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Le Haut-Karabakh : un conflit ancien dans un nouveau contexte géopolitique

Catégories: Asie Centrale et Caucase, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Iran, Dernière Heure, Ethnicité et racisme, Guerre/Conflit, Histoire, Médias citoyens, Relations internationales, Comment le conflit au Haut-Karabakh fait bouger les lignes de la politique régionale

Arrêt sur image tiré d'une vidéo de la BBC [1] sur la géographie du conflit.

L’article d'origine [2] a été publié en anglais le 1 octobre 2020. Tous les liens renvoient vers des pages en anglais.

Durant plus de trente ans, le conflit opposant l'Azerbaïdjan et l'Arménie concernant le territoire du Haut-Karabakh est resté principalement dormant, avec de longues périodes d'enlisement ponctuées de brefs regains de violence armée qui se sont soldés par des pertes humaines de part et d'autre. Les affrontements les plus récents ont éclaté le 27 septembre 2020. Cette fois, les combattants tout comme les analystes prédisent une escalade du conflit, dont les conséquences sont imprévisibles et potentiellement dangereuses.

Afin de mieux comprendre la situation, j'ai parlé à Thomas de Waal, chercheur associé [3] à Carnegie Europe et expert en matière de géopolitique du Caucase du Sud, de la Russie et de l'Ukraine. M. de Waal a énormément voyagé dans la région et a publié un livre référence sur le Haut-Karabakh, Black Garden: Armenia and Azerbaijan Through Peace and War (disponible en anglais et en russe).

Filip Noubel (FN) : En quoi les affrontements qui ont éclaté le 27 septembre entre l'Azerbaïdjan et l'Arménie sont-ils différents des précédents ?

Tom de Waal (TdW) We have seen violations of the 1994 ceasefire before, we’ve even seen small bouts of fighting, but we haven’t seen a sustained military offensive by Azerbaijan since the war ended in the 1990s. This is new, and so is the geopolitical context: Russia looks strangely impotent and seems unable or unwilling to impose a cease fire, while Turkey has dropped any pretense of neutrality and is now playing an active role. Finally, the US, which has had a strong role in this has been an extremely weak voice so far.

Thomas de Waal (TdW) : Le cessez-le-feu de 1994 a été violé par le passé, de brefs affrontements avaient même eu lieu, mais l'Azerbaïdjan n'avait plus lancé d'offensive militaire prolongée depuis la fin de la guerre dans les années 90. C'est nouveau, tout comme le contexte géopolitique est nouveau : la Russie a l'air étrangement impuissante et ne semble pas pouvoir ou vouloir imposer un cessez-le-feu, alors que la Turquie a abandonné tout faux-semblant de neutralité et prend désormais activement part au conflit. Finalement, les États-Unis, qui avaient joué un rôle important par le passé, sont restés extrêmement discrets jusqu'à présent.

FN : On considère souvent que les chefs d'État des deux pays sont prisonniers du conflit, mais également que, chacun de leur côté, ils exploitent ce discours pour combattre leurs opposants politiques respectifs et surfer sur la vague du populisme. Partagez-vous cet avis ? 

TdW This is correct, but this is true of any leader: the whole nation is involved in this conflict, those two modern nations [following the fall of the Soviet Union in 1991] were built starting in the 1990s around the claims on Karabakh, so a leader is bound to be a leader of this national idea around Karabakh as well. It is also useful in terms of domestic politics. This is more true on the Azerbaijani side, because it is an authoritarian society, so now the opposition has to go quiet. Indeed the opposition figures are supporting the army and being very patriotic and supportive. Azerbaijan had a lot of problems this year: falling oil prices, the COVID-19 pandemic, problems with political prisoners, yet now it unites behind this call. But this is also very tricky: if there is no success on the battle front, the nation can turn against its leader, and indeed two previous Azerbaijani leaders, Ayaz Mutalibov [4] and Abdulfaz Elchibey [5]lost power in large part because of failure on the Karabakh front.

