« Comment faites-vous pour vivre ici ? » : dans l’Est de l'Ukraine, le podcast qui lutte contre les préjugés

Bâtiment administratif à Slavyansk, dans l’est de l’Ukraine. Photo par Nika Perepelitsa, utilisée avec la permission de l’autrice.

Pour les habitantes et les habitants de Slavyansk, s’entendre demander « comment faites-vous pour vivre ici ? » est chose courante.

Effondrement économique, occupation par les séparatistes pro-russes en 2014… au vu des tragédies qui ont frappé cette ville de l’est de l’Ukraine, difficile de jeter la pierre à celles et ceux qui posent cette question. Mais s’ils la posent encore en 2020, c’est plutôt une preuve d’ignorance : la vie est peut-être dure ici, mais Slavyansk n’est plus une zone de guerre. Les difficultés persistent, mais les habitant·e·s sont revenu·e·s à un semblant de vie normale. Poussé·e·s par l’envie de voir leur ville s’épanouir, les jeunes resté·e·s à Slavyansk ont donné vie à plusieurs initiatives culturelles et citoyennes au cours des dernières années [en]. Parmi eux, Nika Perepelitsa, chargée de communication pour le centre citoyen Drukarnia [uk].

Pour elle, la question « comment faites-vous pour vivre ici ? » est une occasion de changer les mentalités des gens de l’extérieur sur sa ville natale. Elle en a fait le titre de son podcast lancé en février, Как ты здесь живешь ? Depuis, Perepelitsa a diffusé huit épisodes ; elle y interviewe des habitant·e·s de la partie est de l’Ukraine placée sous contrôle gouvernemental, qu’il s’agisse de jeunes à l’avant-garde de la vie culturelle ou de personnes étrangères qui, chose inattendue, s’y sont installées.

Ses interviews dépeignent une région loin d’être monotone et passive. « Avec de l’espoir » : voilà comment les personnes interrogées pourraient répondre, même avec précaution, à la fameuse question.

J’ai interviewé Perepelitsa sur les sources d’inspiration de son podcast et sur ses projets pour l’avenir. L’interview a été éditée pour des raisons de concision.

Maxim Edwards (ME) : Pourquoi avoir choisi un titre aussi percutant pour votre podcast ? Vous a-t-on souvent posé cette question ?

Ника Перепелица (НП): Идея такого названия для подкаста “Как ты здесь живешь?” пришла не случайно. Несколько последних лет при знакомстве с людьми из других стран и регионов Украины мне всегда поступал этот вопрос, как только люди узнавали, где я живу. В какой-то момент я стала настолько часто слышать этот вопрос и видеть недопонимание в глазах людей, которые знают о Славянске только из сводок новостей 2014-го и продолжают ассоциировать его с войной, ведь после освобождения города прошло уже 6 лет. Несмотря на то, что военный конфликт продолжается в других городах на Востоке Украины, Славянск очень изменился за время после 14-го в лучшую сторону. Так и родился этот проект и этот вопрос стал главным, вокруг которого разворачивается все действие в подкасте: я говорю с героями о их жизни до и после 2014-го в городах на Востоке Украины, почему они остаются здесь или возвращаются на Родину.

Nika Perepelitsa (NP) : Mon idée d’intituler le podcast « Comment faites-vous pour vivre ici ? » ne m’est pas venue au hasard. Ces dernières années, les personnes originaires d’autres pays et d’autres régions d’Ukraine m’ont toujours posé cette question quand je leur disais où j’habitais. Au bout d’un moment, je l’entendais si souvent que je pouvais lire les malentendus dans leurs yeux. Ce sont ceux des gens qui ne connaissent Slavyansk que par les actualités de 2014. Ils continuent à l’associer à la guerre. Pourtant, cela fait six ans que la ville a été libérée. Même si le conflit armé se poursuit encore dans d’autres villes de l’est de l’Ukraine, Slavyansk a changé depuis 2014, et pour le mieux. C’est ainsi que ce projet est né et c’est autour de cette question que le podcast s’organise. Je discute avec des gens originaires des villes de l’est de l’Ukraine, au sujet de leur vie d’avant, je leur demande s’ils ou elles ont prévu de rester ou veulent retourner sur leur terre natale.

ME : Quelles sont les idées reçues et les préjugés les plus tenaces au sujet de Slavyansk et de l’est de l’Ukraine en général ? Peut-on espérer les faire changer ?

