Les Caraïbes demandent réparation pour les dommages de l'esclavage (2/3)

Le commerce triangulaire ; photo de Ben Sutherland sur Flickr, sous licence CC BY 2.0. Texte : « Dans les années 1700, l'Angleterre était le principal pays de la traite des esclaves. La moitié des Africains transportés à travers l'Atlantique et réduits en esclavage l'ont été sur des navires britanniques. »

Cet article est le deuxième d'une série de trois qui traite des réparations pour l'esclavage dans les Caraïbes. (Lien vers le premier article [fr]). Il est centré autour d'enjeux discutés lors de l'événement « Plaidoyer pour les réparations »  organisé à l'occasion du Festival  Littéraire NGC Bocas. Lors de cet événement diffusé en direct sur Facebook, Sir Hilary Beckles, président de la CARICOM (Communauté des Caraïbes) a mené un entretien approfondi sur la situation.  

Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.

En commemoration de la Journée internationale pour les réparations, le NGC Bocas Lit Fest, le plus prestigieux festival littéraire des Caraïbes, a organisé une session sur les problèmes liés à la nécessité de réparations des dommages liées à l'esclavage dans la région.

Dans cet épisode de la série, Global Voices se penche sur les nombreuses façons dont les anciennes puissances coloniales peuvent réparer leurs politiques de sous-développement délibéré des Caraïbes.

Le « ghetto » de l'empire britannique

Dans le cadre des conditions de l'indépendance des Caraïbes, les anciennes colonies britanniques ont demandé des fonds de développement pour aider à mettre en place des infrastructures et des services publics clés. Les revendications ont été écartées d'emblée, ce qui a incité Eric Williams, le premier Premier ministre de Trinité-et-Tobago et l'un des architectes du mouvement indépendantiste, à déclarer :

The West Indies are in the position of an orange. The British have sucked it dry and their sole concern today is that they should not slip and get damaged on the peel […]

Les Antilles sont dans la position d'une orange. Les Britanniques en ont sucé tout le jus et leur seul souci aujourd'hui est de ne pas risquer de glisser et se blesser sur la peau […]

Il est intéressant de noter que les colonies britanniques des Indes orientales ont reçu 50 millions de livres britanniques [environ 65 083 000 dollars US] dans le cadre du plan Colombo, ce qui a facilité leur transition vers la souveraineté. Sir Hilary Beckles, président de la Commission des réparations de la CARICOM, attribue le rejet par la Grande-Bretagne de la demande de financement des Antilles au fait que la région était « le foyer de leur culture de suprématie blanche ». Les Noirs, a-t-il dit, n'étaient pas considérés comme des bénéficiaires légitimes ou méritants pour un plan de développement ; l'ancien Premier ministre David Lloyd George [fr] a en effet évoqué un jour l'idée que les Antilles témoigneraient d'un « empire misérable » qui déprécierait le prestige mondial de la Grande-Bretagne.

Le « modèle Arthur Lewis »

La position de la Commission des réparations de la CARICOM est que la Grande-Bretagne a une dette envers la région, basée sur la valeur de 200 ans de travail non rémunéré réalisé par 15 millions de personnes réduites en esclavage. Cette dette active, estime Sir Hilary, représenterait environ 7 000 milliards de livres [un peu plus de 9 milliards de dollars US]. C'est plus que le produit intérieur brut (PIB) du pays. Pour régler cette dette, les Caraïbes réclament une injection majeure de capitaux afin de mettre en place une infrastructure propice au développement durable. La solution proposée s'appuie sur ce que l'on appelle le «paradigme Arthur Lewis».

Sir Arthur Lewis [fr] était un économiste de Sainte-Lucie qui a reçu le prix Nobel de sciences économiques en 1979. Lewis avait élaboré un modèle de développement pour les Caraïbes, reposant sur une action radicale pour soutenir la réforme économique et une répartition plus équitable des richesses. Lewis a proposé le plan Marshall [pdf] par lequel « les nations plus riches devraient instituer un système de subventions pour permettre aux pays plus pauvres d'améliorer leur service public ». Il a écrit :

The British […] are responsible for the presence in these islands of the majority of their inhabitants, whose ancestors have contributed millions to the wealth of Great Britain, a debt which has yet to be repaid.