TdW : Cette affirmation est juste, mais elle vaut également pour tous les autres chefs d'État : la nation entière est investie dans ce conflit, ces deux nations modernes [depuis la chute de l'Union soviétique en 1991] ont toutes deux été construites dans les années 90 autour de la revendication du Karabakh. Par conséquent, tout chef d'État se doit de s'ériger également en figure de proue de l'idée nationale autour du Karabakh. C'est également utile sur le plan de la politique intérieure, ce qui est particulièrement vrai pour l'Azerbaïdjan, parce qu'il s'agit d'une société autoritaire, où l'opposition ne peut plus s'exprimer. En effet, les leaders de l'opposition se déclarent en faveur de l'armée, font preuve de patriotisme et apportent leur soutien à la cause. L'Azerbaïdjan a dû faire face à de nombreux défis cette année : la chute des prix du pétrole, la pandémie de COVID-19, des problèmes avec des prisonniers politiques, mais tout le pays est désormais rallié à cette cause. Toutefois, la situation est très délicate : si les opérations militaires ne sont pas couronnées de succès, le pays pourrait bien se retourner contre son président. Deux ancien présidents azerbaïdjanais, Aïaz Mutalibov [4] et Aboulfaz Eltchibeï [5], avaient en effet perdu le pouvoir largement en raison de leur défaite sur le front du Karabakh.

FN : Durant l'escalade des violences, les autorités arméniennes ont à nouveau menacé de reconnaître le Haut-Karabakh [6]. Si cela devait arriver, quelles conséquences cela aurait-il ?

TdW In military terms, we are far from being in a full scale war. Most operations are concentrated in three regions around Karabakh, using long-range weaponry. To retake the territory lost is literally an uphill battle because Armenians control the mountainous terrain. This could mean heavy losses on the Azerbaijani side, which is not something the Azerbaijani leadership would want, nor their society tolerate. That is a restraining factor, but this [fight] could go on for a long time. Russia doesn't seem to be able impose a ceasefire, thus there are many ways this could escalate. One is Armenia recognizing Nagorno-Karabakh. Then we would have more of a Cyprus situation, with no possibility to agree. Another one could be the use of heavy weapons to attack cities, which would be disastrous. Or if Turkey were to increase its involvement: for now it is not sending troops, it is helping at the edges. In the least bad scenario, the current fighting would continue for a few days, then both sides would be exhausted, claim some success, and agree to a ceasefire. But I am not holding my breath for that.

TdW : En termes d'actions militaires, on est encore loin d'une guerre totale. La plupart des opérations sont concentrées dans trois régions autour du Karabakh et son menées par le biais d'armes à longue portée. La bataille pour reconquérir les territoires perdus est ardue car les Arméniens, qui contrôlent des terrains montagneux, surplombent littéralement leurs ennemis. Cela pourrait causer de lourdes pertes dans le camp azerbaïdjanais, ce qui n'est pas un sacrifice que les dirigeants sont prêts à faire ou que la population tolérerait. C'est un frein, mais les affrontements pourraient bien se prolonger. Comme la Russie ne semble pas en mesure d'imposer un cessez-le-feu, la situation pourrait dégénérer de plusieurs façons, notamment si l'Arménie reconnaissait l'indépendance du Karabakh. On se retrouverait alors dans une impasse comme à Chypre et il deviendrait impossible de trouver un terrain d'entente. L'utilisation d'armes lourdes pour attaquer les villes aurait également des conséquences désastreuses. Un autre cas de figure serait l'intensification de la participation de la Turquie : pour le moment, elle n'a pas envoyé de troupes et se contente d'agir en périphérie. Dans le meilleur des cas, les affrontements actuels se prolongeront quelques jours, puis les deux camps se fatigueront, proclameront avoir remporté quelques batailles et s'entendront sur un cessez-le-feu. Mais je n'y crois pas trop.

