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Les autorités anglaises du football suspendent une star étrangère pour une remarque «raciste», mais ce n'était rien de tel

Catégories: Amérique latine, Royaume-Uni, Uruguay, Ethnicité et racisme, Médias citoyens, Sport, The Bridge
Appliqués sans égard au contexte social, culturel et linguistique, les efforts antiracistes risquent de devenir une caricature d'eux-mêmes

Edinson Cavani, attaquant de l'Uruguay et de Manchester United. Photo par Ben Sutherland / Flickr [1] sous licence CC BY 2.0. [2]

[A moins d'indication contraire, tous les liens mènent vers des sites en espagnol, ndt.] 

Cet article a été initialement publié sur Persuasion [3] et est édité par Global Voices.

Edinson Cavani était extatique. L'attaquant uruguayen vedette de Manchester United avait marqué deux buts magnifiques [4] lors d'une spectaculaire victoire 3-2 contre Southampton en Premier League anglaise. Son ami uruguayen resté au pays, Pablo Fernández, a envoyé ses félicitations sur Instagram, auxquelles Cavani a répondu, en utilisant le surnom porté depuis toujours par Fernández : « Gracias negrito ».

C'est là que ses ennuis ont commencé. Certains médias britanniques ont  [5]conclu [5] [en] que la réponse de Cavani était offensante sur le plan racial, alors le joueur s'est rapidement excusé et a supprimé le post sur Instagram. Mais c'était trop tard ! L'Association anglaise de football – tout en ne  [6]trouvant [6] [en] « aucune intention de la part du joueur de faire de la discrimination ou d'être offensant de quelque manière que ce soit » – lui a quand même infligé une amende de 100 000 livres (environ 135 000 dollars US) et l'a suspendu pour trois matchs.

Pour nous, Latino-Américains, l'histoire était tout simplement incompréhensible. « Negrito » – le diminutif du mot « noir » – semble agressif en anglais. Mais, comme  [7]l'a [7] noté [7] l’Académie nationale des lettres de l'Uruguay, en espagnol, ce n'est pas offensant ; c'est un terme d'affection. Ce n'est même pas particulièrement racialisé : beaucoup de Blancs sont surnommés negrito,  y compris, en l'occurrence, l'ami de Cavani. (Ses cheveux sont noirs.)

« Malheureusement », lit-on dans une déclaration [8] de l'Union des joueurs uruguayens, « par sa sanction, l'Association anglaise de football exprime une ignorance et un dédain absolus pour une vision multiculturelle du monde ». La Confédération sud-américaine de football, CONMEBOL, a également exprimé [9] son soutien à Cavani. Un vignoble uruguayen a commencé à commercialiser un nouveau millésime, baptisé « Gracias Negrito [10] ».

Il est facile d'y voir la dernière occurrence en date d'un gommage du contexte – l'incompréhension inévitable qui survient sur les médias sociaux lorsque le contenu produit pour un public déterminé parvient aux oreilles d'un autre, prêt à s'offusquer. Mais cela va plus loin que ça. L'affaire Cavani montre la façon dont les débats sur les questions raciales aux États-Unis sont mondialisés via l'exportation d'une forme radicale d'idéologie antiraciste qui considère les appels au contexte ou la compréhension interculturelle comme une excuse pour les personnes bornées.

Soyons clairs : les Afro-descendants d'Amérique latine sont sans aucun doute désavantagés. Selon un  [11]rapport [11] [en ; pdf] de la Banque mondiale de 2018, les Afro-descendants de la région sont 2,5 fois plus susceptibles de vivre dans la pauvreté chronique que les Blancs ou les Métis. Ils ont également moins d'années de scolarité en moyenne, des taux de chômage plus élevés et moins de représentation aux postes de prise de décision, tant publics que privés.

Cependant, la situation est plus complexe que le paradigme simpliste noir / blanc qui imprègne les débats américains sur la race. Par exemple, la population autochtone d'Amérique latine compte environ 50 millions de personnes [12], qui appartiennent à près de 500 groupes ethniques différents. La pauvreté matérielle touche 43% des ménages autochtones de la région et l’extrême pauvreté est 2,7 fois plus élevée que dans le reste de la population. Surtout, l'identification et la dynamique raciales en Amérique latine sont beaucoup plus fluides qu'aux États-Unis ou en Grande-Bretagne.

Le plus difficile à comprendre pour mes amis anglo-saxons, c'est que la race en Amérique latine dépend du contexte : les  personnes ayant le même teint et la même apparence physique peuvent choisir de s'identifier différemment selon l'endroit où elles se trouvent, ce qu'elles font, avec qui elles sont. La race n'est pas fixée pour nous, ce qui est l'une des raisons pour lesquelles les termes racialisés en espagnol n'ont rien de comparable à ce qu'ils sont en anglais.

