À presque six siècles de la naissance d'Alisher Navoï : à qui appartient le « père de la littérature ouzbèke » ?

Station de métro Alisher Navoï à Tashkent

La station de métro Alisher Navoï à Tashkent, décorée de manière à évoquer la culture du poète du XVe siècle. Photo de Filip Noubel, utilisée avec autorisation.

Le 9 février marque le 580e anniversaire de la naissance d’Alisher Navoï, un poète, linguiste et philosophe du XVe siècle, qui a joué un rôle central dans le processus d’édification de l’Ouzbékistan.

Le concept de nation est relativement jeune en Asie centrale, une région qui, pendant des siècles, s’est identifiée plutôt en relation à la religion, aux principales agglomérations urbaines et à la langue. Les habitants se définissaient comme sunnites, chiites, juifs ou appartenant à des régions liées aux grandes villes, telles que Boukhara, Samarcande, Kokand, Yining ou Kachgar, où la vie politique locale et le pouvoir militaire étaient concentrés.

L’Asie centrale, extrêmement mixte du point de vue linguistique, réunit deux principales familles de langues : persanes et turciques. Le persan était la langue de la Cour, de la littérature et de la philosophie, mais il a aussi infiltré les langues turciques, les enrichissant de centaines de mots. Encore aujourd’hui, de nombreux habitants de l’Asie centrale parlent aussi bien le tadjik et le dari, deux langues appartenant à la famille des langues iraniennes, que l’ouzbek, le turkmène ou le kirghiz, par exemple.

L’arabe a également joué un rôle majeur au niveau de la religion, de l'éducation et de la culture, tandis que le russe a fait son apparition en tant que langue coloniale au XIXe siècle.

En ce qui concerne les langues turciques qui, au fil du temps, sont devenues des langues distinctes – le karakalpak, le kazakh, le kirghiz, le tatar, le turkmène, l’ouïghour ou l’ouzbek – elles partagent toutes une langue littéraire commune, le tchaghataï ou چغتای, utilisée entre le XVe et le XXe siècle.

Alisher Navoï, symbole de la langue ouzbèke

Alisher Navoï était un poète et philosophe dont on se souvient, aujourd'hui en Ouzbékistan, principalement pour son engagement en faveur de l'usage du tchaghataï, la langue dans laquelle l’ouzbek moderne littéraire et oral puise ses origines.

Tout au long de sa vie, Navoï a navigué entre différentes régions, cultures et langues. Né en 1441 à Hérat, ville qui se trouve maintenant en Afghanistan, il a étudié à Mecched en Iran et à Samarcande en Ouzbékistan. Il est décédé à Hérat, où il est enterré. Polymathe, il a construit des immeubles, a servi le pouvoir politique local et a écrit en trois langues – tchaghataï, persan et arabe – principalement de la poésie. L'une de ses œuvres les plus célèbres est Muhakamat al-Lughatayn [en], littéralement « le jugement entre les deux langues ». Il s’agit d’un traité dans lequel il compare les mérites du persan par rapport au tchaghataï, concluant que ce dernier est supérieur.

Cette affirmation était pour le moins inhabituelle à cette période, étant donné le prestige associé au persan et la relative absence de textes rédigés en tchaghataï. C’est pour cette raison qu'Alisher Navoï est désigné dans le monde turcique, et particulièrement en Ouzbékistan, comme le père de la littérature ouzbèke. Son nom de plume vient du mot navo, qui signifie « mélodie » [en], une aspiration poétique que l’on retrouve dans ses ghazals, ces brèves poésies du monde musulman empreintes de symbolisme soufi. Parmi ses œuvres les plus connues figurent Khamsa – une collection de cinq poèmes épiques qui incluent des histoires d’amour cultes, telles que Farhad et Shirin [en] ou Majnoun et Leila – et Lison ut-Tayr (La Conférence des oiseaux en français). Il a également écrit des traités pour encourager les autres poètes à écrire en tchaghataï et à célébrer le patrimoine turcique.

