République Serbe de Bosnie : les autorités sont accusées de sacrifier la mémoire du génocide sur l’autel du tourisme

Capture d'écran du site Internet de l’organisation du Tourisme de la Municipalité de Višegrad présentant l'hôtel Vilina Vlas, qui a été le théâtre de viols et d'autres crimes de guerre, comme un hébergement de haut standing.

L’article d'origine a été publié en anglais le 8 juillet 2020.

Le Vilina Vlas, situé tout juste à la sortie de Višegrad à l’Est de la République serbe de Bosnie, n’a rien d’un hôtel ordinaire. On ne le devinerait pas à la manière dont les autorités touristiques du pays le promeuvent.

En recherchant cet hôtel et complexe thermal sur Tripadvisor [en], on tombe sur la note suivante :

Due to a recent event that has attracted media attention and has caused an influx of review submissions that do not describe a first-hand experience, we have temporarily suspended publishing new reviews for this listing.

En raison d’un récent évènement qui a attiré l’attention des médias et causé un afflux important de commentaires ne décrivant pas une expérience directe, nous avons temporairement suspendu la publication de nouveaux avis pour cette annonce.

Ce message fait probablement référence à la réaction violente d’internautes bosniaques, après que les autorités de la République serbe de Bosnie, une entité fédérale de Bosnie-Herzégovine dominée par les Serbes, a commencé à faire la promotion de l’hôtel dans le cadre d’un projet de tourisme subventionné le mois dernier.

Mais ce qui a rendu le Vilina Vlas si tristement célèbre, ce sont les évènements qui se sont produits pendant la guerre de Bosnie (1992-1995) : l’hôtel a été le témoin d’horribles crimes de guerre perpétrés à l’encontre des Bosniaques, plus particulièrement des femmes bosniaques.

 Tweet de @VisitSrpska : Si vous avez décidé de visiter le complexe thermal de Višegrad cette année, l’hôtel Vilina Vlas accepte les bons d'achat pour les demandes effectuées depuis la République Serbe de Bosnie, subventionnant une partie des notes d’hôtel…

Réaction de @Mustafic30 : Ce n'est pas #LaServanteEcarlate, c’est la réalité : l’agence du tourisme de la République serbe de Bosnie recommande le Vilina Vlas, un complexe thermal qui a été utilisé comme base pour le viol des femmes et des filles de Višegrad jusqu’à ce qu’elles tombent enceintes. Beaucoup d’entre elles ont été tuées, seulement quelques-unes ont survécu. En 1992, en Europe ! #génocide

Meurtres et viols ont été commis dans l’hôtel

En 1991, quand la Yougoslavie a commencé à se morceler, la communauté bosniaque représentait plus de la moitié de la population de la municipalité de Višegrad. Les pogroms ciblant les Bosniaques et l’émigration ont fait basculer ces données démographiques de façon drastique. Les Bosniaques réinstallés représentent aujourd’hui moins de 10 % des habitants de la municipalité.

La ville a été le témoin de certaines des pires atrocités génocidaires commises à l’encontre des Bosniaques pendant cette guerre. Elle a été notamment le théâtre de deux scènes d’incinération qui ont causé la mort de 123 civils bosniaques brûlés vifs à seulement deux semaines d’intervalle en juin 1992.

Ces atrocités ont été réalisées par les cousins Milan et Sredoje Lukić. Les deux hommes ont été reconnus coupables de crimes de guerre par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) en 2009.

Pendant le génocide bosniaque, le Vilina Vlas, sous contrôle serbe, était l’un des camps de détention et de viol les plus infâmes. Des centaines de femmes bosniaques y étaient maintenues en esclavage. Ces dernières ont été abusées sexuellement de façon quotidienne par les soldats serbes, ainsi que par des paramilitaires serbes et russes.

Parmi celles et ceux qui savent ce qui s’y est passé, beaucoup déploraient déjà que l’hôtel Vilina Vlas fonctionne encore à plein régime et continue d’accueillir des touristes chaque année. Mais l’effort particulier fourni par l’office du tourisme de la République serbe de Bosnie pour faire la promotion de l’hôtel sur Twitter et sur Instagram au cours de la dernière semaine du mois de juin 2020, a suscité l’indignation parmi les Bosniaques. Sur Twitter, beaucoup ont utilisé le terme de « tourisme génocidaire » (genocidni turizam).

Signez cette pétition pour que Google supprime ce camp de viols vendu en tant que destination touristique sur leur site Internet. @Google Google: Supprimez l’hôtel Vilina Vlas (en tant que site touristique) de votre moteur de recherche et de Google maps. Signez la pétition.

