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L’importance de « désapprendre » le passé : entretien avec l’expert des Balkans, Keith Brown

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Albanie, Bulgarie, Grèce, Macédoine, Serbie, Turquie, Arts et Culture, Education, Ethnicité et racisme, Histoire, Idées, Médias citoyens, Relations internationales
Portrait du professeur Keith Brown, devant une étagère remplie de livres. Il porte des lunettes à monture épaisse et est chauve. [1]

Prof. Keith Brown, de l'Université d'État de l'Arizona. Photo utilisée avec son accord.

Cet article a été initialement publié [2] sur Meta.mk. Une version révisée est republiée ici dans le cadre d'un accord de partage de contenu entre Global Voices et la Metamorphosis Foundation.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais. Tous les liens inclus dans les citations de Keith Brown ont été ajoutés par Meta.mk.

Keith Brown [3] est professeur au sein du Département des études politiques et internationales de l’Université d’État de l’Arizona [4]. Il est aussi le directeur du Melikian Center pour les études russes, eurasiennes et d’Europe de l’Est. Titulaire d'un doctorat en anthropologie de l’Université de Chicago, Keith Brown travaille principalement dans les domaines de la culture, de la politique et de l’identité, centrés sur le territoire des Balkans.

Une partie de ses vastes travaux de recherche sur l’ethnonationalisme et le rôle de l’histoire nationale dans cette région a été rendue accessible au public en Macédoine du Nord grâce à la traduction [en macédonien] de ses livres The past in question: Modern Macedonia and the Uncertainties of Nation (2003) [en français, traduction libre : Le Passé en question : la Macédoine moderne et les incertitudes de la nation] et Loyal unto Death, Trust and Terror in Revolutionary Macedonia (2013) [en français, traduction libre : Loyal jusqu'à la mort, confiance et terreur en Macédoine révolutionnaire].

Dans une interview accordée au portail d'information en ligne CriThink.mk [5] [mk], Keith Brown explique l’importance de la pensée critique dans l’apprentissage de l’histoire.

CriThink : Dans quelle mesure est-il important d'utiliser la pensée critique en histoire et en anthropologie ?

Keith Brown (KB): Critical thinking is very important in both history and anthropology.  Skeptics and naysayers sometimes dismiss our methods as “soft” or trot out tired clichés like “history is written by the winners.” But evaluating and comparing sources, and weighing how cultural and social factors impact individual decisions, are essential components of both disciplines. In addition, and perhaps most importantly, historians and anthropologists recognize that meanings and horizons shift over time and across space.

This is especially important in the study of nationalism—a mode of political organization and identity formation that contributed to the break-up of multiconfessional empires in the 19th century, and which often seeks legitimacy by claiming ancient roots.  What makes it more complicated is that most nation-states place a high premium on communicating to their citizens a strong sense of shared history that distinguishes them from others. Often, it is easier for people to see the inconsistencies and distortions in their neighbors’ versions of the past, than to question or closely scrutinize the history that they think holds their own society together.

Critical thinking demands, as an early step, recognition of one’s own blinkers, prejudices and areas of ignorance. It also benefits from dialogue in which participants check their egos and agendas at the door, and measure success not by the points they score, but by the new ways of seeing they have helped generate for themselves or others.

Keith Brown (KB) : La pensée critique est très importante en histoire et en anthropologie. Les sceptiques et les détracteurs dénigrent nos méthodes en les qualifiant de « molles » ou « faibles » ou débitent des clichés comme « l’histoire est écrite par les gagnants ». Mais évaluer et comparer les sources, prendre en compte la manière dont les facteurs culturels et sociaux influencent les décisions individuelles sont autant de composantes essentielles de ces deux disciplines. De plus, et c’est peut-être le plus important, les historiens et les anthropologues reconnaissent que le sens et les perspectives changent au cours du temps et selon le lieu.

C’est particulièrement important dans le cadre de l’étude du nationalisme – un type d’organisation politique et de formation identitaire qui a contribué à l’éclatement des empires multiconfessionnels au 19e siècle et qui cherche fréquemment à acquérir une légitimité en revendiquant ses origines anciennes. Ce qui rend l’exercice encore plus compliqué, c’est que les États attachent une grande importance à la transmission aux citoyens d’un sens aigu de leur histoire commune, censée les différencier des autres. Souvent, il est plus aisé pour les gens de pointer les incohérences et les mensonges dans les versions du passé de leurs voisins plutôt que de questionner ou d’examiner de près l’histoire qui fonde leur société.

