

Le président a lui même reconnu, du moins une fois, que ces menaces l’effrayaient. Cette concession, le leader bélarusse l’avait faite dans une interview [6] au site internet ukrainien GordonUA, trois jours avant l’élection du 9 août 2020. Il était alors revenu sur sa rencontre avec le haut-représentant pour la politique extérieure Javier Solana, en 2009. « Je lui ai demandé ce qu’il adviendrait si nous reconnaissions la souveraineté [de l’Abkazie et de l’Ossétie du Sud, ndlr]… Il était préparé à cette question. Il a sorti un carnet et a commencé à détailler : “Monsieur le président, le Bélarus serait immédiatement déconnecté des transactions SWIFT.” C’était la plus grave des sanctions », s’est remémoré Loukachenko. Le chef d’État a poursuivi en affirmant que comme la Russie n'avait fourni aucune assurance d’une indemnisation du Bélarus pour ces pertes, les deux territoires séparatistes de Géorgie n'avaient jamais été officiellement reconnus par Minsk.

Cette idée a refait surface lors des récentes manifestations. Le 10 novembre dernier, le directeur dissident du Théâtre libre bélarusse Nikolai Khalezin a d’ailleurs déclaré [7], en réponse à la décision des autorités de geler les fonds des victimes de la répression collectés grâce à la campagne de crowdfunding #BY_help, que l’Occident avait le devoir de déconnecter le pays de SWIFT. [8]

« Actuellement, le pouvoir de Loukachenko est basé sur la cupidité des forces de sécurité, la lâcheté des fonctionnaires d’État et l’indécision d’une partie de la population…Toute pression considérable de la part de la communauté internationale est perçue par la pyramide du pouvoir comme une fragilisation des fondations de la dictature », explique Nikolai Khalezin dans une interview à Global Voices. « Ces mesures priveraient la dictature des ressources qui permettent d’assurer les salaires des forces de sécurité et des fonctionnaires. »

Ils sont nombreux dans l’opposition bélarusse à partager ces espoirs. En novembre dernier, la candidate dissidente à la présidentielle Svetlana Tikhanovskaïa a réitéré [9] ces appels.

Loukachenko s’est dit indigné et a affirmé [10] que ceux qui appelaient à cette déconnexion voulaient « détruire le pays ».

Puis, soudainement, la ligne officielle a changé, tentant en fin de compte de minimiser l’impact d’une telle sanction.

Selon le journal Nasha Niva, fin novembre, la banque nationale du Bélarus s’est mise à envoyer des lettres [11] aux banques privées du pays, pour leur demander de se raccorder le plus rapidement possible au système de communication bancaire SPFS, développé par la Banque centrale russe. L’idée étant que, même si l’Union Européenne et les États-Unis arrivaient à persuader SWIFT d’exclure le Bélarus, tous les principaux paiements puissent transiter par les banques russes.

Le 4 décembre, l’analyste pro-gouvernement Piotr Piatrouski a expliqué à l'agence de presse BELTA [12] : « Dans les années 90, lorsque le Bélarus a été menacé de sanctions, il a crée Belkart, son propre système bancaire national. Nous sommes aussi reliés au système russe. Nous sommes connectés au système chinois. À l’heure actuelle, SWIFT n’a pas de monopole sur les opérations bancaires. »

« Par ailleurs, la déconnexion du Bélarus de SWIFT porterait un coup fatal à l’opposition radicale bélarusse… parce qu’elle ne serait plus en capacité d’obtenir des financements par carte bancaire » a-t-il conclu dans cette même interview.

La plateforme Golos rejette ces arguments, déclarant que « le système russe, créé pour être le plan B de la Russie si elle était elle-même déconnectée de SWIFT, n’aidera pas. » Par ailleurs, les banques des commerçants n’y sont pas connectées et, qui plus est, le réseau SPFS n’autorise que les transactions en roubles russes, peut-on lire dans le communiqué [13] qui prédit aussi que les importations et exportations stagneraient en cas de déconnexion.

Un embargo technologique

Les tentatives précédentes visant à limiter l’accès à la technologie utilisée par le gouvernement bélarusse sont loin d’avoir été un franc succès. En 2011, l’Union Européenne avait mis en place un embargo sur tous les équipements et armes [14] susceptibles d'être utilisés à des fins de répression. Elle avait agi ainsi en réaction aux violences commises sur les manifestants après l’élection présidentielle de décembre 2010. Les États-Unis aussi avaient interdit les relations économiques avec un certain nombre de responsables et d'entreprises bélarusses, [15] même si en 2019 certaines de ces sanctions étaient levées ou gelées, dans l'espoir de normaliser les relations.

