En Jamaïque, la vague de féminicides relance la question de l’influence de la musique dancehall

Photo prise par Marcela Laskoski pour Unsplash

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais.]

Le 8 avril, des détectives de la police jamaïquaine ont confirmé avoir découvert un corps, qu’ils pensent être celui de Natalie Dawkins, une professeure portée disparue. Elle a été aperçue pour la dernière fois, dans la nuit du 30 mars, par un de ses voisins.

Bien que la police s'accorde à dire que selon leurs statistiques, les féminicides ne sont pas en hausse, mais que leur nombre est relativement stable, la découverte du corps de Mme Dawkins est la dernière d'une série de meurtres et d'attaques à l'encontre des femmes cette année. Cela a par conséquent mis à rude épreuve les nerfs de la société, et provoqué une réponse émotionnelle parmi les internautes jamaïcains, surtout depuis le meurtre récent de Khanice Jackson [fr], une employée de bureau de 20 ans.

Le Premier ministre Andrew Holness, s’est exprimé dans les médias suite au meurtre de Mme Jackson et a pointé du doigt l'influence de la musique dancehall, attisant les flammes d’un débat qui refait surface dans la blogosphère locale, un constat qui ne semble pas faire l'unanimité au sein de la population.

Le vif du sujet repose sur cette problématique : soit ce sont les paroles de la dancehall qui reflètent simplement la société qui les a créées ou bien celles-ci déclenchent des comportements violents parmi les personnes qui écoutent cette musique.

Dans un communiqué à l'intention des artistes dancehall, le Premier ministre a affirmé :

In our music and our culture, in as much as you are free to reflect what is happening in the society, you also have a duty to place it in context […] And though you have the protection of the constitution to sing about it, you also have a duty to the children who are listening to you.

Dans notre musique et dans notre culture, vous être libre d’écrire à propos de ce qu’il se passe dans la société, vous avez également un devoir de recontextualisation […] Et bien que vous ayez la protection de la constitution pour chanter, vous avez également un devoir envers les enfants qui vous écoutent.

Les réactions qui ont suivi ses propos ont été mitigées. Un jeune médecin a fait remarquer dans sa chronique dans le journal :

The glorification of violence in a society beset by murder and violent crime has some impact on how the listeners see themselves. Without a doubt, it breeds toxic masculinity […] It may be tempting to use one’s own personal experiences to say ‘I never felt the need to be a badman after listening a gun tune’, but are you representative of the subset of society from where the majority of perpetrators of violent crimes originate? In examining our crime situation, we need a proper analysis of this subculture […]

Of course, nothing critical can be said about our music without the fanatics running out and screaming that we are uptown people fighting dancehall and that it is our culture. But when exactly did glorifying violence and denigrating women become my culture? It wasn’t always like this.

La glorification de la violence, dans une société assaillie par les meurtres et les crimes violents, a une incidence sur la manière dont ceux qui l'écoutent se perçoivent. Sans aucun doute, cela alimente la masculinité toxique […] il peut être tentant d’utiliser sa propre expérience pour dire « je n’ai jamais ressenti le besoin d’être une mauvaise personne après avoir écouté une chanson de voyou », mais êtes-vous représentant d’une sous-catégorie de la société où la majorité des personnes sont auteurs de crimes violents ? En observant de près la situation de la criminalité, nous avons besoin d’une analyse adéquate de cette sous-catégorie […]

Evidemment, absolument rien de « grave » ne peut être dit sans que les fanatiques s’empressent de répliquer et de nous crier que nous faisons partie de la société privilégiée et que cela fait partie de notre culture. Mais dites-moi depuis quand exactement le fait de mettre en valeur la violence et de dénigrer les femmes font partie de ma culture ? Cela n’a pas toujours été comme ça.

DJ [ndlt disc-jockey], chanteurs ainsi que fans sont eux-mêmes en désaccord concernant la question. Plusieurs artistes très en vue ont condamné les propos du Premier ministre.

