En Colombie, des entreprises de production de cannabis canadiennes et américaines menacent les populations indigènes

L'image montre 2 hommes jouant de la flûte kuv' dans un champ de maïs. Ils sont vêtus d'habits et chapeau traditionnels.

Peuple Misak dans le département du Cauca, en Colombie. Wairaquetzal [en] via Flickr, sous licence CC BY 2.0.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages web en espagnol.

Ce reportage a été initialement publié sur Media.coop [en]. La version remaniée suivante est parue sur Global Voices dans le cadre d'un accord de partage de contenu.

En 2016, lorsque l'accord de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) a été signé, la Colombie a également légalisé la culture, le traitement et l'exportation du cannabis thérapeutique. À ce jour, la totalité des investissements dans les exploitations et laboratoires de cannabis thérapeutique de ce pays avoisine les 600 millions de dollars canadiens, dont « environ 100 millions [en] injectés par des entreprises canadiennes, premières du secteur », selon Michael Cullen et Miguel Salcedo, consultants internationaux chez FTI Consulting.

La même année, les autorités nationales ont accordé la première licence à PharmaCielo, société canadienne ayant une filiale à Rionegro, dans la province d'Antioquia, laquelle emploie 500 Colombiens. Aux dires de l'attaché de presse de PharmaCielo, l'engagement de l'entreprise dans l'ensemble des opérations en Colombie est resté « inchangé depuis sa création ».

« C'est le cœur de notre stratégie commerciale et nous espérons poursuivre notre croissance sur le long terme », a déclaré le porte-parole à Media Co-op dans un courriel.

La société collabore avec Seynekun, une association pilotée par le peuple Arhuaco, au service des communautés indigènes œuvrant sur différents projets dans la Sierra Nevada, entre les provinces de Magdalena et de Cesar.

PharmaCielo coopère également avec la Caucannabis Cooperative dont la vocation est d'améliorer la santé des gens via le cannabis thérapeutique. Cette coopérative compte 63 membres issus de différents groupes ruraux et ethniques, notamment des agriculteurs et des membres des communautés indigènes Nasa et Paeces, disséminées sur cinq municipalités : Jambaló, Corinto, Caloto, Miranda y Toribio, Cauca du Nord.

En outre, parmi les 30 membres que compte l'association colombienne Asocolcanna, regroupant différents acteurs liés à la production du cannabis, au moins huit sont des sociétés canadiennes et colombo-canadiennes (Pharmacielo, Khiron, Nusierra, Ecopharma, Canopy Growth, Avicanna, Cleaver Leaves, Green Health), ainsi que d'autres sociétés canadiennes non mentionnées sur son site web telles que Verdemed et Aphria.

Selon Fedesarrollo, un centre de recherche socio-économique colombien, le marché mondial du cannabis pourrait connaître une croissance de 44 % [pdf] d'ici 2025.

En 2019, la société américaine One World Pharma a acquis des licences colombiennes autorisant la culture non-psychoactive à faible teneur en THC [tétrahydrocannabinol, cannabinoïde le plus abondant et le plus présent dans la plante de cannabis], la fabrication de dérivés du chanvre et l'utilisation de semences. Elle s'est aussi vantée [en] de son partenariat avec le peuple Misak pour la culture, l'achat et la vente de cannabis et de chanvre non psychoactifs destinés à la recherche médicale et scientifique.

Cette société travaille également avec Wala Cannabis. Toutes deux ont été distinguées par la Croix de la médaille de Belalcázar attribuée par l'assemblée provinciale en reconnaissance de leurs investissements en 2019. Belalcázar était un conquérant espagnol ainsi que le fondateur de la ville de Popayán dans le Cauca, dont la statue a été renversée [fr] par le peuple Misak l'année dernière.

Le cannabis est étranger à notre médecine traditionnelle

Cet afflux massif d'investissements dans le secteur du cannabis compromet toutefois le mode de vie traditionnel des nations indigènes telles que les Misak. Plus de 26 000 Misak vivent aux quatre coins du pays dans les provinces de Cauca, Caquetá, Huila, Putumayo, Valle del Cauca, Cundinamarca et Meta, et nombreux sont ceux pour qui la culture du cannabis est source de préoccupation.

Mama Mercedes Tunubalá, maire Misak dans la municipalité de Silvia, située dans la province de Cauca, a confié à Media Co-op les inquiétudes des autorités traditionnelles quant à l'avenir des jeunes générations et aux bouleversements sociaux que génère ce type de monoculture, comme l'a montré l'exemple de la culture du pavot pour l'opium par le passé.

« Nous croyons aux plantes médicinales, chaudes et froides, lesquelles possèdent leurs propres propriétés, en revanche le cannabis est étranger à notre médecine traditionnelle », a-t-elle déclaré en espagnol. « Nous ne sommes pas intéressés et nous ne l'utilisons pas. »

Jesús Tunubalá, secrétaire politique du Conseil des Taitas et Mamas, autorités traditionnelles du peuple Misak Nu Nakchack, explique également que la culture du cannabis peut être source de conflits sur des terres où différents acteurs sociaux tels que les paramilitaires et les trafiquants de drogue se disputent le territoire.

