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Les accords de paix à Deraa en Syrie se soldent par une chasse aux dissidents

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Syrie, Droits humains, Guerre/Conflit, Médias citoyens
Un jeune garçon sur une balançoire au milieu des gravats à Deraa.

Un enfant joue près de sa maison, détruite par des missiles syriens, dans la ville de Deraa. Photo d'Okba Mohammed, utilisée avec permission.

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en arabe, ndlt.]

“Écoutez,  votre accord est sans valeur. C'est juste un moyen intelligent pour l'État de distinguer les civils des militants armés.”

Ce sont les derniers mots qu'un officier de la section spéciale de l'aéroport de Mazzeh à Damas a addressés au militant Zaid al-Haraki (qui utilise ce pseudonyme pour dissimuler son identité au régime syrien) avant de commencer à le torturer.

Après la fin de la guerre dans le sud de la Syrie, des membres de l'opposition ont accepté en juillet 2018 les termes d'un accord [1] parrainé par la police militaire russe, qui soutient le président syrien Bachar El-Assad. N'ayant pas d'autre choix, ils pensaient que cela les protégerait des forces de sécurité du régime, qui avaient repris la région.

Selon cet accord, les Syriens déplacés pouvaient retourner dans leurs villes [2] et le régime syrien a été obligé de libérer des centaines de détenus [3] [en], de régler les questions liées au service militaire obligatoire, de réduire les arrestations et les violations, ainsi que d'améliorer les services dans ces zones. En vertu de l'accord, les membres de l'opposition et les déserteurs du régime auraient également le droit de rester à Deraa et dans d'autres régions, à condition de rendre leurs armes.

Cependant, plus de deux ans après la signature de l'accord, celui-ci n'a pas atteint son objectif de débarrasser [4] [en] les villes bordant la Jordanie et les territoires palestiniens occupés de toute présence iranienne soutenant le régime. De plus, les forces du régime n'ont pas réussi à faire pleinement valoir leur influence dans le gouvernorat de Deraa.

La ville, qui a été le berceau de la révolution syrienne, continue de connaître le chaos, le désordre et l'insécurité [5] alors que les affrontements entre les forces du régime et les poches d'opposition restantes se poursuivent. Ce conflit se traduit par de multiples assassinats, des cas de torture et d'autres violations commises contre l'opposition, et une absence de mesures de protection ou de contrôle sur la mise en œuvre des termes de l'accord par les diverses parties.

Al-Haraki, originaire de Deraa, a déclaré à GV : “Je me dirigeais vers la ville d'Izra le 14 avril 2019 avec la carte mentionnant l'accord officiel. Je pensais qu'il s'agissait d'un document officiel qui me permettait de me déplacer librement et en toute sécurité. Soudain, un véhicule du département des renseignements des forces aériennes du régime syrien m'a kidnappé dans la ville d'Al-Hirak, à l'est de Deraa. “

Al-Haraki poursuit : “J'ai été emmené à la branche spéciale située à l'aéroport de Mazzeh [6] [en] à Damas. Là, ils m'ont interrogé sur mes liens avec les factions de l'armée libre de l'opposition et sur mon activisme.”

Al-Haraki a ajouté que lorsqu'il a annoncé que son cas relevait de l'accord et qu'il était détenteur d'une carte le prouvant, ce qui rendait son arrestation “arbitraire et l'interrogatoire illégal ou illégitime”, il a reçu la réponse susmentionnée. “C'était une déclaration claire de l'officier indiquant qu'à ce stade, dès qu'il maitrise suffisamment la sécurité dans la région, le régime syrien utilise l'accord pour punir ceux qui se sont opposés à lui ou ont pris les armes contre lui.”

Des rues de Dara'a pleines de décombres, et des bâtiments en ruines.

ِUne photo montrant la destruction généralisée de bâtiments résidentiels dans le quartier Sadd Road de la ville de Deraa en juillet 2018. La ville a été touchée par des bombardements aériens et des missiles des forces du régime syrien au cours des dernières années. Photo d'Oqba Mohammed, utilisée avec permission.

L'accord : une tromperie et ses victimes

Al-Haraki a décrit l'une des méthodes de torture auxquelles il a été soumis : ses bras étaient liés par des chaînes métalliques fixées au plafond, et il a été laissé suspendu pendant plusieurs heures. Au cours de ses neuf mois de détention, il a été témoin de la mort de trois codétenus à la suite de tortures psychologiques et physiques. L'un d'eux, Mohammed Mahmoud Badran, de Douma, a été accusé d'avoir liquidé des prisonniers des forces du régime syrien lors des batailles de la Ghouta orientale entre le régime et les factions d'opposition en 2018.

Le 18 décembre 2019, Al-Haraki a été libéré par le régime syrien dans le cadre d'une amnistie décrétée par le Comité de sécurité à Damas. Il a ensuite été enrôlé au service militaire dans l'armée du régime.