En maintenant l’idée selon laquelle « un artiste est le miroir de la société », Babycham a partagé une vidéo qui met le doigt sur la pauvreté, un encadrement quasi inexistant et un manque d’opportunités pour les jeunes qui sont des facteurs incitant aux crimes, et « non la musique ». Il a également cité d’autres exemples, tels que Netflix ou bien les réseaux sociaux comme possibles autres sources de violences.

#BabyCham a un message pour le PM #AndrewHolness pic.twitter.com/yQg8wdNTGg

— The Tropixs (@Tropixsofficial) 4 avril 2021

Un autre interprète qui est de l’avis de BabyCham, a déclaré dans une interview qu’il y a beaucoup d’autres influences en plus de la dancehall, et que si une personne voulait commettre un crime, elle le ferait de toutes façons.

Foota Hype, un artiste dancehall, condamne les hommes politiques eux-mêmes pour l’escalade de la violence qui a vu le jour dans les années 1970, depuis que les rivalités ont commencé entre les deux partis politiques principaux, à savoir le People's National Party [PNP, fr, ndlt le parti national du peuple] et le Jamaica Labour Party [JLP, fr, ndlt le parti travailliste de Jamaïque]. Les tensions ont commencé à s’échauffer dans le contexte de la guerre froide [fr] entre Michael Manley à la tête du PNP et Edward Seaga, à la tête du JLP. Le PNP était plutôt de gauche tandis que le chef de file du JLP était proche de Fidel Castro, chef de la révolution cubaine, mettant les États-Unis dans une position inconfortable. Foota Hype a insisté en disant que lorsque les hommes politiques avoueront leur part de responsabilités dans l’échange des armes contre des votes ainsi que les effusions de sang qui ont suivies dans le quartier de Garrison à Kingston, alors là seulement ils pourront pointer du doigt l’influence de la musique dancehall.

M. Vegas, un autre artiste dancehall a soutenu le Premier ministre dans ses propos. Il a également mis Babycham en première ligne de tir, en argumentant qu’il « refuse d’accepter la part de responsabilité de notre musique […] qui a également un impact sur la société en matière de crimes et de violences.

M. Vegas a également attribué cette responsabilité au fait que la dancehall de Jamaïque a de l’influence, qu’elle utilise un langage imagé dans la tête des jeunes, des images autour desquelles beaucoup gravitent. Il a également donné des exemples de la façon dont les artistes, au travers de leurs paroles encouragent leurs fans à porter certaines marques de vêtements ou bien à s'engager dans certaines pratiques sexuelles.

Sur Facebook, Damien Williams, un activiste sur les réseaux a violemment critiqué ce qu’il considère comme étant de l’hypocrisie dans l’attitude du Premier ministre puisque ce dernier a régulièrement eu recours à cette musique populaire [fr] lors de sa dernière campagne électorale.

Dancehall is everybody's scapegoat. I understand that we find the wanton murder of our young people and in particular the assault on our women — Khanice Jackson's being the most visible in recent vintage — [disturbing]. But we must approach this with a level head and clear eyes.

Everything can't be Satan's and dancehall's fault. At some point we have to hold ourselves and our leaders accountable! PM Holness […] betrays his own hypocrisy. How convenient that dancehall is now the issue, when he deploys dancehall at his own convenience to come across as charismatic […] The studies are there and countless recommendations. Show leadership and implement them so that the issues that give rise to violence and the underbelly of dancehall, will be mitigated. Dancehall doesn't shape the culture, but reflects it. Dancehall exploits the culture just like politicians. I'm tired of the political theatre that Holness defaults to when pressed for evidence-based strategies to run the country — a job he promised to do in service of the people.

La dancehall est le bouc émissaire de tout le monde. Je comprend que l’on soit choqués par les meurtres injustifiés de nos jeunes et en particulier ceux à l'encontre des femmes (le dernier en date, que nous avons tous en tête, celui de Khanice Jackson). Mais nous devons garder la tête froide.