Les Britanniques […] sont responsables de la présence dans ces îles de la majorité de leurs habitants, dont les ancêtres ont contribué des millions à la richesse de la Grande-Bretagne, une dette qui n'a toujours pas été remboursée.

Des mesures concrètes comprenant l'annulation de la dette ainsi que des investissements dans l'éducation, l'agriculture et la santé publique contribueraient grandement à aider la région à solidifier sa base économique.

Les excuses ne suffisent pas

À la suite des manifestations mondiales autour du meurtre de George Floyd et des révélations dans la base de données de l'University College London sur les héritages de la propriété d'esclaves par les Britanniques, la Banque d'Angleterre et Lloyd's of London ainsi que diverses autres organisations se sont récemment excusées pour leur rôle « honteux » dans le commerce triangulaire [fr].

La Commission des réparations de la CARICOM a toutefois clairement indiqué que les excuses ne suffisaient pas. La voie à suivre, soutient Sir Hilary, passe par la création d'un fonds de développement des investissements pour aider les sites d'exploitation, un modèle d'investissement pour le bien public utilisé avec succès par le plan Colombo. Il considère ce modèle comme faisant partie intégrante de la voie vers l'indépendance pour la région :

We transformed these broken colonies into functional democracies without any support. […] We have been borrowing money to support our development from Day One and now we have this debt crisis because we were abandoned by those who […] plundered our wealth. We had to go and borrow money from them to fund our own development. This is the cycle in which you are trapped into poverty. Reparations is one of those instruments that will help to break that cycle.

Nous avons transformé ces colonies brisées en démocraties fonctionnelles sans aucun soutien. […] Nous avons emprunté de l'argent pour soutenir notre développement depuis le départ et nous faisons désormais face à cette crise de la dette parce que nous avons été abandonnés par ceux qui […] ont pillé nos richesses. Nous avons dû aller leur emprunter de l'argent pour financer notre propre développement. C'est le cycle dans lequel vous êtes pris au piège dans la pauvreté. Les réparations font partie des instruments qui aideront à briser ce cycle.

Décrivant le mouvement pour la justice réparatrice comme « le plus grand mouvement politique du 21e siècle » , il a ajouté qu'il unirait les peuples du monde entier qui ont été colonisés, afin de faire passer le message qu'ils n'acceptent plus ce système de « civilisation » et qu'ils veulent que justice soit faite.

Le rôle prépondérant de l'Afrique

Les dirigeants de la Communauté des Caraïbes (CARICOM), ainsi que le Comité des réparations de la CARICOM, ont pris soin de méticuleusement transmettre les demandes de la région aux Nations Unies, mais ils comptent toujours sur le soutien de l'Afrique, en raison de son énorme influence mondiale et de sa forte capacité à plaider cette cause au sein de l'Union Africaine.

Certaines discussions bilatérales ont déjà eu lieu, mais Sir Hilary estime qu'une fois que les États africains « s'investiront davantage » dans la conversation, « la donne va changer ». Beaucoup trop, soupçonne-t-il, « ont été victimes de l'idée que […] leurs gouvernements antérieurs étaient partenaires » des atrocités de la traite négrière – un discours qu'il appelle une « mythologie absolue ».

You cannot have an international crime without a local partner […] but the presence of the local partner does not make the nation and the people of that society a partner.

Il n'y a pas de crime international sans partenaire local […] mais la présence du partenaire local ne fait pas de la nation et de son peuple un partenaire.

En comparant le commerce triangulaire avec le commerce illégal de stupéfiants, il a expliqué que les trafiquants d’esclaves européens étaient si bien équipés – à la fois en nombre et en armement — que la vie des dirigeants africains était souvent en danger s’ils osaient se mettre en travers de leur chemin. Néanmoins, de nombreux Africains ont résisté et se sont battus pour mettre fin à la traite esclavagiste.

Le troisième et dernier épisode [fr] de cette série traitera de l'importance des universités dans le mouvement vers la justice réparatrice et de la triple menace que les Caraïbes affrontent actuellement.

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