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En Ouganda, les mesures de lutte contre le COVID-19 sont «l'instrument parfait pour criminaliser la dissidence»

Catégories: Afrique Sub-Saharienne, Ouganda, Gouvernance, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, COVID-19, Advox
Les clients portent des masques et se tiennent à distance les uns des autres, sur des étiquettes jaunes prévues à cet effet.

Des client·e·s font la queue devant la boutique MTN de Lugogo, à Kampala, la capitale de l'Ouganda. Mai 2020. Photo par Jacqueline Banya [1] / ILO-Kampala via Flickr, sous licence CC BY-NC-ND 2.0 [2].

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

En mars dernier, le gouvernement ougandais s'est joint à la lutte mondiale contre le COVID-19 en prenant des mesures strictes de contrôle de l'épidémie sur l'ensemble du territoire national.

Alors que les citoyen·ne·s se tournaient désespérément vers internet pour accéder aux actualités d'une importance cruciale concernant la réglementation liée au coronavirus, partager leurs opinions et échanger des informations locales, le gouvernement a mis en place plusieurs lois criminalisant le partage de « fausses informations » en ligne, dont la Loi sur les usages dévoyés des ordinateurs (2011) [3], qui réglemente le flux et l'échange d'informations dans les espaces numériques.

Dans un pays où les autorités répriment déjà les médias et la dissidence, cette criminalisation accrue de la désinformation durant la pandémie a enfreint la liberté d'expression et le droit à l'information des citoyen·ne·s.

Dans les jours qui ont précédé les élections présidentielles du 14 janvier 2020, le gouvernement a également utilisé les restrictions liées au COVID-19 comme prétexte pour cibler des figures politiques de l'opposition [4], notamment en limitant le nombre de personnes autorisées à assister aux rassemblements ainsi que le nombre de meetings de campagne. Deux jours avant les élections, le gouvernement aurait ordonné aux fournisseurs d'accès à internet de bloquer tous les médias sociaux [5].

Le 22 mars 2020, au début de la pandémie, la Commission ougandaise des communications (UCC) a publié un communiqué de presse [6] informant le public sur la diffusion de « fausses informations ». Ce document visait à criminaliser la désinformation.

Voici la déclaration twittée depuis le compte officiel de l'UCC :

Communiqué à l'attention du public à propos de la diffusion de fausses informations

[image]
Le communiqué de presse de l'UCC enjoint le public à rester sur ses gardes pour éviter de propager la désinformation. La nature “criminelle” de ces actes est rappelée, avec à l'appui la mention des textes de loi sanctionnant la diffusion de fausses informations.

Au cours du mois de mars 2020, l'UCC a par ailleurs adressé un courrier à trois médias locaux, BBS, NTV Uganda, et Spark TV, les accusant d'avoir diffusé des informations qui risquaient de « semer la confusion parmi les personnes non averties, détourner leur attention et les induire en erreur, menant à un refus de se conformer aux directives émises par les autorités gouvernementales compétentes dans la lutte contre le coronavirus ».

La situation est encore plus difficile à appréhender si l'on considère que les définitions et le champ d'application de ces lois sont vagues et exprimés dans des termes généraux [9], ce qui permet à l'État de les utiliser à ses propres fins.

Les critiques adressées au gouvernement à propos de sa gestion de la pandémie et les inquiétudes ainsi que les doléances exprimées sur les médias sociaux se sont soldées par davantage d'arrestations [10] et de tentatives d'intimidation. Les journalistes, les défenseurs des droits humains et les blogueurs ont été spécifiquement pris·es pour cible pour avoir partagé des « informations non vérifiées » sur le virus.

Un rapport publié en 2020 propose un bilan des libertés sur internet en Afrique [11] [pdf], soulignant certaines de ces affaires.

Adam Obec, un ancien employé de la mairie de Kampala [12], la capitale ougandaise, a été interpellé le 13 avril 2020 pour avoir « répandu de fausses informations » à propos du COVID-19. Il avait fait circuler sur les médias sociaux des publications selon lesquelles le premier décès lié au coronavirus en Ouganda avait eu lieu dans le district de Koboko. Cela aurait provoqué la panique au sein de la population de cette localité, et sapé les efforts menés par le gouvernement pour lutter contre l'épidémie.

En avril également, l'écrivain et militant pour les droits humains Kakwenza Rukirabashaija [13] a été arrêté, ostensiblement en lien avec un message publié sur Facebook le 6 avril 2020 [14], dans lequel il critiquait les mesures strictes imposées par le président Yoweri Museveni dans le cadre de la lutte contre le COVID-19 :

Museveni, be serious otherwise you won't love the comeuppance of your warped directives. If the country plunges into the…

Posted by Kakwenza Rukirabashaija [15] on Monday, April 6, 2020 [16]

Museveni, sois sérieux ou tu ne vas pas apprécier les conséquences bien méritées de tes directives bancales. Si le pays sombre dans l'abîme de la famine dans les mois à venir, ne songe même pas à rejeter la faute sur le coronavirus, tu en seras le responsable, toi et tes méthodes intolérantes.

Kakwenza Rukirabashaija est accusé d'avoir « commis un acte qui pourrait propager le virus », selon un rapport de Freedom House [12] publié en 2020. Son post aurait enfreint l’article 171 (chapitre 120) [17] du code pénal [18]. L'activiste a été remis en liberté sous caution, dont le montant a été fixé à 10 millions de shillings ougandais (2 700 dollars américains).

