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L'amendement de la loi sur la cybercriminalité au Soudan n'est pas à la hauteur de ses promesses

Catégories: Afrique Sub-Saharienne, Soudan, Droit, Liberté d'expression, Manifestations, Médias citoyens, Advox
Un train est pris d'assaut par une foule de manifestants au Soudan, qui lèvent des drapeaux.

Des manifestants rassemblés à l'intérieur et au-dessus d'un train au Soudan pendant la révolution. 17 août 2019. Photo par Manula Amin [1], sous licence CC BY-SA 4.0 [2] via Wikimedia Commons.

Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en arabe.

Le 11 février dernier,  Abdel Fattah al-Burhan, président du Conseil souverain soudanais, engageait une action en justice pour cybercrimes [3] à l’encontre du politicien et activiste soudanais Orwa Alsadig [4].

Cette procédure judiciaire a déclenché une controverse au sujet de la nature de l’actuelle loi soudanaise sur la cybercriminalité et sur la possibilité d’utiliser cette loi de façon abusive pour limiter la liberté d’expression.

Alsadig fait actuellement l’objet d’une enquête à cause d’un discours de solidarité [5] qu’il a tenu au nom de son collègue Salah Manna, le 6 février dernier.

Ce jour-là, Salah Manna avait été arrêté [6] [en] et conduit au bureau des poursuites spécialisées dans les crimes contre l’État, pour « incitation à la haine contre les forces de l’ordre, atteinte à leur réputation, offense et insulte ». Cette arrestation est survenue à la suite d'une accusation que M. Manna aurait portée contre M. Burhan, selon laquelle celui-ci aurait usé des pouvoirs du Conseil pour faire sortir de prison la femme de l’ancien dictateur Omar al-Bashir.

Manna et Alsadig sont tous deux membres du Comité d’habilitation pour la destitution [7] [en], une équipe de juristes chargée de démanteler l’administration d'Omar al-Bashir. Alsadig a prononcé son discours controversé devant ses partisans au moment où l'enquête portant sur Manna était abandonnée.

Le discours d’Alsadig a largement circulé sur les réseaux sociaux. Il a été plus tard accusé de publier des mensonges et/ou de fausses informations et de proférer des injures de nature à salir la réputation, actes sanctionnés par les articles 24, 25 et 26 de la loi de 2020 sur la cybercriminalité, connue en arabe sous l’appellation مكافحة جرائم المعلوماتية  ou « loi de lutte contre les crimes d’information ».

Il a indiqué à Global Voices :

“I was interrogated about the authenticity of the posted clip, and whether I captured or published it, the content of the conversation in it and the indications of some of the phrases that I mentioned.

J’ai été interrogé sur l’authenticité de l’extrait vidéo posté et on m'a demandé si je l’avais enregistré ou publié. [Les enquêteurs m'ont aussi interrogé] sur le contenu de la conversation qu’il contient et sur les indications de certaines expressions que j’y ai mentionnées.

Alsadig nie catégoriquement tout méfait de sa part concernant les récriminations qui lui sont faites.

« Instrument de l’autoritarisme »

La Loi de 2020 sur la cybercriminalité [8] [pdf] modifie celle de 2018 adoptée lorsque Omar al-Bashir était au pouvoir, mais ne la rectifie pas beaucoup si ce n’est dans l’augmentation de la période de sanction pénale.

Chose surprenante, le ministère de la Justice n’avait jamais publié la loi de 2018 au journal officiel, ce qui n’est pas conforme aux normes légales.

Alsadig a révélé à Global Voices :

This law was designed by the deposed dictatorial regime to limit the freedom of activists, bloggers, and media professionals, as well as other laws such as the press and publications law. It is certainly a cause for authoritarianism and can be used in a bad way that limits freedom of expression.

