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En Macédoine du Nord, les citoyennes manifestent contre l'impunité des prédateurs sexuels en ligne

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Macédoine, Serbie, Droits humains, Femmes et genre, Manifestations, Médias citoyens
Au premier plan, une manifestante tient une grande banderole : "Chambre Publique est un crime". Derrière elle, une autre manifestante tient un panneau avec écrit, en anglais : "Arrêtez de culpabiliser les victimes !" [1]

Banderole « Chambre Publique est un crime » lors des manifestations du 3 février contre l'impunité des prédateurs sexuels. Photo [2] de Vančo Džambaski, CC BY-NC-SA.

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en macédonien, ndlt.]

L’article d'origine [3] a été publié en anglais le 11 février 2021.

Le 3 février 2021, des centaines de manifestant·e·s ont protesté à Skopje, en Macédoine du Nord, contre l'inaction du gouvernement. Des prédateurs sexuels divulguent les données personnelles de femmes pour permettre le cyberharcèlement et contrôlent des réseaux de « revenge porn » [pratique consistant à se venger d'une personne en divulguant du contenu pornographique la représentant, ndlt]. Nombre d'entre eux sont même suspectés de diffuser des images pédocriminelles et de commettre d'autres infractions.

Une semaine avant la manifestation, Ana Koleva, une jeune habitante de Kavadarci, une petite ville au sud du pays, publiait un témoignage sur Instagram [4]. Dans la vidéo, elle explique comment une photo de son compte Instagram a été partagée sur un groupe de prédateurs sexuels sur l'application Telegram, accompagnée de son numéro de téléphone et autres données personnelles.

Ce témoignage fait largement écho au scandale qui avait éclaté il y a un an, dévoilant l'activité d'un groupe Telegram appelé Javna Soba (Chambre Publique), une allusion aux maisons closes. L'idée que de tels groupes opèrent toujours librement, un an après la divulgation de leur existence [5] [en], a largement indigné le grand public, ce qui a conduit, le 3 février, au grand rassemblement [6] organisé par 16 associations de défense des droits des femmes, des groupes de défense des droits humains et un grand nombre d'activistes.

Les manifestant·e·s condamnent l'impunité [7] dont bénéficient ces comportements criminels, particulièrement à l'encontre des femmes, que ce soit sur internet ou dans leur vie « réelle ». Ielles ont défilé dans le centre-ville de Skopje sous la bannière « Chambre Publique est un crime », et sont allé·e·s du ministère de l'Intérieur au bureau du Procureur général, les deux institutions chargées des affaires de cybercriminalité. Selon la procédure légale, lorsqu'un crime de ce type est dénoncé, le ministère de l'Intérieur envoie la demande au Procureur, qui ordonne ensuite à la police d'ouvrir une enquête et de constituer un dossier.

Au premier plan, une femme tient au-dessus de sa tête une banderole, elle est entourée de trois femmes tenant elles aussi des banderoles. En arrière-plan, la foule de manifestantes. [8]

On peut lire sur les banderoles des manifestantes « Contre la culture du viol », « L'inaction est complicité », « Un État qui ne renforce pas la loi est un État qui viole », et « Pendant que les policiers dorment, les violeurs sont bien réveillés ». Photo [9] de Vančo Džambaski, sous licence CC BY-NC-SA.

Les manifestant·e·s exigent plusieurs actions :

Бараме од Јавното обвинителство неодложно и темелно да го расчисти случајот „Јавна соба“, кој претставува кривично дело во кое голем број жени се жртви на родово засновано насилство.
Бараме соодветни казни за администраторите на групите, како и сите членови кои праќале и се уште праќаат фотографии и пишуваат лични податоци на девојки и жени.
Бараме и инсистираме сексуалното вознемирување преку интернет посебно да се регулира и во Кривичниот законик.
Бараме соодветна грижа за жртвите од надлежните институции.

Nous demandons que le bureau du Procureur général résolve sans plus attendre et efficacement l'affaire Chambre Publique. Il s'agit d'un acte criminel qui autorise la violence sexiste contre un grand nombre de femmes.
Nous voulons des sanctions appropriées contre les modérateurs des groupes [Telegram], et contre tous les membres qui ont partagé et qui continuent de partager les photos et les données personnelles de jeunes filles et de femmes.
Nous insistons aussi sur le fait que nous exigeons une réglementation spécifique du harcèlement sexuel en ligne dans le Code pénal.
Enfin, nous souhaitons que des institutions compétentes de l'État fournissent des soins appropriés aux victimes.