La pensée critique demande, au préalable, de se rendre compte de nos propres œillères, de reconnaître nos préjugés et notre ignorance. Cette pensée est aussi nourrie par un dialogue dans lequel les participants laissent de côté leur ego et leurs intérêts personnels et évaluent leur réussite non pas à l’aune des points qu’ils marquent mais selon les nouvelles perceptions qu’ils génèrent pour eux-mêmes et pour les autres.

CriThink : La classe politique dans la plupart des pays des Balkans semble insister sur la promotion du concept « d’histoire nationale », fondé sur la sélection de « faits positifs » et l’exclusion de « faits négatifs » pour créer ou maintenir les récits officiels qui sont ensuite utilisés dans les manuels scolaires. Pendant les 200 dernières années, cette approche dogmatique a souvent été utilisée comme justification pour opprimer « les autres ». Y a-t-il une autre façon de faire de l’histoire ?

KB: History is an incredibly rich domain of study. In 2015, oral historian Svetlana Alexievich [6] was awarded the Nobel Prize for Literature for her work chronicling citizens’ voices from the end of the Soviet Union. Organizations like EuroClio [7]—to which many history teachers from the Balkans and Eastern Europe belong—promote the study of global history, and encourage members and students to explore social, cultural and economic history. Courageous and open-minded historians are often leading critics of the exceptionalism on which national history is founded—including in the United States, through efforts like the 1619 project. [8]

I think that these kind of approaches have enormous potential to transform people’s understandings of the past, and prompt reflection on how the present will look from the future. I am particularly excited by the promise of microhistory [9], as pioneered by Carlo Ginzburg [10], which draws out the broader human significance from the close study of an event or community.

KB : L’histoire est un champ d’études extrêmement dense. En 2015, la spécialiste d'histoire orale Svetlana Alexievitch [11] [fr] a reçu le prix Nobel de Littérature pour son travail de mise en récit de la parole des citoyens de la fin de l’Union Soviétique. Des organismes tels que EuroClio [7] – dont font partie beaucoup de professeurs d’histoire des Balkans et d’Europe de l’Est – promeuvent l’étude de l’histoire mondiale et encouragent leurs membres et les étudiants à explorer les champs culturel, social et économique de l’histoire. Des historiens courageux et ouverts d’esprit sont souvent à l’origine de la critique de l’exceptionnalisme sur lequel se fonde l’histoire nationale – notamment aux États-Unis, par le biais d’initiatives comme le 1619 project. [8]

Je pense que ces types d’approches ont un potentiel énorme pour transformer la compréhension qu’ont les gens du passé et susciter la réflexion sur la façon dont le présent sera perçu dans le futur. Je suis particulièrement enthousiasmé par la promesse qu’offre la microhistoire [12] [fr], inventée par Carlo Ginzburg [13] [fr], qui fait émerger une signification plus large de l’histoire de l’humanité grâce à l’étude approfondie d’un évènement ou d’une communauté.

Couvertures de deux livres de Keith Brown sur fond neutre. [14]

Éditions anglaises des livres de Keith Brown Loyal unto Death, Trust and Terror in Revolutionary Macedonia (2013) et The past in question: Modern Macedonia and the Uncertainties of Nation (2003).

CriThink : Dans votre livre Loyal Unto Death: Trust and Terror in Revolutionary Macedonia vous mentionnez avoir fait face à des défis concernant le manque de fiabilité ou les biais présents dans les sources historiques disponibles, y compris la correspondance des consulats britanniques conservée sous forme de microfilms par le Musée de la lutte pour la libération de la Macédoine [15] [fr] en Grèce ; ou les demandes de pensions adressées au nouvel État macédonien par les personnes âgées survivantes des révolutions entre 1948 et 1956, conservées dans les Archives d’État de Macédoine du Nord [16]. Comment êtes-vous parvenu à extraire des informations pertinentes de ces documents ?

