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Dr Dickenstein, mathématicienne argentine lauréate du prix L'Oréal-UNESCO pour les Femmes et la Science : «suivez votre passion»

Catégories: Amérique latine, Argentine, Femmes et genre, Médias citoyens, Sciences, What’s science without women?
Dr. Alicia Dickenstein, en blazer crème et blouse bleue.

Photo utilisée avec l'aimable autorisation de Dr Alicia Dickenstein.

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

La contribution des femmes à la science a toujours existé, même quand l'Histoire a tenté de la minimiser, que ce soit en physique, chimie, biologie, médecine, ou dans d'autres disciplines comme les mathématiques, le domaine de prédilection du Dr Dickenstein.

Dr Dickenstein, que nous avons interrogée pour cet article, est l'une des cinq femmes récompensées en 2021 par la Fondation L’Oréal et l'UNESCO. Elle a obtenu le prix international L'Oréal-UNESCO pour les Femmes et la Science [1] grâce à son travail mobilisant la géométrie algébrique dans le domaine de la biologie moléculaire.

Elle est professeure à l'Université de Buenos Aires et a occupé des rôles importants dans le domaine des mathématiques et des sciences sur le plan national et international. Elle est spécialisée dans l'identification de modèles mathématiques computationnels.

À titre d'exemple, elle a identifié une structure mathématique récurrente dans de nombreux réseaux de signalisation biochimique au niveau cellulaire, qu'elle a nommé « système MESSI » (signifiant Modifications of the type-Enzyme-Substrate or Swap with Intermediates, en français : Modifications de type Enzyme-Substrat ou Échange avec des Intermédiaires), en clin d'œil au célèbre footballer argentin Lionel Messi [2] [fr]. Cela lui a permis de faire avancer la recherche des biologistes, avec l'aide des modèles mathématiques. Elle est également autrice de Matemax [3], un manuel scolaire bilingue pour enfants et jeunes adolescents.

Par souci de clarté, le contenu de l'entretien a été édité.

Lucía Leszinsky (LL) : En 1982, vous avez obtenu le titre de Docteur en Mathématiques de l'Université de Buenos Aires. Qu'est-ce qui vous a incitée à miser sur une carrière dans le monde des mathématiques ?

Dr. Alicia Dickenstein (AD) : je n'avais aucune idée que l'on pouvait faire carrière en mathématiques. J'aimais les mathématiques, je les expliquais à mes camarades de classe, mais je voulais étudier pour être professeure. En fait, je ne savais pas ce que je voulais faire. Lors de ma dernière année de lycée, j'ai accepté de passer un examen professionnel avec Elida Leibovich de Gueventter, professeure de philosophie et de pédagogie, qui m'a dit : « Ton intelligence abstraite est très élevée. Pourquoi n'étudies-tu pas les mathématiques ? » J'ai hésité, je me demandais à quoi cela ressemblerait. Mais elle a insisté et m'a convaincue que si je me lançais dans les maths et que je n'aimais pas ça, je pourrais toujours choisir une autre voie. Si je n'essayais pas, je ne saurais jamais.

Lorsque j'ai commencé, je ne connaissais personne. Mais j'ai vite rencontré des personnes comme moi et je me suis tout de suite sentie comme un poisson dans l'eau.

LL : Y avait-il beaucoup de femmes quand tu as démarré ?

On voit sur cette photo en noir et blanc un groupe de personnes constitué de femmes et d'hommes assis autour de tables. [4]

Université de Buenos Aires, octobre 1940. Photo utilisée avec l'aimable autorisation de Carlos Borches.

AD : Il y avait pas mal de femmes, mais curieusement, il y avait plus de femmes en mathématiques des années auparavant. Il y a cette photo datant de 1940 où l'on voit des mathématicien·ne·s de l'époque, dont beaucoup sont des femmes. Quand j'ai commencé, il y avait moins de femmes, et quasiment pas de professeures.

LL : Comment avez-vous appréhendé votre carrière en mathématiques, en particulier la gestion de votre doctorat en même temps que votre maternité, à un moment si crucial en Argentine pendant la dictature militaire [5] [fr] ?