De plus, il défend les pratiques agricoles locales qui, à son avis, respectent la Terre nourricière, y compris la culture de diverses plantes dans des yatules (vergers) autour des maisons. Ces pratiques, dit-il, encouragent des modes de culture traditionnels, contrairement aux monocultures de cannabis.

Pour la population Misak, la pénurie de terres aggrave considérablement la situation.

À titre d'exemple, au sein de la réserve des Guambianos, 78 % des terres sont classées comme écosystèmes importants et zones sacrées, ne laissant que 22 % des terres disponibles pour une utilisation agricole.

Taita José Pillimue, vice-gouverneur du conseil municipal au sein de la réserve des Guambianos, a ajouté que la monoculture du cannabis a divisé son peuple, dans la mesure où certains cultivateurs ne respectent pas les directives des autorités traditionnelles chargées de préserver les terres et la souveraineté alimentaire de la population Misak.

La scission est déjà effective puisque certaines sociétés sous contrôle Misak, plus précisément Farmacéutica Indígena Medicinal Wala Cannabis Zomac Colombia S.A.S et Pharma Indígena Misak Masnar S.A.S., se sont alliées à l'entreprise américaine One World Pharma. Media Co-op a cherché à contacter ces deux entreprises, des demandes restées sans réponse au moment de la mise sous presse.

Toutefois, les autorités traditionnelles Misak sont sans équivoque, comme le montre cet extrait d'un communiqué de presse :

Le peuple Misak ne s'inclinera pas face à la mise en place d'un régime corporatif sur son territoire parce que nous ne vendrons pas notre main-d'œuvre, nous ne deviendrons pas non plus les travailleurs d'une société étrangère.

Les multinationales ne sont pas les bienvenues

Le Cauca se classe au second rang des départements colombiens comptant la plus importante population indigène. Stratégiquement situé dans le sud-ouest, le département dispose d'un accès à l'océan Pacifique, d'une variété de climats, de terres fertiles, de rivières, de minéraux et de métaux.

Selon l’Observatoire colombien des drogues [pdf], le Cauca est le département qui, en 2017, a produit le plus de pavot et était également en tête pour la culture du cannabis. Quatorze des 91 massacres perpétrés en 2020 s'y sont produits, notamment le meurtre de 96 des 300 dirigeants syndicaux présents sur place. Cette année, un autre [en] massacre a déjà été commis dans la région.

La situation géographique de la Colombie est idéale pour les investisseurs étrangers, de par son climat, son ensoleillement, sa situation géostratégique pour les exportations et son coût de production plus faible (environ 0,50 $/gramme de fleurs de cannabis contre 2,10 $/gramme au Canada). Les coûts de production plus faibles sont le fait d'une main-d'œuvre bon marché (sous-payée).

Ceci explique le nombre élevé de licences accordées par le ministère de la Santé du pays. Elles étaient au nombre de 632 au 30 décembre 2020, en plus de celles approuvées par le ministère de la Justice et de l'Intérieur.

L'année dernière, les médias traditionnels ont indiqué que la société Pharma Indígena Misak Manasr S.A.S, gérée par un groupe du peuple Misak, avait décroché la première licence pour la culture du cannabis et allait travailler avec la société américaine One World Pharma.

Pourtant, en dépit de l'annonce de cette « bonne nouvelle », les autorités nationales traditionnelles, Misak Nu Nakchak, Fogón de la Autoridad Mayor et l'Unité du peuple Misak (Unidad del Pueblo Misak), ont exprimé leur opposition.

Dans un communiqué de presse publié en espagnol, ces institutions ont évoqué leur mandat, attribué lors des congrès nationaux de 2017 et 2019, lequel interdit à la fois l'expansion des plantations de monocultures et les formes extérieures de pression économique jugées comme une menace à la souveraineté ancestrale :

Nous avons convenu que sur aucune des terres collectives de nos territoires nationaux, Nu Nakchak, ne serait permise l'expérimentation avec des monocultures, des exploitations minières et autres projets, qui brisent l'équilibre de notre santé, de notre culture et de notre spiritualité sur le territoire Misak.

Les autorités Misak ont, en outre, fait valoir que la production de cannabis enrichissait les multinationales, détournant ainsi des terres nécessaires à la population Misak pour leurs propres besoins, ce qui bafoue l'héritage des ancêtres qui ont bataillé pour en obtenir l'usage.

Taita José Pillimue estime que le gouvernement colombien se doit de limiter l'entrée des sociétés transnationales qui influencent l'économie politique partout où elles passent.

La présence internationale sur les territoires indigènes, a-t-il souligné, a un impact néfaste sur leur culture et leur stabilité économique.

Pour cette raison, a-t-il ajouté, la prolifération des sociétés multinationales, lesquelles accumulent des richesses pour les pays industrialisés, n'est tout simplement pas la bienvenue.

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