KB: I first read many of these sources while I was a graduate student in anthropology. Conscious that the Ilinden Uprising [17] of 1903 had been interpreted differently by scholars for whom the correct context was Greek, Bulgarian, Serbian, Albanian, Yugoslav, Ottoman, Balkan or Macedonian history, I wanted to get as close to the period as I could, by engaging closely with sources that, in one way or another, stood outside these frames of reference.

I was struck, for example, by the fact that according to the records of the National Archive in Skopje, only a handful of scholars had sought access to the Ilinden dossier of biographies. My understanding was that these sources were discounted because, self-evidently, they were self-interested. The British, French, German and American diplomatic and consular records from Ottoman Macedonia, by contrast, are often treated as wholly dispassionate, objective and clinical accounts, as if their authors were scientifically trained medical professionals, diagnosing the ills of an empire on its death-bed. In writing “Loyal Unto Death,” I took an alternative, subversive approach toward these two sets of sources.  Whether or not individual pension-seekers amplified their own roles, or edited out those elements that might weaken their case for state recognition, their accounts drew from their own or their age-mates’ experiences and understandings.  No-one lied about the organizational structure of the revolutionary organization, the methods of recruitment, or the logistics of acquiring weapons or distributing information and supplies: what would be the self-interest in doing so? Thus they provide us, individually but even more so in aggregate, with a sense of the shared day-to-day experience of participation in a resistance and rebellion.

British consular accounts, often read as if magisterial, reflect their individual authors’ biographies, perspectives and access to sources: Alfred Biliotti [18] was a naturalized British citizen born in Rhodes who had worked his way up from the position of dragoman and had close ties with Ottoman and Greek authorities, whereas James McGregor knew Bulgarian and expressed the view that the Organization commanded strong support. Their accounts diverge or clash. This is not to say that all sources or accounts are equally valid or suspect.  It is rather to argue that we need to get past our own cultural preconceptions, whether they tell us “peasants lie” or “diplomats are cynical careerists,” and remain alert to the ways they can surprise us.

KB : J’ai d’abord lu une grande partie de ces sources lorsque j’étais étudiant en troisième cycle d'anthropologie. Conscient que l’Insurrection d'Ilinden [19] [fr] en 1903 avait été interprétée de diverses manières par des universitaires pour qui le contexte de lecture était l’histoire grecque, bulgare, serbe, albanaise, yougoslave, ottomane, balkanique ou macédonienne, je voulais analyser la période le plus précisément possible en me plongeant dans les sources qui, d’une manière ou d’une autre, se situaient en dehors de ces cadres de référence.

J’ai été frappé, par exemple, de savoir que d’après les archives nationales de Skopje, seulement une poignée d’universitaires ont demandé l’accès au dossier des biographies relatives à Ilinder. Je crois comprendre que ces sources ont été écartées car elles étaient subjectives et intéressées. Les documents diplomatiques ou consulaires britanniques, français, allemands et américains portant sur la Macédoine ottomane, en revanche, sont souvent considérés comme des rapport impartiaux, objectifs et cliniques, comme si leurs auteurs étaient des professionnels de santé formés scientifiquement, diagnostiquant les maux d’un empire sur son lit de mort. Lorsque j’écrivais Loyal Unto Death, j’ai choisi une approche différente, subversive face à ces deux types de sources. Que les demandeurs de pensions aient exagéré ou pas leur propre rôle ou supprimé les éléments qui pouvaient jouer en leur défaveur pour obtenir la reconnaissance de l’État, leurs témoignages sont basés sur leurs propres expériences et compréhensions ou sur celles de leurs pairs. Personne n’a menti sur la structure organisationnelle des organismes révolutionnaires, les méthodes de recrutement ou la logistique à l’œuvre pour se procurer des armes, transmettre des informations ou distribuer du matériel : en quoi cela servirait leurs intérêts personnels ? Par conséquent, ils nous permettent, de façon individuelle et a fortiori par leurs récits cumulés, d'entrevoir l'expérience quotidienne de la résistance et la rébellion.

