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Le 9 novembre dernier a marqué la semaine la plus importante de ces vingt dernières années dans notre pays. Ce jour-là, après un bref débat et justifiant son action par la lutte anti-corruption, le Congrès a décidé de démettre le président de la République Martin Vizcarra de ses fonctions. L’objectif de cette mesure, encouragée par des membres du Congrès chargés d’enquêtes pénales, était de contrôler les principaux pouvoirs de l’État, l’exécutif et le législatif, afin de s’opposer à des réformes ou des mesures servant leurs intérêts.
La vacance présidentielle au motif d’incapacité morale, prévue à l'article 113 de la constitution péruvienne, est un outil de contrôle concédé au Parlement visant à protéger l’investiture présidentielle et garantissant la moralité de la personne qui en a la charge. Son contenu fait cependant l’objet de débats divers, surtout actuellement ; en premier lieu parce que sa portée n’est pas claire et ensuite parce que son utilisation aveugle et arbitraire peut entrainer, d’après le constitutionnaliste César Landa, un coup d’état déguisé.
Dès lors, il est important de souligner que, bien que l’ « incapacité morale » soit un concept indéfini, son utilisation doit être limitée au cadre établi par la Constitution elle-même. Ainsi, au-delà des conditions formelles prévues par l’article 89-A du règlement du Congrès, il est impératif que le droit à une procédure régulière soit respecté et garanti à tout moment, et que la décision prise soit rationnelle, proportionnée et raisonnable.
Les évènements du 9 novembre n’ont pas respecté ces exigences. Certes, Martin Vizcarra fait l’objet d’enquêtes [fr] pour des faits de corruption intervenus lorsqu’il était gouverneur régional de Moquegua. Il est également vrai que des preuves encore en train d'être rassemblées à cet égard afin d'engager ultérieurement des poursuites. Les reportages parus sur cette affaire ont été utilisés pour faire au président un procès express, sans que des vérifications ou des recherches aient été effectuées par le Parlement, les votes étant décidés avant qu’il n’ait pu se défendre.
Qui plus est, le contexte social ne jouait pas en sa faveur. Le Pérou est l’un des pays les plus touchés par la COVID-19, tant sur le plan sanitaire que sur le plan économique. À l’effondrement des hôpitaux et à l’appauvrissement de la population s’est ajoutée une nouvelle crise économique, conséquence cette fois de confrontations permanentes entre l’exécutif et le législatif à l’approche des nouvelles élections présidentielles et parlementaires. Huit mois restant à courir avant que de nouveaux représentants assument ces charges, une partie de la population estimait qu’il valait mieux que Martin Vizgarra termine son mandat pendant que le procureur continuait d’enquêter. De fait, dans une enquête réalisée par l’institut de sondage péruvien IEP (2020), 95 % des personnes interrogées étaient de cet avis et seulement 4 % se disaient en faveur d’une vacance présidentielle.
Cela étant, les législateurs ont été motivés à écarter Martin Vizcarra afin de faire approuver des mesures à leur avantage. Le gouvernement représentait un obstacle à l’approbation de lois controversées, qui dans la plupart des cas avaient été étudiées par des organismes techniques de l’exécutif. Pour exemple, un projet de loi menaçant l’Amazonie par une expansion de l’exploitation minière artisanale a été présenté au lendemain de la vacance, ainsi qu’un projet visant à assouplir l’obtention de la certification environnementale. De même, dans les jours qui ont suivi, la commission de l’éducation a programmé la présentation d’un projet de loi prévoyant d’abroger ou de modifier la réforme du corps enseignant et de l’université. Cette initiative mettait en péril toutes les procédures en cours destinées à garantir la qualité de l’éducation, tant au niveau élémentaire qu’au niveau supérieur de l’enseignement. La qualité du système éducatif du pays a également été mise en danger.
Tous ces faits, à commencer par l’approbation de la vacance, ont provoqué l’indignation de milliers de Péruviennes et de Péruviens, pour la plupart des adolescent.e.s et des jeunes, qui entre le 9 et le 17 novembre, se sont organisés et autoconvoqués pour manifester massivement en faveur de la démocratie et des principales réformes de l’État (éducation, politique et judiciaire). Bien qu'elles soient pacifiques, ces manifestations ont été violemment réprimées par la police nationale du Pérou, à tel point que, lors de la manifestation du 14 novembre, deux jeunes, Inti et Jack, ont été tués et d’autres grièvement blessés.
Aux mauvais choix du Congrès s’est ajouté un gouvernement autoritaire, qui, grâce aux mobilisations n’a duré que 6 jours, laissant cependant derrière lui de profondes blessures.
Tout cela a finalement déclenché un sentiment de ras-le-bol de la jeunesse vis-à-vis de la classe politique. Descendue dans la rue pour défendre sa patrie, « la génération du bicentenaire », comme l’a baptisée la sociologue péruvienne Noelia Chávez [es], a été témoin de faits de corruption réguliers. Elle a vu les politiciens se disputer le pays comme s’il s’agissait d’un butin. Elle a également pu constater que les inégalités se creusent et que la justice est insaisissable. Elle n’est pas indifférente à ce qui se passe, souhaite un pays meilleur et, pour cela, utilise de nouveaux discours et de nouveaux espaces comme Instagram ou Tik Tok pour partager l’information, s’organiser et exprimer son malaise.
L’idée d’une nouvelle constitution n’est pas à craindre, c’est au contraire un débat nécessaire, car la configuration de la société et le contexte social sont différents de ceux de 1993. Peut-être des réformes ou un nouveau pacte social sont-ils nécessaires, mais avant, nous devons nous écouter et nous respecter, déterminer ce qui nous guidera dans cette nouvelle étape. Nous allons fêter les 200 ans de notre indépendance, et bien que nous ne sachions pas encore bien qui nous sommes, le moment est peut-être venu de bâtir un avenir qui nous inclue toutes et tous.