Dans une foule aérée, une femme tient une banderole "Tu n'es pas coupable". [10]

Banderole « Tu n'es pas coupable » adressée aux femmes victimes de violences sexuelles. Photo [11] de Vančo Džambaski, sous licence CC BY-NC-SA.

Le ministère a exprimé son soutien à la manifestation [12] par une annonce officielle le jour-même, affirmant avoir mis en place toutes les mesures en son pouvoir dans le cadre des récentes affaires d'abus sexuels en ligne. Quatre personnes sont notamment en détention provisoire, et leurs téléphones ont été confisqués et analysés afin d'apporter des preuves au Procureur général.

En janvier 2020, les défenseurs des droits humains avaient désigné Chambre Publique comme étant « une bande de prédateurs sexuels qui voient le corps des femmes comme des objets sans droit à l'intimité » [13].

À ce moment-là, la police avait mis plusieurs semaines [14] à lancer les poursuites contre l'administrateur et modérateur présumé du groupe Telegram, qui n'a d'ailleurs pas été détenu. Le ministre de l'époque s'était plaint de la politique de Telegram [15] qui refusait de dévoiler les données personnelles des membres du groupe pour alimenter l'enquête préliminaire. Le 27 janvier 2021, le Procureur n'a toujours pas lancé d'enquête officielle [16], et encore moins intenté de procès.

La plupart des contenus du groupe [17] [en] consistaient à publier des photos de femmes extraites de leurs réseaux sociaux, comme des photos de vacances par exemple, accompagnées de leurs numéros de téléphone et autres données personnelles ou des photos intimes et messages privés révélés par leur ex-conjoint. Le groupe initial avait plus de 7 400 membres et le second groupe appelé « Hm… » qui a vu le jour quelques jours après le scandale, comptait 3 779 membres.

Capture d'écran de la présentation du groupe Chambre Publique (7424 membres) et du groupe Hm.... (3779 membres). La photo du groupe Hm.... est un panneau +18 ans. [18]

Captures d'écran du groupe Telegram Jana Soba (Chambre Publique) et du groupe apparenté Hm…. de janvier 2020. Image de Meta.mk utilisée avec sa permission.

Un an après, il semble que les membres de la première version du groupe Chambre Publique aient tout simplement migré vers une nouvelle version portant exactement le même nom. Au-delà de l'intimidation des victimes en Macédoine du Nord, ces groupes sont en relation avec des prédateurs sexuels venant de Serbie [19], pays limitrophe, partageant ainsi des images compromettantes de femmes venant des deux pays.

Lorsque le scandale a éclaté la seconde fois, la police a demandé à Telegram de fermer le groupe. Le Premier ministre a même menacé la plateforme [20] [en] de bloquer son accès à toute la population si elle ne voulait pas coopérer, ce qui aurait été le premier cas de censure officielle d'internet en Macédoine du Nord.

Dans une foule aérée, une femme tient un carton avec le slogan "Mettre la culpabilité sur les victimes est le petit secret de notre société" [21]

Banderole « Faire porter la culpabilité par les victimes est le petit secret de notre société ». Photo [22] par Vančo Džambaski, sous licence CC BY-NC-SA.

Telegram a alors fermé le groupe Chambre Publique [23] le 28 janvier 2021, expliquant que « ce groupe ne peut pas être affiché car il a été utilisé pour diffuser du contenu à caractère pornographique ».

Tout en saluant cet acte, le ministre de l'Intérieur Oliver Spasovski a signalé l'existence d'un groupe similaire [17] [en] toujours opérationnel sur Telegram, dont les membres risquaient d'être impliqués dans une enquête de police.

L'acte courageux d'Ana Koleva a été relayé par de nombreux médias grand public [24], et par les autorités. Le ministre de la Justice a tenu à la rencontrer et a annoncé [25], suite à leur entretien, que le harcèlement serait reconnu comme un crime dans le Code pénal, pour protéger davantage les victimes de violence sexiste.

Une femme crie dans un mégaphone devant un immeuble devant deux journalistes [26]

Une manifestante demande la fin de l'impunité devant le bureau du Procureur général à Skopje, en Macédoine du Nord. Photo [27] par Vančo Džambaski, sous licence CC BY-NC-SA.