FN : Le soutien fourni par la Turquie est d'une envergure nouvelle. Que pensez-vous des relations turco-russes, qui, ces dernières années, fluctuent entre ennemis jurés et alliés sur plusieurs enjeux régionaux, y compris la guerre en Syrie ?

TdW Erdoğan and Putin are happy to have a fight using proxies, which is why I hope Turkey will avoid any incursion which would cross into Armenian territory, which Russia would have to respond to under its military obligation [7] with Armenia. So I don’t think they will come under direct conflict. Russia’s hands are really tied. They are the main mediator, they value their relation with Baku and Yerevan, so if they get too involved on one side, they would lose the other side. Russian can only provide support discreetly to Armenia, and there are reports of Moscow sending weapons via Iran [8].

TdW Erdoğan et Poutine sont bien contents de pouvoir s'affronter par pays tiers interposés, ce qui me laisse espérer que la Turquie évitera toute offensive en territoire arménien, car la Russie serait alors tenue d'intervenir en vertu de ses obligations militaires [7] envers l'Arménie. Je ne pense donc pas qu'on en arrivera à un conflit direct. La Russie n'a aucune marge de manœuvre. Elle joue le rôle de médiateur principal, elle attache de l'importance aux relations qu'elle entretient avec Bakou et Erevan, donc en favorisant trop l'un des camps, elle perderait la confiance de l'autre. Les Russes ne peuvent se permettre de soutenir l'Arménie que discrètement, Moscou aurait d'ailleurs livré des armes via l'Iran [8].

FN : Qu'en est-il du rôle de la Géorgie et de l'Iran, deux autres pays limitrophes ?

TdW Georgia has a strong interest in this situation not escalating. It shares borders with both countries. It also has ethnic minorities of both Armenians and Azerbaijanis who have lived in peace for decades. But Georgia is very dependent on Azerbaijan economically. It has also expressed solidarity with Azerbaijan on the concept of territorial integrity [Georgia itself has parts of its territory that have declared self-proclaimed independence and are no longer under Georgian control: Abkhazia and South Ossetia]. Georgia has offered to be a mediator, but it would not be regarded as an honest broker by Armenia. And Russia certainly wouldn’t want Tbilisi to be involved [Russia and Georgia fought a war in 2008 [9]]. Georgia could provide a neutral space for both sides to meet, and should be more involved but there are limits to their capacities.

Iran was a mediator in 1992, but then was shut out. But it has borders with both states as well. It has enormous stakes and any future negotiations in an international format must include Iran, despite US opposition.

TdW : La Géorgie a tout intérêt à ce que la situation ne dégénère pas. Elle possède une frontière commune avec chacun des pays ennemis et abrite également des minorités arméniennes et azerbaïdjanaises qui vivent en paix depuis des décennies. Cependant, la Géorgie est fortement dépendante de l'Azerbaïdjan économiquement parlant. Elle a également exprimé sa solidarité envers Bakou concernant le concept de souveraineté territoriale [deux régions géorgiennes, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, se sont également auto-procalmées indépendantes et ne sont plus sous le contrôle de l'État]. La Géorgie s'est proposée comme médiateur, mais l'Arménie ne la considérerait pas impartiale. De plus, la Russie ne veut en aucun cas impliquer Tbilissi [la Russie et la Géorgie se sont fait la guerre en 2008 [9]]. La Géorgie pourrait offrir un espace neutre pour la rencontre des belligérants et devrait jouer un rôle plus important, mais il y a des limites à ce qu'elle peut faire.

L'Iran a joué un rôle médiateur en 1992, mais a été ensuite exclu des discussions. Toutefois, le pays possède également une frontière commune avec chacun des adversaires. L'évolution du conflit aura un impact énorme sur l'Iran, il est donc important que le pays participe à toutes les négociations internationales qui auront lieu à l'avenir, malgré l'opposition des États-Unis.