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En Transnistrie, un retraité encourt des poursuites pénales pour sa rhétorique « anti-russe »

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Moldavie, Roumanie, Russie, Censure, Droit, Droits humains, Gouvernance, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, RuNet Echo

Plan moyen d'un homme âgé de type caucasien. Il porte des lunettes et a les cheveux blancs. Il est vêtu d'une chemise blanche et d'un gilet gris. En haut sur la droite, on distingue le logo « Zona de securitate.md » (site web moldave en langue roumaine, scrutant les violations des droits humains en Transnistrie). [1]

Extrait vidéo d'une interview [2] [ro] de l'accusé, publiée sur le site web dédié au suivi des droits humains « Zona de Securitate ».

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages web en russe.

Un retraité septuagénaire, originaire de Tiraspol, est accusé d'avoir offensé le président de la Transnistrie et de « nier le rôle utile des soldats russes de maintien la paix », au sein de cette république non reconnue, selon des documents publics récemment dévoilés.

Les charges à l'encontre de Mikhaïl Yermouraki ont été déposées en février 2020, après un désaccord avec la directrice d'un lycée à Tiraspol, capitale de la Transnistrie, sur la justification de l'installation d'une plaque commémorative dans les locaux de l'école, en hommage à un soldat russe tué en Syrie.

Mikhaïl Yermouraki a par ailleurs été inculpé pour « incitation à la haine inter-ethnique », accusation qui a toutefois été abandonnée plus tard. Il s'agit de la première affaire portée devant les tribunaux depuis la promulgation de la loi de 2016 interdisant aux citoyens de Transnistrie le droit de critiquer publiquement la mission russe de maintien de la paix. Le prévenu se trouve actuellement sous le coup d'une interdiction de voyager.

L'affaire a été rendue publique pour la première fois en décembre 2020 par Nikolaï Kouzmine, un blogueur russophone résidant en Transnistrie qui a écrit un billet à ce sujet sur sa chaîne Telegram [3].

Plus tôt ce mois-ci, « Zona de Securitate », un site web moldave en langue roumaine, scrutant les violations des droits humains en Transnistrie, a publié une interview [2] [ro] de Mikhaïl Yermouraki, dans laquelle il a détaillé les faits.

La Transnistrie [4] [fr] (ou Pridnestrovie) est un État sécessionniste limitrophe de la Moldavie et de l'Ukraine, qui s'est séparé de la Moldavie au début des années 1990 au cours d’un conflit armé [4] [fr]. La communauté internationale et la Moldavie ne reconnaissent pas l'État de facto de la Transnistrie, préférant la considérer comme une unité territoriale autonome au sein de la Moldavie, dotée d'un statut juridique spécial. En septembre 2016, les autorités de la république autoproclamée de Transnistrie ont tenu un référendum, au terme duquel elles ont commencé à planifier leur adhésion à la Fédération de Russie. Les forces de maintien de la paix russes maintiennent une présence de longue date dans la république et la situation concernant la Transnistrie a été souvent décrite comme un « conflit gelé [5] [en] ».

Il explique que la procédure pénale a été engagée contre lui fin 2019, après une discussion avec Tamara Gaydarly, directrice d'un lycée local, à propos d'une plaque commémorant la mort d'un soldat russe, ancien élève de l'école.

Au cours de cette discussion privée, raconte Mikhaïl Yermouraki, elle lui a posé des questions controversées, telles que : « Quel pays a existé en premier, la Moldavie ou la Roumanie ? » et « Quelle langue parlez-vous, le moldave ou le roumain ? »

En réponse, Mikhaïl Yermouraki, bien connu dans la communauté pour ses critiques à l'encontre des autorités de Transnistrie, a suggéré à la directrice de lire un texte préalablement rédigé par ses soins, exposant sa position.

La directrice de l'école a secrètement enregistré le débat et l'a transmis au ministère de la Sécurité d'État de Transnistrie. Très vite, la procédure pénale a été lancée contre Mikhaïl Yermouraki.

Dans son interview, le prévenu a indiqué que ce sont ses vues critiques sur le statut de la Transnistrie et le rôle des forces de maintien de la paix russes qui ont entraîné sa mise en accusation :

Меня обвиняют в трех преступлениях: оскорбление президента ПМР, что категорически запрещено на оккупированной территории России; второе — оскорбление российских миротворцев, которых я называю оккупантами, и третье, наиболее абсурдное из них, — разжигание межнациональной расовой и религиозной ненависти на территории ПМР. 