J'en sais quelque chose. Mon nom de famille est Sosa parce que la grand-mère de mon grand-père paternel a adopté le nom de famille de ses « propriétaires ». Ses parents avaient été kidnappés dans ce qui est aujourd'hui l'Angola et ont fini par travailler dans un ranch à Choroni, au Venezuela. Ayant grandi à Caracas, ma race fluctuait de façon transparente, en fonction de la personne avec qui j’étais. Au lycée, quand j'ai fait une chorégraphie des Spice Girls avec un groupe de copines, j'étais Mel B, « Scary Spice » – mes cheveux sont bouclés et mon nez est large, et mes amies avaient toutes la peau plus claire que moi, alors dans ce contexte, j'étais noire. Plus tard, lorsque je me suis portée volontaire dans un quartier où les enfants avaient la peau plus foncée, ils m'ont tous appelé « catira » (« la blonde ») à cause de ma couleur de peau plus claire que la moyenne des Caraïbes. Demandez-moi quelle est ma race, et la seule réponse honnête que je puisse donner est… cela dépend.

Dans notre région, où le métissage (mestizaje  ou  mestiçagem) a souvent été la norme à partir du 19ᵉ siècle, nous avons un système de couleurs beaucoup plus complexe que le simple noir et blanc : les Brésiliens, par exemple, utilisent plus de 130 termes [13] [en] pour décrire les nuances de la couleur de la peau. Essayer de donner un sens à ces catégories en utilisant des classifications raciales anglo-américaines est sans espoir – ce n'est tout simplement pas ainsi que nous abordons les choses.

Paula Salerno – une linguiste qui a fondé Discursopolis [14], un outil d'analyse de texte en espagnol en ligne – m'a dit qu'interdire un mot donné quel que soit le contexte dans lequel il est utilisé suppose que les mots existent indépendamment de la façon dont nous les utilisons. Pour un linguiste, cela n'a aucun sens.

Dans les médias de langue espagnole, la sanction infligée à Cavani a provoqué une stupéfaction presque universelle. « Injuste » et « disproportionné » étaient les mots qui revenaient le plus souvent. Tant et si bien que je n'ai pas pu trouver une organisation antiraciste soutenant sans équivoque et officiellement la sanction.

Cependant, certains militants de la région ont pensé que la sanction et l'interdiction de trois matches étaient justifiées. Sandra Chagas, une militante antiraciste afro-uruguayenne, l'a soutenue – mais seulement lorsque je l'ai pressée de prendre position. « Cela a des connotations racistes avec des réminiscences de l'esclavage », m'a-t-elle dit par téléphone. Sa punition« est comme une amende pour avoir garé votre véhicule au mauvais endroit : peu importe que vous l'ayez fait avec de bonnes intentions ou sans savoir qu'il était interdit de stationner là. »

Mais Alejandro Mamani, qui représente Identidad Marrón  [15](Identité maronne), un collectif en ligne pour les Latino-Américains à la peau brune, a rejeté la punition. Il a soutenu que nous devrions faire la distinction entre des expressions comme « negrito » qui ont des connotations positives et des expressions qui utilisent « negro » comme terme péjoratif, comme « mercado negro » (marché noir) ou « magia negra » (magie noire).

La Fédération anglaise de football a soutenu ces dernières années une politique de tolérance zéro à l'égard du racisme. Compte tenu de la lamentable histoire de racisme agressif [16] [en] contre les joueurs et les supporters, cette initiative se faisait attendre depuis longtemps. Le racisme et le hooliganisme ont gangrené les stades, notamment au cours des années 1980, et des joueurs noirs ont été tourmentés par les insultes tout en étant censés jouer pendant que des voyous dans les gradins leur jetaient des bananes. Tardivement, les autorités ont réprimé ces comportements et les stades de football anglais sont aujourd'hui des endroits très différents. Ceci dit, les joueurs sont toujours soumis au racisme, notamment via les réseaux sociaux. La Fédération de football est donc désireuse de soutenir les initiatives antiracistes. Que pourrait-il y avoir de mal à cela ?

C'est une question à poser à Cavani. Appliqués sans considération du contexte social, culturel et linguistique, les efforts antiracistes risquent de devenir une caricature d'eux-mêmes, de creuser un fossé entre des personnes de cultures différentes plutôt que de les rassembler, comme le football le fait de manière impressionnante dans le monde entier, impliquant des personnes de toutes origines et couleurs dans les efforts d'équipe. La Fédération anglaise de football, avec sa sanction exagérée infligée à Cavani, a plutôt réussi à ne montrer qu'une adhésion stupide à une idéologie antiraciste maximaliste anglo-américaine qui ne fait pas grand-chose pour lutter contre le racisme lui-même.

Plutôt que d'exporter ses névroses raciales survoltées, l'Anglosphère devrait se demander s'il y a quelque chose de positif à importer des Latino-Américains : la façon dont nous considérons la vaste complexité de l'identité plutôt que de rechercher une opposition binaire et, dans le meilleur des cas, notre manière affectueuse de reconnaître les différences superficielles, qui rend les termes raciaux acceptables.