НП: Люди не знают достоверно, какая ситуация здесь сейчас. Очень многие люди все еще боятся ехать в Славянск, где я живу, Краматорск, Северодонецк, считая, что это в целом все один небезопасный регион и не углубляясь в контексты. Все привыкли слышать “Донбасс”  и ассоциировать его с войной и опасностью. Но это не так. Предрассудков очень много: это депрессивный регион, здесь люди мало улыбаются и вообще не очень приветливые. Но я и своим же подкастом пытаюсь разбить эти стереотипы, поэтому рассказываю и говорю с активными молодыми людьми, которые работают здесь и живут, они живут тем, что изменить свой город и представления о нем других людей. Поэтому мне важно показать эту сторону города, акцентировать внимание на его истории (в Славянске много исторических зданий конца 19 века, а сам город всегда был купеческим, а не таким уж индустриальным, как принято думают о городах Донецкой и Луганской области. У нас нет ни одной шахты и не было никогда, нет тяжелой промышленности, зато есть прекрасный Славянский курорт с целебными озерами, который сейчас тоже, к сожалению, находится в упадке. Как исправить стереотипы?
Больше говорить о хорошем, об инициативах, которые здесь появляются, выводить Славянск и другие города Восточной Украины на всеукраинский культурный уровень (ведь у них есть потенциал для этого).

NP : Les gens ne sont pas vraiment au courant de la situation actuelle dans notre région. Beaucoup ont encore trop peur d’aller à Slavyansk, où je vis, ou à Kramatorsk, ou encore à Severodonetsk. Ils croient que cette région est uniforme et peu sûre, mais ils ne s’intéressent pas plus avant au contexte local. Tout le monde est habitué à penser à la guerre et au danger en entendant le nom de « Donbass ». Mais ce n’est pas la réalité. Les préjugés sont nombreux : ce serait une région déprimante, peuplée de gens hostiles qui ne sourient jamais. Ce que je tente de faire avec mon podcast, c’est briser ces stéréotypes ; j’ai donc parlé à des jeunes engagé·e·s qui vivent et travaillent ici, qui changent leur ville et l’idée que les autres en ont. Il est important pour moi de montrer cet aspect, en me concentrant sur l’histoire de cette ville. Slavyansk compte de nombreux bâtiments du XIXe siècle ; elle a toujours été plus commerçante qu’industrielle, au contraire de l’opinion répandue sur les villes des régions de Donetsk et de Louhansk. Il n’y a pas de mines ici, pas d’industries lourdes. À la place, nous avons un magnifique village de vacances au bord d’un lac, qui, malheureusement, ne fonctionne pas en ce moment. Comment donc combattre ces stéréotypes ? Il faut parler davantage des choses positives, des initiatives en cours qui permettent de développer la vie culturelle à Slavyansk et dans d’autres villes de l’est de l’Ukraine pour la mettre au même niveau que le reste du pays. Ce potentiel existe certainement.

ME : Vos héros sont en général des jeunes qui n’ont pas ressenti le désir de partir vers les grandes villes, voire qui en sont revenus. Ce sont des militant·e·s, des artistes, des designers… autrement dit, des professionnel·le·s de la culture. Pourquoi et comment avez-vous choisi les personnes interviewées ?

Nika Perepelitsa dans sa ville natale de Slavyansk, dans l’est de l’Ukraine. Photo par Nika Perepelitsa, utilisée avec la permission de l’autrice.

НП: Я делаю истории о людях, о их личном становлении и опыте в этих городах, также мне важна личная позиция человека, почему именно он возвращается или переезжает сюда. Именно поэтому активисты и культурные деятели интересны мне более всего. Они живут с четкой позицией и проактивны, открыты к новому (это еще один стереотип, что люди тут очень инертны). Проблема того, что активные молодые люди уезжают в мегаполисы и заграницу сейчас не менее актуальна, чем раньше, до 14-го, поэтому находя таких людей я показываю, что не все так плохо и есть люди, которые действительно любят свой город и регион и горят желанием быть тут.
Так, второй эпизод я делала с немцем, который переехал в Славянск из Берлина и открыл здесь общественную организацию (я говорила с Игорем Мичником из центра гражданского общества “Друкарня”), до этого жил и учился, работал в очень разных странах и городах: Великобритания, Эстония, Кыргызстан. Мне было интересно, что сподвигло такого человека переехать на Восток Украины, как ему тут живется и зачем ему быть активистом в Славянске. Либо девушка, которая открыла в 19 лет свою типографию в Краматорске, параллельно путешествует по миру и тоже имеет активную гражданскую позицию. В больших городах такой практикой никого не удивишь, а вот для маленьких это что-то новое и необычное.

