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Pourquoi on déboulonne les statues coloniales en Amérique

Catégories: Amérique latine, Bolivie, Chili, Colombie, Etats-Unis, Mexique, Venezuela, Droits humains, Guerre/Conflit, Liberté d'expression, Médias citoyens, Peuples indigènes
Dessin dans des tons sobres, où l'on voit une foule faire tomber une immense statue à l'aide de cordes.

Les piurek déboulonnent la statue de Sebastián de Belalcázar. Illustration de Edgar Humberto Álvarez [1], utilisée avec permission.

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en espagnol, ndlt.]

En septembre 2020, des membres de l'ethnie indigène Piurek, du département du Cauca en Colombie [2] [fr], ont déboulonné [3] la statue du colonisateur espagnol Sebastián de Belalcázar – fondateur des villes de Cali et Popayán. Cette statue se trouvait au sommet de la pyramide du Morro de Tulcán, sur un cimetière sacré datant de l'époque précolombienne. Selon un communiqué officiel du Mouvement des autorités indigènes du Sud-Ouest, la décision a été prise après le déroulement d'un procès symbolique, dans lequel Belalcázar a été déclaré coupable [4] pour les crimes et les massacres commis sur les peuples indigènes, ainsi que pour les dépossessions et appropriations de leurs terres et héritages.

Un mois après, sur l'avenue de la Réforme à Mexico, une statue de Christophe Colomb a été retirée [5] par les autorités locales, prétendument pour des travaux d'entretien. Cependant, le fait que ce retrait survienne seulement deux jours avant la commémoration de l'arrivée de Christophe Colomb en Amérique nous laisse plutôt croire [6] que la décision était motivée par la peur de voir cette statue subir des dommages. Surtout quand l'on sait que quelques mois auparavant, un appel avait été lancé sur internet pour que le Gouvernement de la capitale mexicaine retire les statues qui rendent “hommage au colonialisme [6]“.

Deux jours plus tard, cette fois à La Paz (Bolivie), un groupe d'activistes de l'organisation Mujeres Creando  [7](en français : littéralement “Femmes qui créent”) ont pris la Place d'Isabel de Castille, et l'ont rebaptisée [8] la Plaza de la Chola globalizada. Durant l'évènement, la statue d'Isabelle la Catholique, la reine qui avait financé l'expédition de Colomb en 1942, a été habillée d'une pollera [9] – jupe traditionnelle portée par les femmes indigènes ou “Cholas” du pays – d'un chapeau bolivien typique et d'un aguayo – une couverture colorée, de laine traditionnelle, utilisée pour porter leurs bébés sur le dos.

Isabelle de Castille revêtue de vêtements traditionnels des femmes Chola dans le cadre d'une action de protestation.

Plaza de la Chola globalizada. Capture d'écran de la vidéo “Plaza Chola Globalizada [10]” de Miguel Hilari sur YouTube.

Les trois femmes à la tête des activistes “ont commencé comme femmes au foyer, aujourd'hui l'une étudie la Sociologie, une autre le Droit, et la troisième est la première cheffe indigène diplômée de l'école hôtelière de La Paz”.

María Galindo, la fondatrice de l'organisation, affirme avoir reçu de nombreuses critiques pour cette action. Vêtir la statue du costume traditionnel indigène a été perçu par beaucoup comme une insulte au monument. Pour Galindo, ces critiques reflètent le racisme présent dans la société bolivienne envers la population indigène.

Dans une interview accordée au journal El País [8], l'activiste explique que leurs actions ont pour but de mettre en évidence les conséquences du colonialisme et de contester les idéaux de beauté et de vertu qui dénigrent la femme indigène.

“Le colonialisme espagnol a amené l'idée de la femme blanche comme la reine, la patronne et la maîtresse du monde (…) un modèle de femme, de beauté et de vertu, un sujet de féminité très spécifique qui fonctionne encore aujourd'hui dans les sociétés latino-américaines”. Selon elle, c'est cette idée qui a forgé la perception de la femme indigène comme “la moche, la non désirée, celle qui est destinée au travail dur et précaire”.

