Des observateurs occidentaux se méfient eux aussi d’Alexeï Navalny

Alexeï Navalny lors de l'interview, en chemise à carreaux. Il semble concentré, le front plissé.

Capture d'écran de l'interview sur l'opinion d'Alexeï Navalny concernant le nationalisme par le vlogger Youri Doud sur sa chaîne YouTube.

Aujourd’hui, la plupart des membres de l’opposition libérale russe, à l’instar de l’Occident, considèrent que peu importe les erreurs qu’a pu commettre Alexeï Navalny par le passé, celles-ci doivent être balayées au nom de son combat contre le régime politique [en] du président Vladimir Poutine. Parmi les citoyens d’Asie Centrale, en revanche, cette position est contestée – et quelques voix minoritaires en Occident s’inquiètent aussi de la vénération sans réserve dont Navalny fait l'objet.

Nazgul Yergalieva, une consultante originaire du Kazakhstan qui travaille sur des questions de politiques publiques et sur les réformes de la justice pénale, a fait part à Global Voices son point de vue sur Navalny. Bien qu’elle admire le courage de ce dernier, qu’elle réprouve sa condamnation et estime qu’il devrait être immédiatement libéré et bénéficier d'un procès équitable, certains éléments l’inquiètent :

I do not agree with his political views towards minorities, foreigners and his choice of offensive and even hateful language towards various nationalities. His position on migration does the opposite of supporting fragile calls for tolerance and condemning flourishing xenophobia in the society. I also do not agree with the position of withholding such disagreement or having it interpreted as an attack or criticism against his other convictions and values. I think we should have honest conversations and ask questions in order to understand the nuances. Only such open conversation will lead to engagement, inclusion and pluralism.

Je ne suis pas d’accord avec ses opinions politiques sur les minorités, les étrangers et son recours à une rhétorique agressive, incitant même à la haine contre plusieurs nationalités. Sa position vis-à-vis de l’immigration est à l’opposé des appels fragiles à la tolérance et de la condamnation de la xénophobie dans la société. Je ne suis pas non plus d’accord avec l’idée selon laquelle il faudrait s’abstenir d’exprimer ce type de désaccord ou l’interpréter comme une attaque ou une critique envers les convictions et les valeurs qu’il porte par ailleurs. Je pense qu’il faut avoir des conversations franches et poser des questions afin de comprendre les nuances. Seuls des débats ouverts comme celui-ci peuvent conduire à l’échange, à l’inclusion et au pluralisme.

C’est une question essentielle, et pas seulement en Asie Centrale. La Russie est un pays multiethnique où les citoyens qui ne sont pas d'ascendance slave (c'est-à-dire les personnes qui ne considèrent pas comme russes, ukrainiennes ou bélarusses) représentent 17 pour cent [en] de la population.

La plupart des travailleurs immigrés ont une piètre opinion de Navalny

Pour une majorité de travailleurs immigrés originaires d’Asie Centrale installés en Russie, la rhétorique de Navalny en fait une figure controversée, voire même ouvertement néfaste, étant donné qu’il est favorable à la régulation de la présence d’immigrés d’Asie Centrale. Actuellement, les citoyens du Kazakhstan, du Kirghizstan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan n’ont pas besoin de visa pour venir en Russie et peuvent rester sur le territoire 90 jours [ru]. Si certains empruntent la voix légale pour trouver des contrats de travail et obtenir leur visa depuis leur pays d’origine, d’autres achètent simplement un aller simple par avion, train ou bus et trouvent du travail sur place, le plus souvent pas le biais de réseaux d’immigrés.

Rashid [son nom a été modifié pour des raisons de sécurité], un immigré ouzbek qui vit à Moscou depuis dix ans, explique qu’au sein de sa communauté, Navalny est connu comme le politicien qui veut instaurer les visas – l’exact opposé de Poutine. Ses moqueries sur la prétendue méconnaissance par les Ouzbeks du poète Pouchkine, figure emblématique en Russie, sont souvent citées comme preuve de son mépris envers les citoyens d’Asie Centrale.

En effet, dans une interview en 2018, Navalny déclarait : « En Ouzbékistan, personne ne connaît Pouchkine. » En réponse à cette déclaration, des Ouzbeks ont réalisé une flash mob en ligne où ils récitaient des poèmes de Pouchkine pour montrer qu'il ne savait absolument pas de quoi il parlait, lui qui n’avait jamais mis les pieds dans le pays. Cette vidéo YouTube, en russe, diffusée par Aliv TV channel et intitulée « Узбеки за Пушкина, против Навального » (« Les Ouzbeks pour Pouchkine, contre Navalny »), montre la déclaration de Navalny, suivie des images d’Ouzbeks récitant des poèmes de Pouchkine. Le commentateur de la vidéo ajoute que Navalny ne s’est jamais excusé pour ses propos.

En mai 2012 [ru] un incident similaire se produit lorsque Navalny décrit publiquement Abaï [fr], figure majeure de la littérature, de la musique et de la philosophie kazakhes du 19ᵉ siècle, comme étant un « непонятный Казах » (« un Kazakh incompréhensible »). Cette fois-ci, en revanche, il s’est excusé sur les réseaux sociaux et s’est revendiqué fan d’Abaï. L’ironie de l’histoire, c’est qu’Abaï a lui aussi rédigé des textes pour réclamer des élections équitables.

Des critiques aussi en Occident

Son succès en tant que personnalité publique tient en partie au solide soutien que lui porte l’Occident, dressant un portrait quelque peu biaisé de lui, notamment par le biais des discours des figures politiques, des membres de la société civile et des journalistes. Dans une certaine mesure, cette considération l’a protégé malgré sa notoriété – du moins jusqu’à la tentative d’assassinat dont il a été victime en août 2020.