NP : Je produis des récits qui parlent des individus, de leur parcours et de leurs expériences personnelles dans ces villes. C’est pour cela que les points de vue personnels sont importants pour moi : pourquoi cette personne précise s’installe-t-elle ou revient-elle s’installer ici ? C’est aussi pour cette raison que les artistes et les figures du monde de la culture sont les plus intéressantes. Leurs positions sont claires, ces personnes vont de l'avant et sont ouvertes à la nouveauté, contrairement au cliché qui veut que les gens d’ici passent leur temps dans la passivité.

Le problème des jeunes actif·ve·s qui partent pour les grandes villes ou à l’étranger n’est pas moins pertinent aujourd’hui qu’avant 2014. En allant les trouver, je peux donc montrer que la situation de cette région n’est pas si affreuse ; les personnes qui adorent leur ville et leur région et qui ont un vrai désir d’y vivre existent.

Je vais vous donner un exemple. Dans le deuxième épisode, j’ai interviewé un Allemand qui a quitté Berlin pour venir à Slavyansk et y fonder une ONG (Igor Mitchnik, du centre citoyen Drukarnya). Avant d’arriver ici, il a vécu, travaillé et étudié dans des pays et des villes très différents : la Grande-Bretagne, l’Estonie et le Kirghizistan. Je me suis demandé ce qui avait pu pousser quelqu’un comme Igor à déménager dans l’est de l’Ukraine, ce qu’il pensait de la vie ici et pourquoi il avait décidé d’entrer dans le militantisme à Slavyansk. J’ai aussi rencontré une jeune fille de 19 ans qui avait ouvert sa propre imprimerie à Kramatorsk tout en parcourant le monde et en continuant à militer. Personne ne serait surpris de rencontrer ces personnes dans une grande ville, mais dans les petites, de telles histoires sont inédites et inhabituelles.

ME : Dans les médias internationaux, c’est désormais une mode de présenter l’« hipstérisation » comme un signe clair de progrès général. C’est probablement vrai dans une certaine mesure. Mais que dire de ces habitantes et habitants qui ne viennent pas de ce milieu social, qui travaillent à l’usine et à la mine ? Ils et elles ont beaucoup moins de perspectives et leurs voix sont rarement entendues.
НП: Действительно, Вы правы, голоса простых граждан, которых большинство, реже могут быть услышаны. Но, как не странно, именно такие люди в большинстве своем приходят на выборы и активно голосуют. Молодежь ходит на выборы в меньшинстве. Если мы говорим о цехах, скажем, о керамическом производстве, чем славится наш город, то многие люди открывают свои маленькие предприятия и малый бизнес. Конечно, для жизни этого не хватает. В целом, в Славянске всегда наблюдалась проблема с занятостью, нехватка рабочих мест, особенно, проблема с занятостью людей в возрасте 45+. Поэтому многие уезжают. Но должна сказать, что, по опыту моих знакомых, найти работу в Славянске после 14-го стало проще, общество на всех уровнях понемногу. Скажем, люди все чаще не боятся самостоятельно открывать свои инициативы, свой бизнес в любом возрасте.

NP : Là, vous avez raison. La voix des citoyennes et des citoyens ordinaires, qui forment la majorité de la population, est moins audible. Mais ce sont justement ces gens qui exercent le plus leur droit de vote aux élections. Les jeunes représentent une minorité dans les sondages. Côté industrie, Slavyansk est célèbre pour ses ateliers de céramique. D'autres personnes, encore plus nombreuses, sont à la tête d'une petite entreprise. Mais évidemment, ces activités ne permettent pas de vivre. Tout compte fait, Slavyansk a toujours été confrontée aux problèmes du chômage, de la pénurie d’emplois, qui concernent en particulier les plus de 45 ans. C’est pourquoi tant de gens s’en vont. Pourtant, je dois dire qu’à ma connaissance tout du moins, il est beaucoup plus facile de trouver du travail à Slavyansk depuis 2014. La société change peu à peu, sur tous les plans. On peut dire que les gens n’ont plus peur de lancer leur projet ou leur entreprise à n’importe quel âge.

ME : Indépendamment de toutes les forces à l’œuvre spécifiquement dans le Donbass, et en premier lieu du conflit armé, votre podcast traite de problèmes qui pourraient sembler familiers aux habitant·e·s de nombre de petites villes en Europe de l’Est et dans l’ex-Union soviétique. Comptez-vous élargir le champ des sujets de ce podcast ?

