Selon une ingénieure turque en aérospatiale, les femmes « ne sont pas tenues de se conformer aux attentes des autres »

Gökçin Çınar, en chemisier blanc, pantalon bleu marine et escarpins est assise sur l'estrade présentant le turboréacteur. Elle est souriante et décontractée.

Gökçin Çınar, devant l'iconique turboréacteur Olympus 593 (Concorde) fièrement exposé dans le hall de l'ASDL. Photo utilisée avec son aimable autorisation.

Selon des données de l'UNESCO (2014-2016) [en], seulement 30 % des étudiantes dans le monde choisissent de faire des études supérieures dans le domaine des STEM [acronyme de Science, Technology, Engineering, and Mathematics, en français « Science, Technologie, Ingénierie et Mathématiques », ndlt].

On sait aujourd'hui que les préjugés sexistes et les stéréotypes négatifs, souvent instillés dès la plus tendre enfance, sont en partie responsables de ces inégalités.

Gökçin Çınar, ingénieure en aérospatiale originaire d'Izmir, en Turquie, fait partie de la minorité de femmes qui font carrière dans les STEM.

Elle est actuellement chercheuse au laboratoire de Conception des systèmes aéronautiques et spatiaux [ASDL, pour Aerospace Systems Design Laboratory, ndlt] du Georgia Institute of Technology (connu aussi sous le nom de Georgia Tech), à Atlanta (États-Unis). Ses recherches se concentrent sur des technologies et conceptions d'aéronefs novatrices qui permettraient de rendre le transport aérien plus durable et écologique.

Çınar et son mari possèdent une chaîne [tr] YouTube populaire qui traite de sujets en sciences et en ingénierie. Le couple encourage régulièrement les jeunes femmes à poursuivre leurs passions et leurs rêves.

Je [Sevgi Yagmur, ndlt] me suis entretenue avec Çınar le 4 mars, en amont de la Journée internationale des droits des femmes, au sujet de sa carrière, de son domaine d'activité et de ses aventures sur YouTube.

Par souci de concision, le contenu de l'entretien a été édité.

Sevgi Yagmur (SY) : comment vous êtes-vous intéressée à l'ingénierie aérospatiale ? 

Gökçin Çınar (GÇ) : Pendant mon enfance, j'ai toujours été fascinée par le concept du vol. Très jeune, je voulais être pilote. J'adorais aussi construire des choses. Je ne pense pas avoir été inspirée par un événement ou une personne unique, en revanche mon attirance pour l'ingénierie vient assurément des hommes de ma famille. Mon père est quelqu'un de très habile de ses mains et créatif. J'ai toujours pris plaisir à l'aider à concevoir et construire des choses en partant de rien. Quand j'étais petite fille, je construisais des avions en bois avec mon grand-père, à l'aide de mon propre petit marteau. Il ne me restait plus qu'à combiner ma passion pour les vols et l'espace avec mon intérêt pour l'ingénierie. C'était mon destin, j'imagine.

SY : avez-vous fait face à des stéréotypes sexistes lorsque vous avez choisi votre domaine d'études ? 

Quand j'étais au lycée, l'ingénierie aérospatiale était le seul domaine dans lequel je voulais faire carrière. Lorsque j'ai eu mes résultats aux examens d'admission en université, mes parents et moi avons été ravis. Non seulement je pouvais prétendre aux meilleures écoles, mais en plus dans le domaine de mes rêves.

J'étais loin de m'imaginer les critiques que j'allais recevoir de la part de ma famille élargie, de mes professeurs, ou même de parfaits inconnus. Beaucoup de personnes pensaient que je n'avais pas d'avenir dans l'ingénierie aérospatiale. Certain·e·s considéraient que je « gâchais » mes résultats aux examens en ne choisissant pas des études de médecine, qui étaient apparemment plus adaptées à mon sexe. D'autres pensaient que si je voulais vraiment étudier l'ingénierie, j'aurais mieux fait de choisir un domaine plus « féminin », quoi que cela puisse vouloir dire. Mais je ne les ai pas écoutés. J'étais sûre de moi et de ce que je voulais, donc cela n'a pas eu le moindre impact sur moi. Mes parents m'ont toujours soutenue, je me sens privilégiée à cet égard.

SY : qu'est ce qui vous enthousiasme le plus dans votre travail ? 

Mes recherches se concentrent sur des technologies et des conceptions d'aéronefs novatrices qui permettront de rendre le transport aérien plus durable et écologique. Bien que l'industrie aéronautique n'ait actuellement pas d'impact majeur sur le changement climatique, sa contribution devrait augmenter rapidement du fait de la demande croissante dans le domaine du transport aérien. La quantité d'énergies fossiles nécessaires pour faire voler un avion peut être réduite par le biais de nombreuses solutions de conception, des technologies et des améliorations opérationnelles. J'ai fait ma thèse de doctorat sur l'une des solutions les plus radicales et les plus prometteuses : les avions électriques. Les systèmes de propulsion d'aéronefs peuvent désormais être électrifiés grâce aux avancées technologiques récentes des machines électriques et des batteries. Les systèmes de propulsion d'aéronefs électriques constituent une technologie innovante qui a la capacité de réduire fortement, voire complètement, la consommation de kérosène et les émissions, tout en donnant accès à des vols moins coûteux et moins bruyants. Cela s'accompagne évidemment de nombreux défis que nous, ingénieur·e·s, devons relever. Je m'efforce d'identifier des solutions adéquates à ces problèmes par le biais de mes projets de recherche actuels, qui sont financés par le gouvernement des États-Unis, dont la NASA.