Dans le film soviétique Алишер Навои (Alisher Navoï), produit en 1947 par le réalisateur tadjik Kamil Yarmatov, Alisher Navoï incarne un personnage clé dans le processus d'édification d'une identité autant soviétique qu'ouzbèke. Ce film est devenu culte en Union soviétique. À la vingt-et-unième minute, Navoï défend l'importance d'une « langue turcique qui peut unir le peuple » :

À qui appartient Navoï dans l'Ouzbékistan actuel ?

L'une des priorités des autorités ouzbèkes depuis le décès d’Islam Karimov, qui a dirigé le pays d'une main de fer depuis la fin de l'ère soviétique jusqu'en 2016, est de donner une nouvelle image au pays, soulignant son potentiel touristique le long de la route de la soie. Le président actuel Shavkat Mirziyoyev mise fortement sur les symboles culturels pour présenter son pays comme une destination attrayante autant pour le tourisme qu'en matière d'investissements. Voilà pourquoi une attention toute particulière  – par le biais d'événements à l'intérieur et à l'extérieur du pays – est accordée au 580e anniversaire de la naissance d'Alisher Navoï. Le poète est déjà très présent de par ses livres et sa place dans le programme scolaire, mais pas seulement : des statues ont été érigées en son honneur, des rues, une université, une bourse d'études, une station de métro et un théâtre portent son nom dans la capitale, Tashkent. Cette vidéo, accompagnée du hashtag en ouzbek #navoiyiftixorim (Navoï, ma fierté) montre des images d'endroits et de monuments importants associés au poète, accompagnées de la lecture de ses poèmes :

Il s'agit de festivités officielles, dirigées par le gouvernement, comme c'était le cas lors de l'ère soviétique. Mais certains appellent à d'autres manières de célébrer Navoï.

A’zam Obidov, un poète, traducteur littéraire et activiste culturel qui vit à Tashkent et qui a fondé le Pont littéraire et artistique de l'Ouzbékistan, a déclaré à Global Voices :

“В Узбекистане не существует хотя бы маленького международного фестиваля поэзии, международного фестиваля писателей. Мои многочисленные обращения о создании института Наваи за рубежом просто игнорируются. Нет прайвит-паблик партнершип в сфере искусства, культуры и литературы. Эти сферы, если хотят развиваться, должны быть независимыми, то есть полностью негосударственными, как в Европе. Для этого нужны нормальные законы. Например, если предприниматель, филантроп или какая-та организация поддерживает литературу или искусства, то, автоматически им предоставляется льгота по налогу. 

En Ouzbékistan, il n'y a aucun petit festival international de poésie ou pour les écrivains. J'ai demandé à maintes reprises l'établissement d'un Institut Navoï à l'étranger, mais mes demandes ont été ignorées. Il n'y a pas de partenariat entre le secteur privé et le secteur public dans les domaines de l'art, de la culture et de la littérature. Si ces domaines se développent, ils doivent être indépendants, donc entièrement en dehors de la sphère de l'État, comme c'est le cas en Europe et aux États-Unis. Pour cela, nous avons aussi besoin de lois ordinaires. Par exemple, si un homme d'affaires, un philanthrope ou une organisation décident de soutenir l'art ou la littérature, ils devraient automatiquement obtenir une réduction d'impôts.

De nombreuses œuvres d'Alisher Navoï ont été traduites en russe, mais peu de traductions sont disponibles en anglais [en], comme le dit Obidov, qui souhaiterait davantage de fonds et d'attention de la part du gouvernement à ce propos. Il a lui-même traduit certaines œuvres [en], révélant ainsi la sophistication et la complexité du langage et de l'imaginaire d'Alisher Navoï et espérant inspirer d'autres traducteurs qui pourraient, à leur tour, traduire ses œuvres dans leur propre langue. 

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