НП: По фидбеку на подкаст я все еще вижу, что эти проблемы известны не многим, тем более, в восточной Европе. Это и понятно, вооруженный конфликт и жизнь после него – специфическая тема. Один из недавних эпизодов я записывала с парнем из Словакии, мы сравнивали жизнь в Славянске и жизнь в маленьких городах Словакии. И здесь я увидела много похожего и поняла, что мы ментально также очень похожи с людьми из Центральной Европы. Я вижу потенциал, ведь маленькие города есть везде и интересные люди в них. Хочу расширять рамки на Центральную и Западную Европу, также меня очень интересует Центральная Азия. Пандемия останавливает в этом плане, ведь все выпуски я записываю только офлайн, это мой принцип, поэтому будем ждать и надеяться на скорейшую стабилизацию ситуации в мире и открытии границ.

NP : Selon les informations que j’ai obtenues, nombre de personnes n’ont pas conscience de ces problèmes, surtout en Europe de l’Est. C’est compréhensible : après tout, un conflit armé et la vie après celui-ci constituent des expériences bien particulières. Dans un de mes récents épisodes, j’ai interviewé un homme originaire de Slovaquie. Nous avons comparé la vie à Slavyansk avec celle que les gens mènent dans les petites villes de son pays. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué beaucoup de similitudes. J’ai réalisé tout ce que nous partageons avec les habitant·e·s de l’Europe centrale. Je pense que ce sujet renferme du potentiel, car le monde compte une multitude de petites villes habitées par des personnes intéressantes, qui ont beaucoup à raconter. Je veux étendre le champ des sujets de mon podcast à l’Europe centrale et occidentale ; je m’intéresse également beaucoup à l’Asie centrale. La pandémie a suspendu mes projets pour le moment, car j’enregistre tous les épisodes en face à face. C’est une question de principe pour moi, mais cela veut dire que je vais devoir attendre que la situation se stabilise et permette la réouverture des frontières internationales.

ME : Les podcasts sont-ils très populaires en Ukraine ? Pourquoi avez-vous choisi ce format pour votre projet ?

НП: Популярность подкастов даже за последний год выросла в разы. Я запустила свой в феврале 2020 года после Международный школы подкастов в Тбилиси “Все слышно 2020″, которую организовал Prague Civil Society Center. Изучив недавнюю статистику была удивлена, но в Украине сейчас более 200 подкастов и их число только растет. Есть подкасты, которые создают большие lifestyle-медиа (The Village, радио “Аристократы”), но также много подкастов, созданных независимыми людьми, которые никак могут не относится к медиасектору, и люди делают это сами просто дома. Собственно, как и я. Главная проблема, которую я вижу с подкастингом в Украине – люди не знают о таком формате и он им не привычен. Все знают формат Youtube-видео, а при слове “подкаст” часто спрашивают “А что это?”, “А как это слушать?”. Поэтому это не тот тип медиапродукта, где можно быстро взлететь, заработать, стать популярным. Тем более в Украине.
Я делаю подкаст, потому что всегда любила радио и мечтала когда-то там работать. Но в нашем городе никогда не было радио, где я бы могла себя реализовать. Подкасты начала слушать 4 года назад и очень проникла в эту нишу. Сейчас не представляю другой формат, в котором я бы могла делать такие истории. Это не история про огромные охваты и миллионную аудиторию.

NP : Au cours de la seule année dernière, la popularité des podcasts a augmenté de façon exponentielle. J’ai lancé le mien en février 2020 après avoir participé à l’université internationale des podcasts organisée à Tbilissi par le Prague Civil Society Centre. À la lecture des dernières statistiques, j’ai été surprise d’apprendre qu’il existe aujourd’hui plus de 200 podcasts en Ukraine et que leur nombre ne fait qu’augmenter. Certains ont été lancés par de grandes revues lifestyle (comme « Le Village » ou « Radio Aristocrates »), mais encore plus nombreuses sont les créations indépendantes, faites maison par des personnes sans aucun lien avec le secteur des médias. Des personnes comme moi, par exemple. À mon avis, le principal problème des podcasts en Ukraine, c’est que ce format n’est ni connu, ni habituel. Tout le monde sait ce qu’est une vidéo YouTube, mais quand les gens entendent le mot « podcast », ils demandent souvent « qu’est-ce que c’est ? », « comment je fais pour écouter ça ? » Cette production médiatique ne promet ni succès rapide, ni argent facile, ni popularité garantie, et surtout pas en Ukraine.

Je produis des podcasts parce que j’ai toujours adoré la radio et que je rêve depuis longtemps d’y travailler un jour. Mais notre ville n’a pas de station qui me permettrait de réaliser ce souhait. Je me suis donc mise à écouter des podcasts, il y a quatre ans, et ça me captivait. Aujourd’hui je n’imagine pas d’autre format pour raconter ces histoires.

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