Malgré ces efforts, les grenades assourdissantes utilisées contre les manifestants dans les rues de Minsk à l’été et à l’automne 2020 étaient d'origine tchèque [16]. Alors qu’elles ont a priori été achetées avant l’embargo de 2011, la technologie IPP (Inspection Profonde de Paquets) utilisée pour limiter [17] l’accès à des dizaines de sites internet indépendants au Bélarus est, elle, le fruit d’une production beaucoup plus récente. Elle a été développée par la société américano-canadienne Sandvine dont les représentants ont fait une démonstration [18] de leur technologie aux autorités bélarusses pas plus tard qu’en mai 2020.

Cette visite a été révélée lors d’une enquête par le média Bloomberg et a provoqué l’indignation de la communauté internationale, poussant l’entreprise à revoir son code d’éthique interne et à mettre un terme à l’accord passé avec Minsk. « Sandvine a aussi annoncé qu’elle arrêtait de fournir les mises à jour de logiciels et l’assistance technique pour son matériel. Celui-ci est utilisé par le Centre national d'échange de trafic qui est contrôlé par l’État et qui gère toutes les données internet entrant et sortant du pays. Cependant, ça ne signifie pas que le système va arrêter de fonctionner, il sera encore utilisable à court terme », expliquait un porte-parole de l'entreprise [19] à Bloomberg en septembre 2020.

Ces deux exemples ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Selon un communiqué de presse transmis par la diaspora bélarusse de San Francisco à Global Voices, le périmètre réel de coopération entre l’entreprise et le pays serait bien plus étendu. Ces Bélarusses manifestent devant les bureaux de certaines sociétés de la Silicon Valley pour dénoncer leurs liens avec le gouvernement bélarusse. Ils affirment que plus de 20 géants du numérique travaillent main dans la main avec les autorités bélarusses, et notamment Seagate Technology, Kingston Technology, Red Hat software (filiale d’IBM), SAP SE, VMware Inc, Oracle Corporation, Broadcom Inc, Supermicro, Intel ou encore NVIDIA. Certains produits de ces entreprises (comme VMWare [20], Seagate [21] et Oracle [22]) sont effectivement mentionnés sur le portail des appels d’offres de l’État.

Alors que le matériel informatique et les logiciels occidentaux sont utilisés pour alimenter les systèmes numériques de la majorité des institutions publiques bélarusses, il est important de noter que certaines de ces entreprises sont plus fortement impliquées dans la répression que d’autres.

« Supermicro, une société de technologie de l’information basée à San José en Californie, a récemment gagné un appel d’offres du KGB bélarusse pour la fourniture de matériel d’un montant de 100 000$. Il est plausible que les serveurs de Supermicro servent à stocker les données du service de sécurité intérieure du pays mais ce n’est pas une certitude. Avant l’appel d’offres, la communauté bélarusse de la baie de San Francisco leur a envoyé une lettre pour leur faire part de la situation au Bélarus et leur demander de renoncer. » C’est ainsi qu'a été décrite la manifestation [23] du 24 novembre dernier. Supermicro n’a pas encore officiellement répondu.

Cependant, arrêter l’exportation de technologie vers un régime répressif ne serait pas si facile. Car en réalité, selon le site internet bélarusse d’appels d’offres publics, les serveurs de Supermicro sont fournis [24] au KGB via l’entreprise privée bélarusse MAP INFO [25]. Sur le papier, la société américaine n’est donc pas impliquée dans un quelconque soutien au KGB bélarusse. Cependant, afin d'éviter cela dans la pratique, Supermicro devrait aussi cesser de vendre ses équipements à toute entreprise privée bélarusse. Et l’on peut en dire autant de Vmware, un logiciel de gestion des licences pour serveurs qui est utilisé par le service d’analyses et d’informations de l’administration présidentielle. L’appel d’offre de septembre 2020 la concernant a été remporté [26] par l’entreprise privée bélarusse Kvadrosoft.

Même si les sociétés américaines arrêtaient effectivement de coopérer avec leurs homologues privées bélarusses, ça pourrait ne pas être suffisant. Compte tenu de la petite taille du marché bélarusse, les fournisseurs privés et publics russes pourraient alors faire leur entrée dans le jeu.

« Étant donné la rareté des ressources nationales et la haute dépendance vis-à-vis des financements extérieurs pour combler le déficit commercial et soutenir la dette extérieure, toute restriction imposée sur les flux capitaux pourrait détériorer de manière significative la situation économique et rendre le Bélarus plus dépendant encore des financements russes », conclut Julia Korosteleva dans son étude [27][pdf] sur l’efficience de sanctions contre le Bélarus, publiée par le Service européen pour l’action extérieure en 2012.