Les rapports du Consulat britannique, qui font souvent autorité, reflètent le parcours individuel de leurs auteurs, leurs perceptions et leur accès aux sources : Alfred Biliotti [18] est un citoyen britannique naturalisé né à Rhodes, un interprète (dragoman) qui a monté les échelons et entretenu des relations étroites avec les autorités ottomanes et grecques, tandis que James McGregor connaissait le bulgare et considérait que l’Organisation avait bénéficié d'un important soutien. Leurs récits divergent ou même se contredisent. Cela ne veut pas dire que toutes les sources sont soit suspectes, soit valables. Cela montre plutôt que nous devons dépasser nos propres préjugés culturels, qu’ils nous suggèrent que les « paysans mentent » ou que « les diplomates sont des carriéristes cyniques », et rester vigilants sur leur possibilité de nous surprendre.

Livres de Keith Brown en macédonien, posés sur une table en bois clair. [20]

Éditions macédoniennes des livres de Keith Brown The past in question: Modern Macedonia and the Uncertainties of Nation (2010) et Loyal unto Death, Trust and Terror in Revolutionary Macedonia (2014).

CriThink : Comme nous n’avons pas de machine à remonter le temps, il est difficile de déterminer la « conscience nationale » des figures historiques, compte tenu des archives inexistantes, censurées, fausses ou encore contradictoires, de leurs interprétations ainsi que de l’évolution de l’usage de la langue depuis l’époque en question. Quelles aptitudes en matière de pensée critique faut-il cultiver dans les Balkans pour surmonter ces problèmes ?

KB: In “The Past in Question,” I chose to use the language of the British consular sources rather than update or modify it, and to try to translate sources in Greek and Bulgarian into the English of that time, rather than of the early 21st century.  I thus used terms like “Bulgar,” “Arnaut,” “Mijak” and “Exarchist” seeking in this way to remind readers of the very different world of the late nineteenth century; when “Greece” referred to a territory roughly half the size of modern Greece; when only a small fraction of people who would call themselves “Bulgars” owed loyalty to the Ottoman-administered “Bulgaria” with its capital in Sofia; when the Sultan sought to restrict the use of the Albanian language, and the term “Macedonia;” and when the prospect of an alliance of convenience between the ambitious nation-states of Bulgaria, Serbia and Greece to carve up and nationalize Ottoman territory surely seemed absurd to most.

For me, critical thinking demands, paradoxically, that we try to unlearn what actually happened since the period we are trying to understand; or at least, allow it to strike us as surprising or at least non-inevitable. This then concentrates our attention on the factors that drive outcomes. It also liberates us from the illusion that figures in the past—like Ilinden-era figures Goce Delchev [21], Nikola Karev [22], Damjan Gruev [23] or Boris Sarafov [24]—imagined their own identity in terms of the nationalisms of their future.

KB : Dans The Past in Question, j’ai décidé d’utiliser le langage des sources du Consulat britannique plutôt que de l’adapter ou de le modifier et j’ai essayé de traduire la langue grecque et bulgare dans un anglais de cette période, plutôt que d’utiliser la langue du début du 21e siècle. J’ai donc employé des termes comme « Bulgar » [au lieu de « Bulgarian », ndlt], « Arnaut, » « Mijak » et « exarchiste » afin de rappeler aux lecteurs le monde très différent qu’était la fin du 19e siècle ; une période où la « Grèce » désignait un territoire deux fois plus petit que la Grèce actuelle ; où seulement une infime partie de la population appelée « Bulgars » [bulgare, ndlt] jurait allégeance à la « Bulgarie », alors administrée par l’Empire Ottoman, dont la capitale était Sofia ; où le Sultan cherchait à restreindre l’utilisation de la langue albanaise et du terme « Macédoine » ; et où la perspective d’une alliance de convenance entre les États-nations ambitieux de la Bulgarie, la Serbie et la Grèce pour diviser et nationaliser le territoire ottoman paraissait sans aucun doute absurde à la plupart des gens.