Cette loi a été conçue par le régime dictatorial déchu pour limiter la liberté des activistes, des blogueurs et des professionnels de l’information, tout comme d’autres lois telle que la loi sur la presse et les publications. Elle constitue certainement un instrument pour l’autoritarisme, et peut être utilisée à mauvais escient afin de limiter la liberté d’expression.

Comment le Soudan peut-il rendre les citoyens responsables devant la loi, quand ces derniers n’ont pas accès aux textes de ces lois ?

Après la révolution au Soudan en 2019, le pays est entré dans une période de transition durant laquelle des juristes ont légiféré sans avoir recours à un parlement ou à une représentation. Au lieu de cela, ils ont élaboré des lois à huis clos sans aucune consultation avec les représentants. Jusqu’à la création d’un parlement officiel, l’assemblée conjointe du Conseil souverain et du cabinet détenaient le pouvoir législatif.

Actuellement des ateliers sont en cours [9] sous l'égide de l’Union Européenne afin de modifier la loi de 2020 sur la cybercriminalité. Selon un exemplaire de la loi de 2018 [10], qui nous est parvenu grâce à une fuite, certains articles portent à confusion, en particulier l’Article 5-3 :

Anyone who enters a network of information or a network of communication directly or remotely with the purpose of getting data or information related to the national security or national economy or telecommunication infrastructure or sensitive information will be punished for 10 years or fine or both.

Quiconque s'introduit dans un réseau d’information ou de communication directement ou à distance dans le but de collecter des données ou des informations liées à la sécurité ou à l’économie nationales ou aux infrastructures de télécommunications ou à des informations sensibles sera puni d’une peine d'emprisonnement de 10 ans ou d’une amende ou les deux à la fois.

Des expressions telles que « sécurité nationale » ou « informations sensibles » manquent de clarté.

Cela permet aux institutions gouvernementales de bafouer les libertés fondamentales. En outre, la loi ne précise pas quelles institutions sont autorisées à interpréter ces catégories.

L'article 7 criminalise la coupure du réseau Internet lorsqu'un citoyen en est responsable, mais ne fait aucune mention du cas où le gouvernement suspendrait l'accès à Internet, ce qui s'est déjà produit trois fois en 2019 et en 2020.

L'article 24 de la loi criminalise aussi la publication de mensonges et de « fausses informations » :

Anyone who uses a telecom or information network or an application or any other communication tool to publish rumors or news or a report and he/she knows it's fake aiming to spread the fear to the people or threatening the public peace or decreasing the prestige of the state will be punished for one year or fine or both of them.

Quiconque utilise un réseau de télécommunications ou d'information ou une application ou tout autre outil de communication pour publier des rumeurs ou informations ou pour rapporter ce qu'il/elle sait être faux, dans le but d'effrayer la population ou de menacer la tranquillité publique ou pour saper le prestige de l'État risque un an d'emprisonnement ou une amende ou les deux à la fois.

Encore une fois, la loi manque de précisions cruciales sur les termes tels que « le prestige de l'État », et sur les institutions pouvant servir d'arbitre.

Violations du droit à la vie privée

L'article 23 criminalise la violation de la vie privée lorsque celle-ci est commise par un citoyen, conformément à la loi de 2018, mais pas si elle est le fait d'une autorité judiciaire, d'un procureur ou toute autre « autorité désignée ».

Encore une fois, la loi ne fournit aucune précision claire sur la définition d'« autorité désignée » pouvant violer le droit à la vie privée d'un citoyen. L'État peut alors s'appuyer sur cet article pour bafouer le droit à la confidentialité des opposants et des activistes.

En fait, le droit d'enfreindre la vie privée est renforcé par l'article 25 des amendements de la loi de 2020 sur la sécurité nationale du Soudan, qui stipule :

The security service has the right to request information, data, documents or things from anyone to check it or take it.

Les services de sécurité ont le droit de requérir toute information, donnée, documents ou objet de la part de toute personne à des fins de vérification ou d'appropriation.