Global Voices s’est entretenu avec Almout Rochowanski, une experte en droits humains spécialisée dans l’espace postsoviétique et l’impact de la politique étrangère de l’Occident sur la démocratisation de cet espace, pour comprendre pourquoi l’opinion occidentale minimise toute critique à l’égard de Navalny :

[This tendency] comes from an assumption among post-Cold War Western policy-makers they should have control or at least influence over Russia’s leadership and bend them to their will. This definitely became reality in the 1990s, when Western policy-makers imposed their will on Russia in foreign and security policy and internal reforms, and from then on they came to expect it.

When Putin arrived on the scene, this influence abruptly ended; Russia was no longer ‘rolling over’ for Western foreign policy interests. This new status quo has lasted intolerably long in the eyes of Western policy makers, and the longer it lasts, the more desperate the grasping for someone new becomes, and that means they are more and more ready to overlook anything problematic. Interestingly, Western policy-makers even turn a blind eye to the fact that Navalny’s foreign and security policies run directly counter to Western objectives. He supports Russia’s annexation of Crimea, for example. Maybe they think it’s worth the gamble.

C’est une croyance que partagent les responsables politiques occidentaux depuis la fin de la guerre froide, selon laquelle ils doivent contrôler, ou du moins, influencer le gouvernement russe et le plier à leur volonté. Croyance qui s’est clairement concrétisée dans les années 1990 quand l’Occident a imposé ses choix à la Russie en matière de politique étrangère, de sécurité et de réformes internes. À partir de ce moment, c’est devenu une habitude.

Quand Poutine est arrivé sur la scène politique, cette influence a brutalement cessé ; la Russie n’était plus « soumise » aux intérêts géopolitiques de l’Occident. Aux yeux des responsables politiques occidentaux, ce nouveau statu quo est insupportable et dure depuis trop longtemps, et plus il dure, plus la nécessité de mettre la main sur une nouvelle personnalité politique se fait pressante, et cela se traduit par une capacité accrue à passer sous silence tout ce qui pourrait être problématique. Étonnamment, ils détournent les yeux de la politique étrangère et de sécurité de Navalny, alors même qu’elle va à l’encontre des projets de l’Occident. Il soutient l’annexion de la Crimée par la Russie par exemple. Peut-être que pour eux, ce risque vaut la peine d’être pris.

D’après Rochowanski, la fin justifie les moyens est une position partagée par de nombreux Russes libéraux,  comme en témoignent les slogans populaires arborés par les partisans de Navalny lors des manifestations, ce qui contribue à faire de lui une icône intouchable.

Les pancartes lors des manifestations en soutien à Navalny à Moscou. « Un pour tous et tous pour un. »

Global Voices a interviewé Alexeï Shlyapujnikov, un critique de Poutine qui dirige un site d’informations indépendant [ru] dans la ville de Vladimir, en Russie Centrale. Il appelle à la vigilance concernant Navalny :

Многим наблюдателям, включая меня, кажется довольно опасной тенденция единственного лидера российской оппозиции идти на поводу у самых низменных, но при этом самых массовых стереотипов российской политической действительности. Крайне опасно стремление потворствовать низменным чувствам широких слоёв населения, в стремлении понравиться им.

De nombreux observateurs, moi y compris, considèrent que la tendance de l'unique leader de l’opposition à perpétuer les stéréotypes les plus vils et les plus répandus de notre réalité politique, est dangereuse. Ce qui est extrêmement dangereux, c’est de flatter les instincts les plus bas des masses dans l’espoir de s’attirer leurs faveurs.

Si Rochowanski reconnaît que les personnes emprisonnées injustement devraient être impérativement libérées, elle met en garde :

We should never lionize anyone or make excuses for their actions, because we consider them useful (meaning, for Western policy-makers), or because they might oppose someone we find even more unpalatable. It’s not only immoral, it also never ends well. Think Western support for Yeltsin’s armed crackdown of parliament in 1993, and what that led to. Racism, antisemitism, Islamophobia are inherently incompatible with democracy and the rule of law.

If you deny people of different religion, ethnicity or colour their very humanity, if you propose to use violence against them and eliminate them, then you’re incapable of building a democratic, rights-based system — anywhere, but especially in a country as diverse as Russia. So my critique of Navalny isn’t about minor political differences, like flat versus progressive tax rates or the right pension age. This is about the very heart of democracy.

On ne devrait jamais aduler ou trouver des excuses aux actions de quelqu’un sous prétexte que cette personne est utile (c’est-à-dire, pour les responsables politiques occidentaux) ou qu’elle s’oppose à quelqu’un d’encore plus exécrable. Non seulement c’est immoral, mais ça ne finit jamais bien non plus. Pensez au soutien de l’Occident à Boris Eltsine lors de la prise d’assaut du Parlement en 1993 et à ses conséquences. Le racisme, l’antisémitisme et l’islamophobie sont foncièrement incompatibles avec la démocratie et l’État de droit.

Si vous allez jusqu'à refuser de reconnaître l'humanité de personnes qui sont différentes par leur religion, leur appartenance ethnique ou leur couleur de peau, si vous envisagez l'élimination de ces personnes par des actions violentes, alors vous êtes incapable de construire un système démocratique fondé sur les droits. Cela est vrai n'importe où mais en particulier dans un pays d'une grande diversité tel que la Russie. C'est pourquoi ma critique de Navalny ne porte pas sur des différences politiques minimes, comme le choix d'un taux d'imposition fixe ou progressif, ou encore l'âge de la retraite. Il est ici question de l'essence même de la démocratie.

Note de la rédaction : Cet article est la deuxième partie d'une analyse sur l'image de l'opposant russe Alexeï Navalny en Asie Centrale. Retrouvez la première partie ici [fr].

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