El-Haraki a déclaré : “J'ai été envoyé sur les fronts du nord de la Syrie avec plusieurs de mes collègues. Nous avons reçu l'ordre de liquider tout le monde. Ils nous ont fait croire que nous combattions l'EI (ISIS), puis nous avons découvert que nous combattions des civils.”

Al-Haraki a voulu fuir mais n'a pas réussi, jusqu'à ce qu'il apprenne que son frère, un transfuge de l'armée du régime qui avait accepté l'accord de 2018, avait été tué sous la torture à la prison de Saidnaya [7] de Damas le 29 juin 2020.

El-Haraki nous confie son calvaire : “J'ai été choqué et j'ai presque perdu la tête. J'ai demandé un congé pour rentrer chez moi, et c'est à ce moment-là que j'ai décidé de déserter et de ne jamais retourner dans mon unité.”

Dans un rapport [8] intitulé “Sur les ruines de la deuxième accord” publié le 8 janvier, le Bureau de documentation des martyrs de Deraa a signalé l'assassinat de 83 dissidents militaires [9] qui avaient accepté l'accord, ainsi que de 31 autres qui l'ont refusé. L'un des auteurs du rapport, l'activiste syrien Abu Ghayas El-Shara, a déclaré :

Bureau de documentation des martyrs à #Deraa – #Sur_les_ruines_de_l'accord : Nombre de martyrs dans le gouvernorat de Deraa en 2020 : 275, soit 1,7% du nombre total de martyrs depuis le début de la révolution et une augmentation de 25% par rapport au nombre des martyrs de l'année précédente 2019.

Bien que similaire aux accords signés la même année dans la Ghouta orientale [13] dans la campagne autour de Damas ou dans la campagne au nord de Homs, l'accord de Deraa présentait une différence majeure. En effet, selon le journaliste syrien Basil El-Ghazawi [14], le régime s'y est appuyé sur des personnalités considérées comme étant dans l'opposition à l'époque, pour promouvoir ces pactes.

El-Ghazawi, originaire de Deraa, a déclaré à GV : “Le régime avait trompé tout le monde. Certains de ceux qui étaient sur les fronts pour combattre le régime en étaient venus à considérer l'accord comme leur seul radeau de sauvetage. Mais moins d'un mois plus tard, tout le monde s'est senti trompé car les détenus n'étaient pas libérés ; l'accord concernant les transfuges n'a pas été respecté ; les questions relatives au service militaire obligatoire n'ont pas été réglées ; les services n'ont pas été fournis et les abus du régime n'ont pas pris fin alors que les arrestations se poursuivaient.”

El-Ghazawi a ajouté:

إن الاغتيالات والاعتقالات والانتهاكات أفعالاً ليست جديدة على النظام، إنما هي حاضرة قبل وبعد التسويات، فأهالي درعا قتلوا بقصف جوي واستخدمت أسلحة محرمة دوليا ضدهم كالنابالم الحارق واعتقل الآلاف منهم، أما الجديد هو الموت الصامت الموت تحت شعارات الالتزام بالعهود والمواثيق.

Les assassinats, les arrestations et les violations n'étaient pas nouveaux pour le régime. Cela s'est toujours produit, avant comme après l'accord. Des habitants de Deraa ont été tués par des bombardements aériens, par des armes interdites par le droit international, comme le Napalm, et des milliers de personnes ont été arrêtées. Ce qui est nouveau maintenant, c'est leur mort silencieuse ; la mort sous la bannière des traités et des conventions.

Dans son rapport, le Bureau de documentation des martyrs de Deraa a repris le témoignage d'El-Ghazawi :

شهد العام 2020 استمرارا لسقوط الشهداء والضحايا وارتفاعا كبيرا جدا في وتيرة عمليات الاغتيال بالتزامن مع استمرار عمليات الاعتقال والإخفاء والتغييب القسري للمدنيين ومقاتلي فصائل “التسوية” وأيضا للمنشقين المنضمين للاتفاقية،

L'année 2020 a vu la disparition de nombreux martyrs et victimes, et une augmentation significative de la fréquence des assassinats parallèlement à des interpellations qui se poursuivent sans relâche, à des disparitions forcées de civils et de combattants des factions «mentionnées dans l'accord» ainsi que des transfuges qui ont rejoint l’accord.

Pendant l'entretien, El-Ghazawi a énuméré les violations les plus importantes de l'accord par le régime depuis 2018. Celles-ci comprenaient l'érection de plus de 40 points de contrôle pour la quatrième division [15] à l'ouest de Deraa, bien que l'accord stipule le retrait de l'armée dans les casernes d'avant 2011. À cela s'ajoute la non-divulgation du sort des personnes détenues avant l'accord, l'interdiction à des milliers d'employés de reprendre leur travail, le harcèlement de personnes par les forces de sécurité et le recrutement des jeunes hommes de Hauran – la province où Deraa est localisé – dans les milices des branches de sécurité du régime.

