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Le président Jovenel Moïse semble toujours retomber sur ses pieds, mais qu'en est-il d'Haïti ?

Catégories: Caraïbe, Haïti, Droit, Economie et entreprises, Gouvernance, Manifestations, Médias citoyens, Politique, Relations internationales
Les soldats haïtiens saluent le président Jovenel Moïse lors de son investiture devant un parterre d'officiels. [1]

Jovenel Moïse pendant son discours d'investiture en tant que président d'Haïti, après avoir prêté serment. Image de United Nations Photo [1] sur Flickr, 7 février, 2017, sous licence CC BY-NC-ND 2.0 [2].

Sa présidence a été entachée de scandales et de manifestations à répétition mais lui a, jusqu'à présent, résisté à toutes les tempêtes. Haïti, cependant, a payé le prix fort sous sa direction, sous la forme notamment d'une insécurité omniprésente [3] [en], d'enlèvements [4], d'activité des gangs, de pénuries de carburant récurrentes [5], de taux d'inflation élevés et d'une croissance économique négligeable.

Le pays est à nouveau embourbé dans de violentes manifestations demandant la démission du président, accusé d'avoir dépassé son mandat constitutionnel de cinq ans, qui, selon l'opposition, aurait dû se terminer le 7 février.

Un déclin continuel

Moïse a montré qu'il était une sorte de phénix politique, réussissant à renaître de ses cendres à chaque scandale. Il a d'abord échappé aux engrenages du mécontentement social qui s'étaient mis en route en juillet 2018 suite au scandale  [6]PetroCaribe et à la décision de son gouvernement d’augmenter les prix du carburant [7] [en], mais la première vague de demandes de démission est arrivée plus tard, en février 2019 [5]. Pendant deux semaines, les grandes villes du pays furent paralysées par des manifestants réclamant des changements systémiques ou un remaniement complet de la vie politique [8] [en].

Le 31 mai de la même année, la Haute Cour des Comptes d'Haïti a publié un rapport de plus de 600 pages [9] [en] passant au crible fin la corruption de haut niveau entourant PetroCaribe [10][en], y compris l'implication personnelle du président Moïse par le biais de sa société  [6]Agritrans, et d'une autre appelée Betexs.

Les manifestations de l'époque concernaient également l'augmentation de l'activité des gangs et la dénonciation des massacres prémédités [11] [en] par des responsables appartenant au cercle restreint du président.

Alors que 2019 touchait à sa fin, le pays était à nouveau en crise [9] [en]. Presque tous les secteurs de la société civile haïtienne [12] avaient rejoint l'opposition politique pour réclamer la démission de Moïse. Pendant cette longue phase de « peyi lok » (confinement), tout, notamment les hôpitaux, les banques, les écoles et les marchés, était concrètement fermé. Au bout d'un moment, la population en a eu assez et Moïse a repris le dessus.

Échec constitutionnel ou culture de l'impasse politique ?

Le fait, dénoncé publiquement par les groupes d'opposition, que Moïse reste au pouvoir au-delà de la fameuse date du 7 février a fait monter d'un cran la crise politique haïtienne. Depuis le 13 janvier 2020, date à laquelle le président a dissous le Parlement [13], et ce bien qu'il soit responsable de l'absence des élections nécessaires au renouvellement des séances parlementaires, les adversaires politiques de Moïse attendaient le 7 février pour régler leurs comptes.

C'est une date importante [5] : le 7 février 2021 marquait 35 ans depuis la fin de deux décennies de dictature, qui ont signé l'entrée du pays dans une nouvelle ère de démocratie dont le parcours s'est cependant avéré laborieux.

Selon Moïse et son entourage, il a prêté serment le 7 février 2017 et, sur la base des articles 134.1 et 134.2 de la Constitution [14] [pdf], son mandat de cinq ans se terminera en 2022. Pourtant, l'opposition ainsi que de nombreux acteurs [15] et institutions de la société civile [16] ont interprété la même loi différemment et pensent que son mandat a expiré le 7 février 2021.

Un président intérimaire ?