Le diable ou la dancehall ne peuvent pas être responsables de tout nos maux. À un moment donné, nous devons assumer nos responsabilités, tout comme ceux qui nous gouvernent. Le Premier ministre s’est discrédité seul. La dancehall, comme par hasard ! Un jour tout est de sa faute, le lendemain il l’utilise à sa guise pour paraître charismatique. Les études sont là, avec des recommandations nombreuses. Vous devriez montrer l’étendue de votre capacité à gouverner et à mettre en place les mesures nécessaires pour que les problèmes dus à la violence et à la face cachée de la dancehall soient moindres. La dancehall ne façonne pas la culture, mais la reflète. La dancehall exploite la culture, tout comme les hommes politiques le font. Je suis las de tout ces simagrées où M. Holness manque à ses obligations afin d’élaborer des stratégies réfléchies pour gouverner le pays, chose qu’il avait promis de faire, pour servir son peuple.

D’un autre côté, Wayne Chen, un chroniqueur culturel a commenté sur Twitter :

La liberté d’expression est un pilier fondamental, cependant elle n’est pas une raison pour mettre le feu aux poudres quand cela vous chante. — Wayne Chen (@wcchen) 9 avril 2021

Un compte Twitter juge les artistes dancehall trop susceptibles :

Les hommes politiques ont toujours été la risée des artistes, depuis la création du monde, jusqu’à maintenant. Cracher à la figure d'un homme politique est souvent leur passe-temps favori. Et la seule fois où les rôles sont inversés, et que ce sont les hommes politiques qui les provoquent, ces mêmes artistes s'offensent.

Une autre personne a twitté une vidéo du DJ Mavado, comme pour étayer ses propos :

Est-ce une coïncidence, que le pays qui a le taux de criminalité le plus élevé au monde a également la musique la plus violente qui soit ? Et cela ne date pas d’hier. — kevin o'brien chang (@kevinobriencha1) 31 mars 2021

En plus de cela, plusieurs artistes dancehall ont eu des rapports conflictuels avec la loi. Deux DJ très connus, Ninjaman (Desmond Ballentine) et son fils, ainsi que Vybz Kartel (Adijah Palmer) [fr] sont actuellement emprisonnés pour meurtre.

Une affaire récente implique Tommy Lee Sparta, qui a été arrêté pour détention illégale d'une arme trouvée dans sa voiture, a été condamné à une peine de 3 ans. En effet, cette arme se trouve être celle qui a servi dans le cadre de deux meurtres. Le fils de Mavado a lui aussi été condamné à la prison à perpétuité pour meurtre. Son père a poussé un coup de gueule contre la police, en guise de représailles, l'accusant de corruption pour la condamnation de son fils.

Mavado faisait partie des artistes dancehall sévèrement critiqués et concernés par les critiques du Premier ministre sur les réseaux. Dans une longue publication sur Instagram, il a manifesté son mécontentement :

 

View this post on Instagram

 

A post shared by David Brooks (@mavadogully)

Comme le font souvent les fans, ces derniers sont prêts à défendre leurs DJ préférés, incitant ainsi une utilisatrice a commenté sur Twitter:

Donc les gens disent que leur artiste dancehall préféré qui a été arrêté en possession d’une arme illégale, accusé, condamné et emprisonné est en fait victime du système. Je ne comprends absolument pas le raisonnement dont il est question ici.

D’autres préfèrent penser que chacun est libre de faire ce qu’il veut. Soulignant qu’il évite personnellement les influences négatives, le chanteur Kabaka Pyramid aborde avec philosophie la thématique du lien de cause à effet entre le crime et la culture dancehall :

For me still, everyone accountable to themselves and them a go get them judgement.

Tout le monde est responsable de lui-même, il en va de même pour moi, et ce sont eux-mêmes qui se permettent de juger.

Des personnalités dancehall ont déjà été jugées. Le débat continue des deux côtés, et la relation entre les artistes et les hommes politiques demeure compliquée.

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