Huit années plus tard, cela reste le cas et c’est aussi vrai pour les chaînes logistiques. Les relations économiques étroites avec la Russie et le Kazakhstan ainsi que les relations croissantes avec (et la dépendance vis-à-vis de) la Chine pourraient fournir une nouvelle opportunité à Minsk d’acheter tout le matériel ou les biens que lui refuse l’Occident.

Plus important encore, les technologies open source peuvent aussi être utilisées de bien des façons différentes et ne coûtent rien. Elles sont déjà employées non seulement pour contourner la censure mais aussi pour la rendre possible, ce que montre l’affaire de l’opérateur mobile australien A1.

Lorsque les autorités bélarusses ont tenté de fermer l’accès internet mobile dans Minsk lors de manifestations tendues, il semble que A1 ait accepté de les y aider. L’entreprise a ensuite été prise pour cible [28] par la presse australienne. Selon Qurium Media Foundation, la filiale bélarusse de A1 a utilisé le logiciel très répandu Squid  [29]pour filtrer l’accès aux médias indépendants et aux autres sites internet qui déplaisaient au gouvernement.

« Squid est juste un logiciel open code gratuit qui peut être installé sur un ordinateur puissant » a expliqué Vadzim Loseu, consultant et analyste en cybersécurité, spécialiste du Bélarus, de la Russie et du Kazakhstan. « La licence n’inclut aucune limitation concernant l’utilisation du logiciel pour faire du filtrage sur internet. »

Pour ce qui la concerne, A1 aurait, semble-t-il, sous-entendu qu’appliquer des mesures coercitives sur internet était le prix à payer pour faire des affaires au Bélarus. Dans sa réponse à la lettre ouverte [31] [pdf] de la coalition KeepItOn, une ONG qui milite contre les mesures coercitives sur internet, le fournisseur a déclaré [32] : « Il est évident que limiter l’accès aux services internet va à l’encontre des intérêts de la compagnie et de ses clients. Cependant, le groupe A1 Telekom Austria est obligé de suivre la législation locale et les règles normatives de chaque pays où il opère. »

De plus, il est important de se rappeler que même si le Bélarus est un petit marché, son secteur informatique est dynamique et bien considéré. Certaines entreprises bélarusses se plaignent déjà d'être confrontées à des campagnes de dénigrement en ligne les accusant de liens avec le régime. Cet automne par exemple, plusieurs médias sociaux gérés par l’opposition ont accusé Synesis [33] de fournir à la police des technologies de reconnaissance faciale via son logiciel Kipod [34]. L’entreprise s’en est défendue [35] auprès de Onliner.by, expliquant que ses caméras étaient uniquement présentes dans les stations et le métro de Minsk, et qu’elles pouvaient seulement reconnaître les visages présents dans sa base de données et non dans des vidéos capturées lors de manifestations, comme le supposaient des utilisateurs de ces médias sociaux.

Autocratie sans frontières ?

Au final, une chose est certaine : le Bélarus est maintenant suffisamment globalisé pour être affaibli si les technologies et matériaux deviennent moins accessibles, mais aussi, suffisamment globalisé pour être capable de se réorienter vers de plus vastes marchés en Orient. Certains produits open source et le potentiel du secteur informatique national, pourraient aussi rendre moins efficace toute sanction unilatérale. Qu’est-il donc possible de faire ?

L’approche la plus efficiente des entreprises et gouvernements occidentaux pourrait consister en l’expansion des technologies au Bélarus pour les rendre plus accessibles. Ils ont d’ores et déjà de bons exemples à suivre dans le domaine informatique : en août 2020, la plateforme de messagerie instantanée Telegram et les fournisseurs de VPN sécurisés ont sauvé les Bélarusses d’un blackout total en déployant des outils anti-censure  [36]et en fournissant un trafic libre. Le radiodiffuseur Euroradio, basé en Pologne et au Bélarus, a lui aussi utilisé la technologie mobile pour lancer une ligne d'accès libre sur téléphone portable [37] pour diffuser ses informations pendant les coupures internet.

« Imposer des limites sur la distribution de technologie en 2020 serait très probablement impossible en raison de l’interconnectivité du marché bélarusse des software et hardware. Beaucoup d’entreprises sont présentes sur ce marché et si Sandvine part, une autre société prendrait rapidement sa place », conclut l’analyste en cybersécurité Vadzim Loseu. « En général, la responsabilité de la censure et du filtrage d’internet incombe aux États et autres parties qui mettent en œuvre ces outils. Si votre voisin frappe continuellement son chat avec une chaussure, vous pouvez parler autant que vous voulez aux fabricants et aux fournisseurs de chaussures, le plus important est malgré tout de se rappeler qui frappe le chat. »

Cet article a été réalisé en partenariat avec Transitions [38], une maison d’édition et un organisme de formation aux médias basé à Prague.