Le chaos politique auquel on pensait assister le 7 février n'est jamais arrivé. Avant de s'adresser à la nation plus tard dans la journée, Moïse s'est tranquillement envolé pour Jacmel, dans le sud-est d'Haïti, pour profiter du traditionnel carnaval de la ville, qui a toujours lieu le week-end précédant les festivités du carnaval national.

Toujours un coup d'avance sur ses adversaires, Moïse avait l'air réjoui et détendu en expliquant que les services de renseignement avaient, ce jour-là, réussi à déjouer un complot visant à l'assassiner, une allégation qui a conduit à l'arrestation [17] de 23 personnes, dont un inspecteur de police et un juge de la Cour suprême qui a été relâché [18] le 11 février.

Pendant ce temps, l'opposition a nommé  [19]Joseph Mecene Jean Louis, le plus ancien juge de la Cour suprême haïtienne, comme président par intérim pour diriger un gouvernement de transition chargé d'organiser des élections et de ramener le pays à la normalité démocratique.

De son côté, Moïse a qualifié ses opposants de partisans du chaos avides de pouvoir qui refusent de patienter jusqu'aux élections :

En réponse à la nomination de Mecene, Moïse a destitué [24] trois juges de la Cour suprême (dont Mecene lui-même) et les a remplacés [24] par d'autres désignés par lui-même, une décision qui a ravivé les protestations publiques contre ce que beaucoup ont assimilé [25][en] à un retour à la « dictature ».

Le 14 février, alors que le président Moïse était à Port-de-Paix dans le nord-ouest d'Haïti pour donner le coup d'envoi  [26]du carnaval national, des habitants de la capitale, Port-au-Prince, sont descendus dans la rue pour exiger sa démission.

Selon les manifestants, Moïse agit désormais de façon illégale et anticonstitutionnelle, depuis que son mandat présidentiel a expiré le 7 février :

Voici à quoi ressemblaient les moments les plus animés de la manifestation pro-démocratie qui a eu lieu aujourd'hui dans la capitale d'Haïti. L'immense foule estimée à plus de 100 000 personnes s'est étendue sur de nombreux quartiers. Leurs revendications sont la démission de Moïse Jovenel et l'organisation d'élections libres et équitables par un gouvernement de transition.

Ce n'est pas une petite manifestation, regardez tous ces gens!! Les Haïtiens marchent pour la démocratie et contre la dictature MAINTENANT!

Un soutien extérieur

Tout au long de sa tumultueuse présidence, Moïse a pu compter sur le soutien d'alliés à l'étranger, notamment le Département d'État américain [8], le Core Group [31]et l’Organisation des États américains [32] (OAS).

Les récents événements n'ont pas fait exception. Mis à part le Congrès américain, qui préconise un gouvernement de transition [33], Moïse est globalement soutenu dans sa prolongation de mandat jusqu'en 2022, et ses sympathisants, en particulier aux États-Unis, semblent ne s'opposer à ses abus anti-démocratiques que sur le papier [34].

Certains espéraient que la politique étrangère à l'égard d'Haïti de l'administration Biden serait différente de celle de son prédécesseur  [35]mais jusqu'à présent, cela n'a pas été le cas :

@BINUH_UN @UNHaiti @USEmbassyHaiti @AmbCanHaiti @ambafranceht et tout le Core Group, avez-vous entendu la voix du peuple aujourd'hui ? Ou allez-vous continuer à prétendre que votre marionnette, le dictateur en herbe, fait du bon travail ? Allez-vous continuer à prétendre que les gens sont payés pour manifester ?

Malgré la nomination par l'opposition d'un président par intérim, Jovenel Moïse reste au pouvoir, ignorant les manifestants qui n'ont de cesse d'exiger qu'il abdique son poste. Pour l'instant, rien n'indique clairement que de véritables mesures soient prises pour apaiser cette crise.

Pendant que tous les partis impliqués, y compris la communauté internationale, semblent respectivement convaincus qu'ils détiennent la clef de la stabilité démocratique ou de changements concrets, l'interminable crise politique en Haïti se trouve à nouveau dans une impasse.