En Amérique latine, seul l’exercice de la mémoire collective peut préserver la santé mentale

Image du musée virtuel AMA Y NO OLVIDA, à Managua, capitale du Nicaragua

Avec l’autorisation du musée virtuel « AMA Y NO OLVIDA » (en français : Aime et n’oublie jamais), musée de la mémoire contre l’impunité, qui a vu le jour à Managua au Nicaragua.

Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en espagnol.

Le débat sur la santé mentale revêt une importance particulière en Amérique latine en raison des nombreux conflits sociopolitiques, de la criminalisation et persécution des contestations sociales, de la militarisation, des guerres civiles, etc., qui caractérisent la région. Il apparaît nécessaire que la plupart des pays latino-américains, si ce n’est tous, effectuent un devoir de mémoire collective. C’est de cette manière qu’une étape importante dans la construction d’une identité collective jusqu’ici mutilée pourra être franchie.

Les conflits d’ordre politico-social laissent derrière eux des conséquences terribles pour celles et ceux qui en sont victimes. Les effets sur la société ne se trouvent pas figés dans le marbre de l’histoire ancienne d’un pays ou dans son présent. L’expérience individuelle, familiale et collective de la disparition transcende l’histoire et engendre une souffrance qu’il est généralement impossible à soigner, et bien souvent difficile à traiter. Il en résulte une identité collective que les « vainqueurs » imposent par leur récit présenté comme vérité officielle.

Pour le psychologue et sociologue français Maurice Halbwachs, ce que nous appelons mémoire comporte un élément social. Il soutient que « [t]out souvenir, si personnel soit-il, […] est en rapport […] avec toute la vie matérielle et morale des sociétés dont nous faisons ou dont nous avons fait partie. » (Les cadres sociaux de la mémoire, 1925) En s’appuyant sur cette prémisse, tous les conflits qui ont secoué nos pays dans le passé appartiennent à notre mémoire et marquent notre identité collective.

Lors d’évènements où prédominent la répression, le deuil et l’autocensure imposée, le silence est l’une des stratégies auxquelles ont le plus souvent recours aussi bien les victimes que les tortionnaires. D’une part, les personnes qui souffrent l’oppression se voient imposer le silence de la dissidence, de la contestation et de leurs opinions. D’autre part, les criminels fabriquent de cette manière leur version officielle du déroulement des faits sans se soucier du récit des victimes.

La réalité, ainsi exposée par le pouvoir, provoque par ailleurs la reproduction d’un discours auquel des groupes d’individus adhèrent, qui à leur tour diffusent de nouveaux messages et culpabilisent les victimes de ce qu’il leur est arrivé. On assiste de la sorte à une double victimisation, sans que soit prise en compte la description des faits par les victimes.

Peu à peu, le tissu social se déchire, la société se polarise, les personnes opprimées sont également marginalisées et parfois criminalisées, comme c’est le cas aujourd’hui au Nicaragua, où l’État n’a pas hésité à réprimer la contestation des manifestant·e·s pour les décrédibiliser. Les conséquences sont inévitables : un plus grand traumatisme, un manque de confiance et indéniablement un deuil chronique. L’exemple du Guatemala, et des familles qui ont vécu le génocide nous le rappellent.

Donner un véritable sens à notre histoire

Lorsque je parle de la nécessité d’effectuer un exercice de mémoire collective, je ne fais pas référence au recueil d’informations, de discours ou même de chansons. Non, il s’agit plutôt de redonner un sens à toute cette information pour l’inclure progressivement dans notre quotidien et apporter de cette façon une signification nouvelle à un évènement, bien que nous n’y ayons pas participé directement.

Prenons l’exemple des territoires occupés. À travers leur identité et leur enracinement historique, les peuples indigènes et les personnes d’origine africaine s’opposent au récit officiel des colons et ouvrent une perspective différente, rendant possible une autre interprétation de ce qui a eu lieu, comme nous l’explique l’anthropologue nicaraguayenne María José Díaz.