Pour moi, la pensée critique requiert, paradoxalement, d’essayer de désapprendre ce qui s’est réellement passé depuis la période qu’on essaie d’étudier ; ou au moins, que nous nous laissions surprendre et qu’au minimum, les évènements ne nous paraissent pas inéluctables. Ainsi, il devient possible de se concentrer sur les facteurs qui conduisent à ces dénouements. Cela nous libère aussi de l’illusion selon laquelle les grandes figures du passé – comme les personnages célèbres de la période Ilinden Gotsé Deltchev [25] [fr], Nikola Karev [22], Damjan Grouev  [26][fr] ou Boris Sarafov [24] – imaginaient leur propre identité au regard des nationalismes de leur futur.

Keith Brown s'exprime au micro à la conférence de presse pour la promotion de son ouvrage, tandis que Irena Stefoska l'écoute attentivement. [27]

Keith Brown et l'historienne Irena Stefoska lors de la conférence de presse sur l'édition macédonienne du livre The past in question: Modern Macedonia and the Uncertainties of Nation en décembre 2010. Photo [28] par Vančo Džambaski, sous licence CC BY-NC-SA.

CriThink : Et pourtant certains problèmes semblent se cristalliser en une escalade de conflits internationaux, de Gotsé Deltchev (Bulgarie-Macédoine du Nord) à Nikola Tesla [29] [fr] (Serbie-Croatie), en passant par Skanderbeg [30] (Grèce-Albanie), Njegoš [31] [fr] (Monténégro-Serbie) au roi Marko Mrnjavčević (Macédoine du Nord-Serbie-Bulgarie). Ces problèmes peuvent-ils être réglés à un niveau supérieur, plus objectif, plutôt qu’entre des États en conflit et aux prises avec des différentiels de pouvoir ?

KB: Social scientists, including historians (and I’d include myself in this assessment) don’t always keep up to date with developments in other disciplines and fields.  This manifests itself in approaches rooted in the conventions of 19th century Newtonian sciences, with a focus on breaking down complex reality into experimental-size pieces, where we can test hypotheses in an “either/or” mode to determine cause and effect, the rules of energy transfer and transformation, and so on. Contemporary theoretical and experimental science, though, have moved far beyond this paradigm; into the world of quarks, bosons and quantum mechanics, where non-specialists can barely follow. Ask the average person where they stand on the wave-particle duality [32], and you’re probably in for a short conversation. It requires thinking in “both/and” terms that demands effort, and also a realignment of deeply held common-sense. But this lack of public understanding doesn’t prevent physicists from pursuing their work and generating new insight into the workings of the universe.

Balkan history has been shaped by the territorial ambitions and disputes of the last century, and so has become a zero-sum game [33]; it also has quasi-religious aspects, insofar as current debates reveal an implicit concern with purity and pollution underlying accusations around loyalty and betrayal. Grievances and disputes escalate; and (to pursue the game metaphor) there is no mechanism, in this case, by which both sides would agree to invest a referee with the authority to call the game fairly; the stakes are seen as too high.

An alternative view would be that the dispute over Goce Delchev’s “true” identity, for example, is a classic case of the prisoner’s dilemma game [34]; in which both sides fear that by surrendering their claim to ownership they will lose and the other side will win (Bragging rights? Prestige? The mantle of “true” nationhood?), but the consequence of their refusal to acknowledge ambiguity is that both sides are seen as intransigent or blinkered in the wider community of nations.

KB : Les spécialistes des siences sociales, y compris les historiens (et je m’inclus dans ce constat) ne se tiennent pas toujours au courant des avancées des autres disciplines et domaines d’étude. En témoignent les approches ancrées dans les conventions du 19e siècle issues des sciences newtoniennes, qui se concentrent sur la décomposition de la réalité complexe en éléments d’expérimentation, sur lesquels nous pouvons tester des hypothèses binaires pour déterminer une relation de cause à effet, les règles de transferts énergétiques et de la transformation etc. La science contemporaine expérimentale et théorique, cependant, a dépassé ce paradigme : atteignant le monde des quarks, des bosons et de la mécanique quantique, domaine où seuls les spécialistes peuvent suivre. Demandez à l’individu moyen ce qu’il pense de la dualité onde-corpuscule [35] [fr], la réponse risque d’être courte. Cela demande de penser de façon nuancée, ce qui requiert des efforts ainsi que la réorientation de nos convictions profondes. Mais ce manque de compréhension du public n’empêche pas les physiciens de poursuivre leur travail et d’apporter un nouvel éclairage sur la marche de l’univers.