SY: en tant que femme ingénieure étrangère, avez-vous rencontré des difficultés liées à votre sexe et votre origine ethnique ? Et qu'avez-vous fait pour les surmonter ?

Je pense qu'aux États-Unis, nous sommes dans une phase de transition, où la diversité, l'équité et l'inclusion ont de plus en plus d'importance dans la vie de tous les jours et dans la sphère professionnelle. Mais il reste du chemin à parcourir. En particulier pour nous, dans le domaine des STEM. La route est encore très, très longue. J'ai la chance d'exercer dans un environnement de travail qui prône la diversité, mais bien évidemment, je ne reste pas tout le temps dans cette bulle. J'ai eu beaucoup d'expériences désagréables au fil des années, en tant que femme ingénieure étrangère travaillant dans une discipline largement dominée par des hommes blancs.

Récemment, un membre de la hiérarchie m'a conseillé de changer mon nom pour mieux réussir, car il est difficile à prononcer. On s'attend à ce que nous acceptions de telles micro-agressions quotidiennes, avec le sourire et apparaissant sous notre meilleur jour sans le moindre effort. Et malgré une prise de conscience croissante sur le sujet de l'inclusion, encore peu de femmes ingénieures occupent des postes de haut niveau. On trouve peu d'universitaires féminines dans les départements d'ingénierie aéronautique et spatiale des meilleures universités. La plupart des membres de jury sont encore des hommes. Alors, comme de nombreuses homologues féminines, j'essaie de surmonter ces difficultés en excellant dans mon domaine, en travaillant plus dur, et en consacrant plus d'efforts à tout ce que j'entreprends.

SY: vous avez mentionné le fait que vous travaillez avec la NASA et d'autres géants du transport aérien tels que Boeing et Airbus. Qu'est-ce que votre travail apporte au secteur ?

J'ai intégré le laboratoire de Conception des systèmes aéronautiques et spatiaux de Georgia Tech il y a huit ans, en tant que doctorante et assistante de recherche. L'ASDL est un laboratoire unique, composé d'un très grand groupe d'étudiants et d'enseignants multidisciplinaires. Grâce à la relation de proximité que nous entretenons avec le secteur industriel, nous avons la possibilité de travailler sur des problèmes du monde réel, et nos recherches ont un impact significatif dans notre domaine. La partie la plus gratifiante de mon travail, c'est que les résultats de nos recherches académiques sont utilisés dans des situations réelles et servent à informer les décisionnaires gouvernementaux et industriels.

SY: vous avez également une chaîne YouTube dédiée aux STEM et une série appelée #kadındediğin [« une femme, dites-vous »]. Qu'est-ce qui vous a amenée à lancer cette chaîne et cette série ? Et quel est votre objectif principal ?

En 2016, lorsque j'étais étudiante à Georgia Tech, j'ai eu l'idée de combiner mes passions pour la comédie et l'ingénierie. Mon petit ami de l'époque, qui est aujourd'hui mon mari, a bien aimé l'idée. Nous avons donc co-créé notre chaîne YouTube, Biz Siz Onlar [Nous, Vous, Eux].

Nous avons réalisé des vidéos sur des thèmes variés de l'ingénierie, Nous interviewant nous-mêmes ou nos amis diplômés dans les STEM. Avec ces vidéos, je souhaitais casser les stéréotypes sexistes dont j'avais fait l'expérience au lycée. Je voulais encourager les jeunes femmes à poursuivre leurs rêves et à choisir des métiers en fonction de leurs passions, et pas selon les attentes de la société. Très rapidement après la publication de ces vidéos, j'ai commencé à recevoir des messages de lycéennes de toutes les régions de Turquie. Cela m'a permis de prendre conscience de toutes les difficultés que ces jeunes femmes brillantes doivent surmonter. J'ai été touchée par la répression qu'elles vivent et j'admire leur résilience, c'est pourquoi je ne cesserai jamais de militer pour l'égalité et la justice sociale. Mon objectif est de leur montrer qu'elles n'ont pas à se conformer à ce que les autres pensent qu'elles devraient être, faire, ou encore quels devraient être leurs rêves et ce qu'elles devraient accomplir. Je suis convaincue que montrer aux jeunes générations qu'il est possible de vivre sa vie en dehors des cases dans lesquelles la société essaie de nous enfermer est une source d'inspiration puissante.

SY: quelle est la suite pour vous ?

J'ai plein de projets ! Plus j'avance, plus loin j'ai envie d'aller. Je ne pourrais pas lister toutes les choses que j'ai envie de faire, tant il y en a. J'ai deux objectifs prioritaires dans un avenir proche : réussir en tant que membre du corps professoral académique et obtenir ma licence de pilote privé.

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