Donner un sens nouveau à un fait historique, rendre compte de la vérité et contester le « mensonge officiel », charpente de l’hégémonie de l’État, selon Margarita Vannini, historienne et chercheuse du Nicaragua, apportent un sentiment de dignité aux personnes victimes d’expériences traumatiques. En conséquence, elles ne sont plus dépossédées des souffrances vécues pendant ces évènements, ce qui ouvre donc la possibilité d’une reconnaissance sociale des faits, première étape vers une amélioration de la santé mentale.

Nous devons également cesser d’utiliser uniquement l’étiquette de victime pour les désigner. Les personnes qui ont dû affronter des violations de leurs droits humains ont été contraintes au silence et à poursuivre leur vie, comme si de rien n’était. Dès lors, minimiser les conséquences du traumatisme ou nier l’identité d’une personne en la nommant seulement victime constitue non moins une forme de double victimisation.

Il ne s’agit pas de souhaiter un compromis ou une réconciliation, à titre de pardon. La recherche de la vérité n’est pas négociable. Pardonner est impossible lorsque les coupables n’assument pas même la responsabilité de leurs actes ou rejettent toute participation aux violations des droits humains.

La politique de l’effacement et l’instrumentalisation de la mémoire collective

Il est certain qu’à partir du moment où un groupe non négligeable de personnes s’efforce de trouver des stratégies afin d’activer l’exercice de la mémoire collective, le pouvoir mettra en place tous les moyens nécessaires pour passer sous silence un récit différent de sa version unique et impérissable, et ainsi atteindre son objectif, qui n’est autre que l’oubli.

C’est ce que nous avons constaté au Nicaragua, où le gouvernement a déclaré que les manifestations de 2018 constituaient une tentative de coup d’État. Permettez-moi de faire référence une nouvelle fois à Margarita Vannini, qui soutient que l’autorité ne parvient d’aucune manière à l’oubli de la mémoire collective. Selon l’historienne nicaraguayenne, la mise en œuvre de politiques publiques visant à effacer tout récit différent de celui du pouvoir réussit uniquement à maintenir plus longtemps la version officielle des vainqueurs, rendant ainsi les victimes invisibles et minimisant l’ensemble de leurs souffrances et des conséquences subies. Le cas d’un rond-point dans la capitale du Nicaragua constitue un exemple parfait de politique d’effacement. L’État y a fait enlever des croix plantées à la mémoire de jeunes ayant été assassinés.

On peut également parler de l’effet pervers de l’exercice de la mémoire collective. La reproduction et la distribution malsaine d’une version de la « mémoire », par le pouvoir en place ou celles et ceux qui y aspirent, instrumentalisent les victimes, vivantes ou non, leurs récits et leurs souffrances. Le but est d’atteindre l’objectif de propagande qui prétend à apparaître comme des « représentants » pourvus de conscience sociale et dignes de respect. Ce qui finalement ne fait qu’augmenter le phénomène de double victimisation.

L’exercice de la mémoire collective, condition d’accès à la santé mentale

Notre histoire, qu’elle soit individuelle ou collective, ne se trouve pas figée dans le temps ou l’espace. Il s’agit au contraire d’un processus dynamique qui peut prendre un tout autre sens et être interprété d’une manière différente. Nous devons inclure dans notre quotidien le souvenir comme acte de reconnaissance sociale pour préserver la dignité de notre identité précarisée, et lutter contre le mensonge imposé depuis l’État. On peut citer en exemples le 12 octobre, journée de la résistance indigène (« Día de Resistencia Indígena »), le réseau de lieux de mémoire en Amérique latine et dans les Caraïbes (« Red de Sitios de Memoria Latinoamericanos y Caribeños ») ou, plus récemment, l’initiative impulsée au Nicaragua par l’association des mères d’avril (« Asociación Madres de Abril »).

Les pays latino-américains ont une longue histoire d’évènements tragiques, qui ont entraîné nombre de disparitions et de deuils, souffrances pour la plupart encore bien présentes ou chroniques. La réponse, le plus souvent, a été l’imposition du silence. En conséquence, il convient d’expliquer notre santé mentale à travers notre histoire individuelle ; de même, on ne peut pas concevoir cette dernière sans la relier à l’histoire collective des sociétés dans lesquelles nous vivons.

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