AD : Cela m'a pris de nombreuses années pour trouver ma voie. Ma fille est née alors que j'étudiais pour mon doctorat grâce à une bourse octroyée par CONICET [6] (Agence specialisée dans la promotion des sciences et technologies en Argentine). Et puis mon fils est né quand j'ai terminé ma thèse. Les courriels n'existaient pas encore, mes enfants étaient en bas-âge, les salaires étaient insuffisants, nous n'achetions pas de magazines et personne n'en ramenait de l'étranger. J'ai passé presque huit années de me vie à essayer de partir d'ici et d'explorer différentes voies. C'était une période très difficile.

LL : Quels sont les autres obstacles que vous avez rencontrés au cours de votre longue carrière ? Pensez-vous que certains d'entre eux aient pu être liés à un ou plusieurs aspects de votre identité, tels que votre sexe ou votre nationalité ?

AD : Le plus gros obstacle pour moi a été d'être coupée de l'information. Je l'ai découvert des années plus tard lorsque j'ai réussi à voyager et à me rendre pour la première fois dans un centre de physique théorique en Italie. Là bas, j'ai découvert énormément de choses que je ne connaissais pas sur les mathématiques. Un jour, alors que j'étais assise dans l'un des amphithéâtres grandioses du Centre international de physique théorique de Trieste, j'ai réalisé que si j'avais eu accès à l'information que j'obtenais ici, j'aurais pu me spécialiser plus tôt. C'est pour cette raison que j'ai dédié le reste de ma vie au combat pour l'information.

Et puis il y a eu d'autres obstacles, mais ils ne m'affectaient pas. Je n'ai jamais pensé, par exemple, qu'il existe des choses dont les hommes étaient intellectuellement capables et pas les femmes. Récemment, je me suis souvenue d'une fois où l'un de mes  collègues à l'université, un professeur, me voyant au bureau avec ma fille de huit ou dix mois, m'a dit : « Tu as une fille ? Qu'est-ce que tu fais ici au travail ? Rentre chez toi et occupes toi d'elle. » À l'époque, je n'y ai pas prêté attention. Je pense que si les femmes croient qu'une chose n'est pas possible, et bien elle ne seront pas capables de réussir.

LL : Que représentent les mathématiques pour vous, et en quoi sont-elles  présentes dans la vie de tous les jours ?

AD : Faire des maths ne se limite pas à compter ou calculer, même si c'est important. Il s'agit de comprendre des structures et d'être capable de faire des prédictions. C'est une discipline en constante évolution qui se trouve tout autour de nous. On s'en rend probablement compte lorsque l'on estime ou compare des prix ou quand on change les proportions d'une recette de cuisine, mais même le fonctionnement de nos téléphones portables par exemple, repose sur les maths !

LL : Que représente pour vous le prix d'Amérique Latine et des Caraïbes pour les Femmes et la Science qui vous a été attribué par la Fondation L'Oréal et l'UNESCO ?

AD : Je savais que j'avais été nominée, mais je pensais que je n'avais aucune chance de gagner car les maths ne sont pas très populaires. Quand ils m'ont appelée, j'étais surprise, je ne réalisais pas l'importance de ce prix. C'est un grand bonheur personnel et en même temps j'ai le sentiment que c'est un prix pour les mathématiques, discipline rarement récompensée. En outre, je considère la notoriété générée par ce prix comme une excellente opportunité de faire découvrir à plus de jeunes filles qu'elles sont faites pour les mathématiques, que cette discipline est beaucoup plus liée aux émotions que ce qu'elles croient.

LL : Avez-vous des projets en cours ?

AD : J'aimerais résoudre certains problèmes. Par chance, les mathématiques sont universelles et plus sociales que ce que l'on pense. Cela me permet de travailler avec de nombreuses personnes d'Argentine et d'autres régions du monde. Les interactions avec d'autres personnes font naître de nouvelles idées et augmentent la productivité. Finalement, en mathématiques comme dans la vie en général, quand vous avez un problème, il vaut mieux éviter de se taper la tête contre les murs encore et encore, mais plutôt essayer de nouvelles choses pour tenter de le résoudre.

LL : Avez-vous des conseils pour d'autres chercheuses ou femmes qui souhaitent explorer le domaine des sciences exactes ?

AD : Je vous conseille de ne pas vous auto-censurer quand vous aimez quelque chose. N'hésitez pas à poursuivre votre passion.