Une telle tentative de dissimulation n’est pas nouvelle à Višegrad. Les administrations touristiques locales aiment faire la promotion du vieux pont ottoman de la ville, un bijou architectural de l’époque ottomane.

Néanmoins, les touristes étrangers apprennent rarement pendant leur séjour dans cette ville que ce pont a été le théâtre du massacre en masse des musulmans bosniaques de la ville.

Ils ne savent pas non plus que les mosquées de la ville, qui ont été bâties à la même époque, ont toutes été détruites durant les attaques des nationalistes serbes.

À certaines occasions, le déni du génocide a pris une forme plus active. En janvier 2014, les autorités de la République serbe de Bosnie ont carrément supprimé le mot « génocide » de la pierre commémorative du cimetière bosniaque Stražište de Višegrad. Il y a également eu une tentative de démolition visant l’une des maisons où des personnes ont été brûlées vives en juin 1992. Reconstruite par des Bosniaques revenus s'installer dans la ville, elle est devenue un mémorial.

Un génocide invisible, loin de l’attention internationale

L’extrême violence et la dépravation constatées pendant ces années à Višegrad et tout le long de la vallée de la Drina, aussi bien que dans les villes et hameaux du nord-est de la Bosnie-Herzégovine, ont été le résultat de la politique de génocide implantée par l’armée de la République serbe de Bosnie et de divers groupes paramilitaires sous le commandement du général Ratko Mladić, un criminel de guerre condamné.

Ces atrocités ont pu être commises notamment à cause de l’attention internationale braquée sur le siège de Sarajevo.

Des prisonniers du camp de concentration de Trnopolje près de Prijedor, en Bosnie-Herzégovine, en 1992. Photo avec l'aimable autorisation du TPIY via Wikipédia.

Dans un texte de 1996, le correspondant de guerre Ed Vulliamy évoque sa rencontre avec Nikola Koljević, un proche collaborateur du criminel de guerre condamné Radovan Karadžić, dans un hall d’hôtel à Belgrade en 1992.

Koljević s’est moqué du fait que le journaliste et ses collègues aient mis tant de temps à découvrir un réseau de camps de concentration opéré par des Serbes dans la région : Omarska, Trnopolje et Keraterm.

So you found them! Congratulations! It took you a long time to find them, didn’t it? Three months! And so near to Venice! All you people could think about was poor, sophisticated Sarajevo. Ha-ha!

Vous avez fini par les trouver ! Félicitations ! Ça vous a pris un temps fou, non ? Trois mois ! Et si près de Venise ! Vous autres ne pouviez détourner le regard de cette pauvre ville sophistiquée de Sarajevo ! Ha ha !

Bâtir sur de mauvais souvenirs

Emir Kusturica, un cinéaste serbe de renommée internationale, qui s’est également lancé dans plusieurs entreprises touristiques après l’éclatement de la Yougoslavie, a lui aussi élu domicile à Višegrad au lendemain du génocide.

L'entrée principale d'Andrićgrad. Photo par l'utilisateur de Wikipedia UkiUros, sous licence CC BY-SA 3.0.

En 2011, il a débuté un projet appelé Andrićgrad (la ville d’Andrić), du nom de l’écrivain yougoslave et lauréat du prix Nobel de la paix Ivo Andrić, dont le roman historique intitulé Le pont sur la Drina est axé sur le vieux pont ottoman de Višegrad. Le complexe, aussi appelé Kamengrad (la citée de la pierre), est calqué sur une forteresse médiévale.

Le complexe d’Andrićgrad a lui aussi été construit sur le site d’un ancien centre sportif utilisé comme camp de détention de civils bosniaques pendant le génocide dix ans auparavant.

Le fervent plaidoyer de Kusturica en faveur du nationalisme serbe est méconnu en dehors de l’ex-Yougoslavie.

Ceux qui connaissent bien ses activités politiques ne seront en revanche pas surpris de savoir qu’il s’installe à un endroit où se rejoignent la nouvelle et l’ancienne mythologies nationalistes serbes.

En 2012, la Cour constitutionnelle du Monténégro a déclaré un non-lieu pour l’écrivain monténégrin Andrej Nikolaidis poursuivi par le cinéaste pour diffamation. Kusturica avait engagé des poursuites à l'encontre de Nikolaidis pour avoir déclaré en 2004 que son film d’après-guerre avait été financé soit par l’appareil d’État de Milošević, soit par l’État serbe post-Milošević, avec un seul but en tête : promouvoir le discours nationaliste serbe.

Dans le Višegrad post-génocidaire, Kusturica a trouvé un endroit pour graver son récit dans le marbre.

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