L’histoire des Balkans a été façonnée par les conflits et les convoitises territoriales du siècle dernier et est donc devenue un jeu à somme nulle [36] [fr] ; elle revêt aussi des aspects quasi-religieux au sens où les débats actuels révèlent un souci implicite de pureté et de pollution qui sous-tend les accusations autour de questions de loyauté et de trahison. Les récriminations et les conflits dégénèrent ; et (pour rester dans la métaphore du jeu) il n’y a aucun mécanisme, dans ce cas, qui pousserait les parties prenantes à octroyer à un arbitre le pouvoir de rendre le jeu équitable ; les enjeux semblent être trop importants.

Une autre façon de voir les choses serait de considérer que le conflit autour de la véritable identité de Gotsé Deltchev, par exemple, est un cas classique du dilemme du prisonnier [37] [fr], dans lequel les deux parties craignent qu’en renonçant à réclamer leur propriété, l’un perdra et l’autre gagnera (…le droit de se vanter ? le prestige ? le symbole d'une « vraie » identité nationale ?). Pourtant, leur refus de reconnaître toute ambiguïté leur vaut une réputation d'intransigeance ou d'étroitesse d'esprit auprès de la communauté internationale.

CriThink : Est-ce qu’il faudrait créer une sorte de Tribunal scientifique international pour éviter la surenchère, comme cela a été fait pour tourner la page sur des conflits impliquant des génocides et des crimes de guerre (le Rwanda, l’ex-Yougoslavie) ?

KB: I don’t see value in an external tribunal offering some authoritative closure: for me, that’s not how history (or science) work.  All findings are contingent and provisional: they are contributions to an ongoing exchange, the ultimate goal of which is not to set some conclusion in stone, but provide material that can open new horizons and perspectives.

KB : Je ne vois pas l’intérêt d’un tribunal externe offrant des conclusions indiscutables : pour moi, ce n’est pas ainsi que l’histoire (ou la science) fonctionne. Toutes les découvertes sont conditionnelles et provisoires : elles sont des contributions à un échange continuel, le but ultime n’étant pas de graver les conclusions dans le marbre, mais de fournir des ressources qui peuvent ouvrir de nouveaux horizons et de nouvelles perspectives.

CriThink : Dans les Balkans, aux antipodes du rôle de défenseur de la démocratie inhérent à la profession de journaliste, les médias servent souvent de porte-parole des opinions les plus radicales et les plus nationalistes sur l’histoire. Peut-on intégrer la pensée critique sur l’histoire dans la sphère médiatique traditionnelle ?

KB: My own fantasy solution is something like what a group of Macedonian youth leaders did in the second half of the 1980s with the Youth Film Forum (Mladinski filmski forum [38]), and set up learning opportunities through engagement with film, literature and other prompts.  What would happen, for example, if Bulgarian and Macedonian historians and journalists watched “Rashomon [39]” together? Or undertook a joint project (perhaps with Albanian colleagues) on the economic, psychological and social effects of gurbet/pečalba [40]? Or conducted a close joint study of the United States 1619 project? I believe they would emerge with a shared vocabulary to address issues of contingency, ambiguity, trauma and structural violence that are shared across the Balkan region—and beyond.

KB : Ma solution idéale se rapprocherait de ce qu’un groupe de jeunes leaders macédoniens a créé à la fin des années 1980 avec le Forum du cinéma de la jeunesse (Mladinski filmski forum [38]), en développant des opportunités d’apprentissage par le biais des films, de la littérature et autres médias. Que se passerait-il par exemple, si des historiens et journalistes bulgares et macédoniens regardaient Rashomon [41] [fr] ensemble ? Ou s’ils réalisaient un projet commun (avec leurs collègues albanais peut-être) sur les effets économiques, psychologiques et l’impact social du gurbet/pečalba [40] [mobilités de travail saisonnier, ndlt] ? Ou s’ils menaient ensemble une étude approfondie sur le 1619 Project mené aux États-Unis ? Je pense qu’alors un vocabulaire commun verrait le jour pour traiter les questions de contingence, d’ambiguïté, les traumatismes et la violence structurelle inhérentes à la région des Balkans – et à d'autres espaces.