Le 11 décembre 2020, lors d'un entretien mené via WhatsApp, Kakwenza Rukirabashaija a confié à Global Voices qu'il soupçonnait cette arrestation d'avoir un lien avec son livre The Greedy Barbarian  [19](traduction libre : Le barbare avare), une œuvre de fiction qui s'intéresse à la corruption de haut niveau.

Samson Kasumba, présentateur TV pour NBS TV [20], a été arrêté le 20 avril 2020 sans être formellement inculpé, avant d'être libéré. Les autorités n'ont pas révélé les détails de l'affaire mais, selon Freedom House, son travail journalistique, qui impliquait d'autres « activités prétendument subversives [12] », serait en cause. L'hypothèse inquiétante d'un lien avec des publications Facebook concernant le COVID-19, publiés quelques jours avant son arrestation, a été avancée. Cependant, interrogé par Global Voices sur WhatsApp, Samson Kasumba a déclaré être certain que son arrestation n'avait aucun rapport avec ses publications sur Facebook.

La politique comme priorité absolue

Les arrestations liées au COVID-19 indiquent que tout contenu jugé critique [21] vis-à-vis de la réaction du gouvernement ougandais face à la crise était potentiellement passible de sanctions légales.

Chargé de programme pour l'organisation de défense des droits numériques Chapter Four Uganda, Anthony Masaka a déclaré que les actions de l'UCC avaient incité la population à s'autocensurer et que les citoyen·ne·s étaient forcé·e·s de considérer les informations officielles comme « parole d'évangile ». Par conséquent, le public hésite à s'exprimer et à renvoyer les dirigeants à leurs responsabilités, a-t-il expliqué le 14 décembre dernier au cours d'une interview par WhatsApp pour Global Voices.

Le gouvernement accorde la priorité absolue à la politique, selon l'avocat Kiiza Eron, spécialiste des droits humains au sein du cabinet Kiiza and Mugisha Advocates. S'exprimant via WhatsApp le 11 décembre, il a assimilé la réglementation destinée à lutter contre le COVID-19 à un « instrument parfait pour criminaliser la dissidence ». Son analyse le porte également à constater que le gouvernement démontre son intolérance aux critiques et à l'opposition en appliquant de façon sélective les lois pénales dans le contexte du COVID-19. Il a par exemple remarqué que seuls les membres de l'opposition politique, des médias et de la société civile étaient visés :

Ruling party officials — who routinely break COVID-19 rules — do so with undisguised impunity.

Les responsables du parti au pouvoir, qui enfreignent régulièrement les règles relatives au COVID-19, le font en toute impunité, au vu et au su de tous.

Les autorités ne se sont pas contentées de réprimer la dissidence en ligne : des agents des forces de sécurité ont aussi attaqué des journalistes et des médias [22] qui tentaient par divers moyens de couvrir le COVID-19. Ces actions répressives ont conduit à une censure de l'information sur la pandémie.

Par exemple, le 19 mars 2020, le directeur de l’Uganda Radio Network, Julius Ocungi, a reçu « des gifles, des coups de poing et de pied » assénés par la police alors qu'il tentait de prendre en photo des agents de sécurité en train de procéder à la fermeture d'un bar dans le district de Kitgum, dans le nord de l'Ouganda, dans le cadre de l'application des mesures de confinement. Son appareil photo a été confisqué et il a ensuite été forcé d'effacer des photos. Plusieurs instances administratives ont par la suite refusé d'enregistrer son dépôt de plainte [23] pour cet incident.

Anthony Masaka, de Chapter Four, a mentionné l'arrestation de plusieurs autres journalistes, tels que Tom Gwebayanga [24] (New Vision), Alfred Nyakuni (Radio Pacis), et Felix Warom Okello (Daily Monitor), inquiétés en raison de leurs reportages sur le coronavirus.

Dans le même temps, le gouvernement a abondamment utilisé les médias sociaux pour améliorer l'accès à l'information et sensibiliser la population au virus. Le ministère de la Santé [25] a principalement twitté des mises à jour concernant la pandémie.

Paradoxalement, les acteurs politiques [26] [pdf] sont souvent eux-mêmes d'importants vecteurs et producteurs de désinformation. Le gouvernement joue un rôle crucial dans l'élimination de ce fléau à la source, grâce à des messages réfutant les informations erronées et à une législation claire. Les données concernant le virus évoluant constamment, les impressions du public [27] peuvent vite mener à la diffusion de fausses informations.

Depuis le début de la pandémie, l'accès aux informations en ligne est vital pour la santé publique. Les restrictions légales imposées au flux d'informations sur le COVID-19 et à l'accès du public aux plateformes qui les diffusent, privent les citoyen·ne·s de leur droit de s'exprimer librement et d'échanger des idées en ligne.

À mesure que de nouvelles données apparaissent, les citoyens doivent continuer de se renseigner sur le virus et apprendre à vérifier les informations pour distinguer le vrai du faux et détecter les messages trompeurs. Dans le cadre de leurs efforts pour contenir le virus en Ouganda, les professionel·le·s des médias ont la responsabilité de mettre en lumière les violations des droits numériques.

Cet article fait partie d'une série analysant l'ingérence sur les droits numériques pendant la pandémie COVID-19, en période de confinement et au-delà, dans neuf pays africains : Ouganda, Zimbabwe, Mozambique, Algérie, Nigeria, Namibie, Tunisie, Tanzanie et Éthiopie. Le projet est subventionné par le Fonds pour les droits numériques en Afrique de la Collaboration en matière de politique internationale des TIC (technologies de l'information et de la communication) pour l'Afrique orientale et australe [28] (CIPESA).