On me reproche trois délits : outrage au président de la PMR (Pridnestrovian Moldavian Republic, nom officiel de la Transnistrie), ce qui est expressément interdit sur le territoire occupé par la Russie ; outrage aux soldats de la paix russes, que je qualifie d'occupants ; et, le plus aberrant, incitation à la haine raciale et religieuse inter-ethnique sur le territoire de la PMR.

La version du parquet

Le centre d'information juridique« Apriori », l'un des rares groupes de défense des droits humains en Transnistrie, a publié, le 5 février dernier, une analyse détaillée de l'acte d'accusation [6] dans l'affaire de Mikhaïl Yermouraki.

Selon le ministère public, l'accusé a rédigé un article intitulé « Réflexions sur les évidences de la PMR » (Thoughts about the obvious in « PMR »), en 2006, dans lequel il expose ses positions critiques vis-à-vis du gouvernement autoproclamé de Pridnestrovian ainsi que de l'implication de la Russie dans le processus de maintien de la paix.

Lors de sa conversation avec la directrice d'école, selon la version de l'accusation, Mikhaïl Yermouraki aurait fait usage d'« un certain nombre de termes offensants » désignant le président de Transnistrie, notamment « mercenaire », « marionnette », ainsi que d'autres « déclarations visiblement fausses sur ses activités ». Ces propos ont donné lieu à son inculpation, en vertu de l'article 316-1 du code pénal de Transnistrie [7], concernant « l'outrage au président de Transnistrie ».

Par ailleurs, l'acte d'accusation pénale soutient [8] que le représentant officiel du président de Transnistrie au sein de l'administration centrale, T. Kharakhalup, « a révélé que le président avait analysé les déclarations publiques formulées par Mikhail Yermuraki et les avait jugées offensantes, à la fois en tant que citoyen privé et en tant que représentant des autorités, ce qui porte par conséquent atteinte à son autorité auprès du public. Il a donc jugé ces actions criminelles ».

Le dossier indique que, lors de son interrogatoire en février 2020, Mikhaïl Yermouraki n'a pas reconnu sa culpabilité [8] et « a expliqué que les accusations portées à son encontre l'ont été par une autorité illégale et que celles-ci sont mensongères ».

Réaction de l'opinion publique

Les abonnés du blog Telegram de Nikolaï Kouzmine ont rapidement réagi à la nouvelle. Alex, l'un d'entre eux, a pointé [3] ses critiques directement vers le président russe, Vladimir Poutine, lui reprochant de soutenir tacitement les efforts des autorités de Transnistrie qui lancent « de telles affaires sans aucune substance criminelle apparente et qui visent à nettoyer l'espace dédié à l'information » (orthographe et ponctuation originales conservées) :

И вообще надо быть идиотом, чтоб стать на такой шаткий стульчик, как нелигитимное президентство в ПМР, да ещё размахивать пером, подписывая людоедские законы. Это публицистика. Идиотские мысли в публицистике должны осуждаться читателем и союзом журналистов, а не судом, да еще до пяти лет заключения. Иногда через резкие и радикальные высказывания автор пытается передать градус своего отношения к чему-либо, прекрасно осознавая, что никто и никогда не последует его строкам.

Il faut être stupide pour grimper sur le tabouret branlant de la présidence illégitime de la PMR, et brandir sa plume pour signer des lois aussi draconiennes. Ce n'est qu'un essai sur des affaires courantes. Les réflexions idiotes, dans ces essais sur l'actualité, devraient être ostracisées par les lecteurs et le syndicat des journalistes, et non sanctionnées par le tribunal avec une peine pouvant aller jusqu'à cinq ans de prison. Parfois, un écrivain peut ambitionner de faire part de son point de vue sur une question au travers d'affirmations tranchantes ou radicales, tout en étant conscient du fait que personne ne le suivra jamais.

Dans l'affaire Mikhaïl Yermouraki, la procédure judiciaire est en cours. Le prévenu encourt une peine allant jusqu'à cinq ans de prison. Stepan Popovskiy, avocat au centre d'information juridique « Apriori », déclare [8] que l'affaire risque de passer devant la Cour européenne des droits humains :

У меня не вызывает сомнений, что это дело, если будет вынесен обвинительный приговор, окажется в Европейском суде по правам человека  с жалобой на нарушение ряда статей Европейской конвенции о защите прав человека и основных свобод, среди которых обязательно будет статья 10 Конвенции.

Je suis convaincu que, si une condamnation est prononcée, l'affaire sera portée devant la Cour européenne des droits humains et fera l'objet d'un recours basé sur la violation d'un certain nombre d'articles de la Convention européenne des droits humains et des libertés fondamentales, notamment l'article 10 de la Convention. Cet article dispose que la liberté d'expression est « indispensable dans une société démocratique ».