- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

Le recul de l’institution linguistique officielle de l’Espagne face à l’usage d’un pronom neutre

Catégories: Amérique latine, Espagne, Femmes et genre, Langues, Médias citoyens

Façade de l'Académie royale espagnole. Photo via Wikimedia Commons [1], sous licence CC BY-SA 4.0 [2].

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages web en espagnol.

L’Académie royale espagnole (RAE), une institution culturelle dédiée à la régulation linguistique du monde hispanophone, a inauguré le portail de « l'Observatoire des mots  [3]» le 27 octobre. Il s'agit d'une collection provisoire de termes et d'expressions n’apparaissant pas dans le dictionnaire de la langue espagnole (DLE) [4] mais qui ont été sources de débats publics ou de confusion.

Les médias [5] ont commencé presque immédiatement à publier des articles [6] à propos de l’introduction du pronom de genre neutre « elle » à la collection de l’Observatoire, encourageant la RAE à réitérer l’idée que l’utilisation de ce pronom n'avait encore été ni officiellement approuvée [7], ni inscrite dans le dictionnaire.

Le pronom « elle » en espagnol peut être utilisé comme alternatif à « el/ella » (il/elle). L’Observatoire des mots définit le pronom « elle » comme suit :

El pronombre elle es un recurso creado y promovido en determinados ámbitos para aludir a quienes puedan no sentirse identificados con ninguno de los dos géneros tradicionalmente existentes. Su uso no está generalizado ni asentado.

Le pronom « elle » est une solution créée et promue dans certains milieux afin de s’adresser à ceux ne s’identifiant à aucun des deux genres existant traditionnellement. Son usage n’est ni répandu ni bien établi.

Après le lancement de l’Observatoire, des universitaires [8], des journalistes [9] et le public [10] ont partagé leur point de vue quant à l’introduction du pronom dans la dernière initiative de la RAE.

Beaucoup de personnes ont considéré cette avancée comme un signe que la RAE se dirigeait vers une acceptation du nouveau pronom de la troisième personne, ce qui pourrait potentiellement encourager d’autres propositions linguistiques [11] visant à neutraliser le sexisme ancré dans la langue [12].

Salut, la RAE a incorporé le pronom ELLE. C’est une très grande reconnaissance, connaissant leurs réticences. La RAE est un peu comme le Pape ; nous nous fichons de ce qu’ils disent, mais ce qu’ils disent représente une grande partie de la lutte.

Cependant, la RAE a vite réfuté cette suggestion [15] en réitérant la position de l’institution [16] au sujet de l’usage du pronom « elle », qui n’avait pas changé : il ne faisait toujours pas partie des mots pris en considération pour une inclusion dans le dictionnaire.

Le 31 octobre, la RAE a été encore plus loin en retirant du portail [17] l’entrée concernant ce pronom pour « éviter toute confusion » le 31 octobre.

Merci pour votre intérêt. Du fait de la confusion générée par la présence du pronom « elle » dans « l’Observatoire des mots », il a été considéré préférable de retirer cette entrée. Lorsque le rôle et le fonctionnement de cette section sera plus approfondi, celle-ci sera de nouveau considérée.

Les réactions face à ce revirement soudain ne se sont pas fait attendre :

Qu'en penseeeez-vous? Que la @RAEinforma ait supprimé « elle » de son Observatoire des Mots. Serait-il possible qu’ils soient corrigés ? Serait-il possible que Pérez Reverte, Vargas Llosa etc aient eu une crise cardiaque ? Qu’en pensez-vous ?

[Arturo Pérez-Reverte [22] [fr] est un célèbre écrivain, journaliste et membre de la RAE depuis 2003. Mario Vargas Llosa [23] [fr] est un écrivain et politicien péruvien, de citoyenneté espagnole, lauréat du prix Nobel de littérature en 2010, parmi d’autres prix, et membre la RAE depuis 1996.]

Puisque certaines personnes n’ont pas compris l’idée, il est donc préférable d’arrêter de l’expliquer ? Cela n'a pas beaucoup de sens… Dans tous les cas, puisque certaines personnes sont dérangées par l’évolution de la langue, la RAE abandonne son travail, qui est de communiquer cette évolution.

J’ai fait quelque chose, même si je suis un peu en retard pour Halloween.

Merci la RAE, de prendre soin de notre langue et de ne pas la laisser se détériorer avec cette ridicule invention.

L'acceptation institutionnelle des pronoms de genre neutre

En anglais, le pronom « they », habituellement utilisé afin d'invoquer la troisième personne du pluriel, a commencé à être utilisé fréquemment pour invoquer la troisième personne du singulier. Son utilisation est devenue de plus en plus récurrente sur les réseaux sociaux et dans les médias, si bien qu'un grand nombre de personnalités du monde du divertissement [28] ont demandé à être citées en utilisant le pronom personnel singulier « they/them ». Ce nouvel usage a encouragé de nombreuses études et demandes, ce qui a mené à l'insertion de la nouvelle signification du pronom« they » [29] [en] dans le dictionnaire Merriam-Webster, qui l'a nommé Mot de l'année [30] [en] en 2019.

En suédois, le pronom neutre « hen » est utilisé en tant qu'alternative à « han » (il) et « hon » (elle). Ce pronom fut d'abord proposé par des féministes dans les années 1960 et avant d'être incorporé plus tard au sein de cercles activistes trans. Puisque la langue suédoise ne présente aucune terminaison genrée sur les autres parties du discours, ce fut plus facile de l'incorporer dans le langage de tous les jours, surtout pour les plus jeunes. Fin 2015, l'Académie Suédoise l'a ajouté au dictionnaire [31] [en].

L'un des plus anciens pronoms personnels neutres, le finnois « hän » [32] [en] qui peut être l'équivalent de « il » ou  « elle » de façon interchangeable, a inspiré des féministes suédoises à trouver un pronom personnel neutre dans leur propre langue. Ce pronom est attesté dans la langue finnoise depuis 1543.

Il convient de noter qu'inclure un pronom personnel neutre dans une langue romane telle que l'espagnol est bien plus fastidieux que dans de nombreux cas cités précédemment, car le marqueur grammatical de genre n'est pas limité aux pronoms de la troisième personne, mais concerne également les noms, adjectifs et déterminants. Cela rend difficile l'utilisation d'éléments non genrés dans la langue. Par conséquent, l'usage correct de « elle » pourrait impliquer un profond changement structurel dans la grammaire que nous connaissons – ce changement ayant déjà été proposé [11].

Toute langue vivante traverse une évolution constante et imperceptible [33] [fr], mais les changements morphologiques, en particulier, prennent des années à s'imposer dans le langage naturel et la fréquence d'utilisation est un facteur clé dans la normalisation de nouvelles formes. C'est la raison pour laquelle des groupes féministes et LGBTQ+ ont cherché à promouvoir des formes de communication [34] susceptibles de rompre avec le sexisme et les systèmes binaires traditionnels, et en particulier avec la prédominance des formes masculines.

Pour le moment, la RAE a suspendu l'étude de « elle » dans son Observatoire des mots, mais au vu des récents changements soudains, il y a lieu d'envisager un rétablissement ultérieur de ce pronom.