Dans d'autres régions du monde, la dégradation et la démolition des statues et des monuments sont loin d'être un phénomène récent [11] [en]. Si en Amérique latine, moins de cas ont été recensés par le passé, on note ces dernières années une montée de l'activisme autour des statues publiques. En 2019, en parallèle des manifestations de Santiago du Chili [12], des membres de la communauté mapuche – la plus importante communauté indigène du Chili – ont abattu plusieurs statues de colonisateurs espagnols [13], comme celle de Pedro de Valdivia et de Diego Portales. Avant cela, en 2004, la statue de Colón en el Golfo Triste à Caracas, au Venezuela, a été démolie [14] pour être remplacée par des statues de personnes indigènes. Cependant, l'acte avait été remis en question [15], car il semblait nourrir les intérêts politiques de l'époque et ne venait pas de l'initiative de groupes indigènes.

La statue déboulonnée se trouve par terre dans un parc, entourée de fleurs jonchant le sol.

Statue démolie de Juniper Serra à Los Angeles, Californie. Capture d'écran de la video de ABC7 [16] sur YouTube.

Aux États-Unis, pays où ces types d'action ont été plus fréquents, certaines des statues déboulonnées étaient celles de personnalités liées à la colonisation hispanique. À Los Angeles, en juin 2020, un groupe de manifestants contre le racisme, dont des personnes indigènes d'origine latino-américaine, ont abattu [17] la statue de Fray Junípero Serra – le fondateur des premières missions chrétiennes de Californie. Jessa Calderón, artiste et activiste indigène, a déclaré : “ceci n'est que le début de la cicatrisation des blessures de notre peuple.”. Elle a également souligné le fait que l'imposition historique de la religion est un évènement associé à “l'horreur, la violence et l'oppression”. Calderón affirme que, pour les indigènes, tolérer la présence de ce type de monuments serait comme obliger un juif à “passer devant une statue d'Hitler tous les jours”.

Dans une interview publiée par le journal El País, [18] les professeurs et activistes spécialistes de ce sujet disent “comprendre la colère qui habite ceux qui déboulonnent les statues, puisque le débat n'a jamais pu s'ouvrir sur un plan démocratique”. Roberto Ignacio Díaz, professeur de littérature hispanique à l'Université du sud de la Californie, considère “[qu’]il y a une espèce de fureur collective (…). Non dans un sens négatif. C'est une rébellion dans un sens positif et épique”. Bien que le professeur reconnaisse que détruire des statues peut être considéré comme du vandalisme, il souligne également que cet acte peut devenir mémorable, et marquer l'histoire.

Sandra Borda, professeure de sciences politiques à l'Université de Los Andes, préfère au contraire ne pas qualifier ces actes de vandalisme, et propose d'analyser les raisons et messages sous-jacents. Díaz explique aussi que déboulonner des statues, “ce n'est pas effacer l'histoire. L'histoire s'écrit dans les livres. Le monument, lui, est en général érigé pour honorer les évènements qui font la fierté d'un pays, et les évènements sur lesquels il souhaite réfléchir.”

Selon Erika Pani, historienne au Colegio de México, l'histoire “doit toujours être réexaminée”, de la même manière que la “médecine est actualisée”. À cet égard, la professeure d'Histoire Manisha Sinha, de l'Université du Connecticut, considère que ce procédé reviendrait à évaluer si les statues existantes depuis des décennies, voire des siècles, renvoient une image en accord avec les valeurs démocratiques promues par les pays dans lesquels on les trouve.

De son côté, l'activiste indigène mexicaine Yásnaya Aguilar Gil se concentre [19] sur le symbolisme de la destruction des statues, qui “ne va pas toujours à l'encontre d'un personnage concret, mais plutôt contre la charge symbolique qu'il représente”, que ce soit dans l'acte de l'ériger ou de l'abattre. Les personnes qui démolissent ces statues cherchent aussi à détruire symboliquement les idées d'oppression, d'esclavage, et de colonialisme.

Pour en revenir au déboulonnement de la statue de Belalcázar, celui-ci est survenu dans le cadre de diverses mobilisations sur le territoire colombien, contre la violence et les menaces historiques à l'encontre des peuples indigènes, mais aussi contre la récente vague d'assassinats [20] [fr] de certains de leurs leaders. On peut également souligner une volonté de réécrire l'histoire pour se libérer des traces laissées par le colonialisme. Ainsi, les Piurek exigent d'abord de ne pas restaurer la statue de Belalcázar – comme l'a déclaré le maire de Popayán [3]. Ils souhaitent par ailleurs que soit érigé un monument représentant une figure qui permette au peuple de “retrouver sa dignité”. Enfin, ils exigent [21] de l'État colombien “une réparation historique en ces temps de racisme, de discrimination, de féminicides, de corruption et d'assassinats des leaders de mouvements sociaux”.