Les services de sécurité peuvent donc légalement violer le droit à la confidentialité d'un citoyen sans aucune autorisation préalable.

L'affaire Alsadig n'est pas une première : par le passé, le gouvernement s'est déjà appuyé sur ces lois pour nuire à l'opposition et aux activistes. L'armée a également fait un usage abusif de ces lois [12] [en] pour menacer les journalistes et les activistes.

Alsadig a déclaré à Global Voices :

If [this lawsuit] was intended to preserve the prestige of the sovereign institution, then it achieved the opposite of its purposes and diminished its prestige, but made it a cause for jokes and ridicule.

Si [ces poursuites] avaient pour but de préserver le prestige de l'institution souveraine, et bien elles ont servi l'objectif opposé et en ont réduit le prestige, tout en suscitant plaisanteries et dérision.

Besoin urgent de réformes

La loi soudanaise sur le cybercrime nécessite une réforme urgente.

Selon un rapport de Freedom House [13], le score du Soudan dans le domaine des libertés civiles était de 10/60 en 2020.

Ahmed Elsanousi, un avocat spécialisé en droit pénal et administratif, a révélé à Global Voices que Burhan était certainement en droit d'engager des poursuites.

« Cela est un progrès notable dans le contexte d'une sortie récente de la dictature au Soudan », a-t-il ajouté.

Quoi qu'il en soit, la loi proprement dite contient « des termes vagues et imprécis » et peut, par conséquent, être exploitée. Ahmed Elsanousi a aussi mentionné le fait que l'amendement de la loi sur la cybercriminalité ne représente pas encore les citoyens, car en substance, il s'agit d'une loi promulguée sous le régime précédent.

It has become imperative to enact a law that keeps pace with technological development, taking into account the legislation of appropriate penalties. There is a penalty of imprisonment for a person of 20 years, and I think it is a very severe punishment, and I believe that it is intended to intimidate activists from investigating the facts, writing opinions and publishing against the government. This can be seen in that most of the legal cases directed according to this law are directed against activists and politicians.

Il est devenu impératif de décréter une loi qui suive le rythme du développement technologique, prenant en compte la législation de sanctions appropriées. Il existe une sanction de 20 ans d'emprisonnement et je pense qu'il s'agit là d'une trop sévère condamnation. Je crois que cela a pour but d'intimider les activistes afin d'éviter qu'ils ne s'engagent dans des investigations, ne communiquent leurs opinions et ne fassent paraître des publications contre le gouvernement. Cela est confirmé par le fait que la plupart des affaires judiciaires menées en référence à cette loi, le sont à l'encontre des activistes et politiciens.

Tandis qu'Asadig fait encore l'objet d'une enquête pour son fervent discours, il appelle à une réforme urgente de la loi sur le cybercrime au Soudan :

Sudan needs laws that control media work and combat publishing that incites hate speech because the community bullion is torn apart and distorted by the ethnic, religious, and gender polarization that we inherited from the deposed government and its regime.

It is imperative to reform all laws and legislations in line with the international bill that guarantees freedom of expression. The blame does not fall on Burhan as much as it is on his legal adviser, who did not see the legacy of the sovereignty where it did not sue or try someone who criticized it for disagreeing with it.

Le Soudan a besoin de lois qui encadrent le travail des médias et qui  luttent contre la publication de discours incitant à la haine car notre précieux tissu communautaire est déchiré et déformé par la polarisation ethnique, religieuse et basée sur le genre dont nous avons hérité du gouvernement destitué et de son régime.

Il est impératif de réformer toutes les lois et législations pour les rendre conformes à la loi internationale qui garantit la liberté d'expression. La responsabilité n'est pas tant imputable à Burhan qu'à son conseiller légal qui n'a pas su voir que la continuité de la souveraineté de l'État réside là où ce dernier n'intente pas de procès ou ne poursuit pas celui qui le critique ou est en désaccord avec lui.