L'avocat et juriste Asim El-Zoubi, directeur du bureau de documentation à la fondation Assemblée Ahrar Hauran [16], a déclaré dans un entretien auprès de Global Voices que son organisation locale avait documenté l'arrestation de 1293 personnes par les forces du régime syrien depuis le début de l'accord jusqu'en octobre. 2020. Parmi ceux-ci, 183 ont été arrêtés alors qu'ils tentaient de migrer illégalement vers des zones d'opposition du nord de la Syrie pour échapper au non-respect par le régime syrien des engagements pris dans l'accord.

El-Zoubi a déclaré : “Le Bureau a également documenté 528 opérations et tentatives d'assassinat qui ont fait 378 morts et 230 blessés, dont la plupart étaient d'anciens membres et chefs de factions de l'opposition. Les services de renseignement du régime syrien sont à l'origine de la majorité de ces opérations. Nous l'avons révélé dans un rapport [17] d'enquête que nous avons publié.”

Un nouvel accord, une réalité inchangée

Le 7 décembre, après avoir critiqué l'accord, les forces du régime syrien en ont conclu un nouveau [18] à Deraa. À l'instar du pacte de 2018, le nouvel accord garantit que les personnes recherchées par le régime ne seront pas poursuivies et supprime des listes des points de contrôle du régime dans la région les noms des hommes qui n'ont pas rejoint le service militaire obligatoire ou de réserve.

Omar Al-Hariri, journaliste indépendant, militant pour les droits humains en Syrie et membre du Bureau de documentation des martyrs de Deraa, a écrit sur son compte Twitter :

IMPORTANT / Les forces du régime élargissent le nouvel accord de Deraa pour y inclure un certain nombre de fils de Deraa qui ont été arbitrairement détenus pendant deux ans par les services de sécurité et qui n'ont été ni condamnés ni jugés, pour aucun chef d'accusation.

Le détenu libéré signe un document similaire à celui signé par ceux qui rejoignent l’accord de Deraa.

Pas encore d'informations complémentaires

Le nouvel accord fait suite à une recrudescence des affrontements à Deraa [5] [en] après l'assassinat du chef de l'opposition Adham Karad et le non-respect par le régime syrien des engagements énoncés dans l'accord initial.

C'est le résultat de réunions entre le comité central qui est autorisé à négocier au nom du peuple de Deraa, des officiers du régime syrien et des forces russes, sous la supervision directe de représentants du Bureau de la sécurité nationale à Damas, considéré comme la plus haute autorité du régime Assad en matière de sécurité. Un juge favorable au régime, présent lors de la signature des nouveaux accords, est chargé de remettre les nouveaux documents d'identité liés à l'accord. Marqués du sceau du ministère de la Justice, ces papiers permettent à leurs titulaires de franchir les points de contrôle sans être poursuivis, sous garantie russe.

Dans un entretien pour Global Voices, un haut responsable du comité central chargé de négocier avec les forces russes et du régime à Deraa, qui a demandé à rester anonyme pour des raisons de sécurité, a déclaré :

عدم الحصول على نتائج ملموسة من التسوية الأولى كان الدافع لإجراء التسوية الجديدة ولا يوجد نتائج حتى الآن حيث لم يتم شطب الملفات الأمنية لكثير من الأشخاص، وكذلك الكثير لم يعودوا إلى وظائفهم وأيضا لم يتم حل ملف المنشقين عن نظام الأسد وتم إجراء التسوية الجديدة لسد هذه الثغرات ومعالجة هذه الملفات لكن للأن لا توجد نتيجة ملموسة.

L'absence de résultats tangibles du premier accord est à l'origine du nouvel accord. Il n'y a pas de résultats dans la mesure où les dossiers de sécurité de nombreuses personnes n'ont pas encore été supprimés. De plus, beaucoup n'ont pas retrouvé leur travail et le dossier des dissidents du régime d'Assad n'est pas encore résolu. Le nouvel accord a été conclu pour combler ces lacunes et traiter ces dossiers ; mais nous n’avons encore vu aucun résultat tangible.

Ce point de vue est aussi partagé par Omar Al-Hariri, qui a commenté le nouvel accord :

Clarifications sur le nouvel accord à Deraa:

Même accord qu'avant, mêmes résultats.

Clarification terminée.

Ces derniers jours, les tensions se sont intensifiées alors que le régime poursuit six personnes [21] qui seraient liées à l'Etat islamique (ISIS). Le régime a donné au comité central de Deraa jusqu'au jeudi 28 janvier pour les remettre aux autorités, sinon, il lancera des frappes aériennes contre la région en collaboration avec des avions de combat russes.

Selon des personnalités de l'opposition, les six personnes recherchées sont innocentes et les menaces du régime constituent une violation des accords, anciens et nouveaux.