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La réponse des autorités aux troubles sociaux à Trinité-et-Tobago ravive le débat sur le pouvoir de la police et la confiance du public

Catégories: Caraïbe, Trinité-et-Tobago, Droit, Droits humains, Élections, Ethnicité et racisme, Manifestations, Médias citoyens
[1]

La police anti-émeutes devant l'amphithéâtre de St. James à la Trinité lors des manifestations Drummit2Summit du 18 avril 2009. Photo [1] de Georgia Popplewell sur Flickr, sous licence CC BY-NC-ND 2.0 [2].

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages web en anglais, ndlt.]

Suite aux actions des officiers du Service de police de Trinité-et-Tobago (TTPS) qui ont laissé trois hommes morts après avoir été abattus [3], dans la communauté défavorisée de Morvant, le 27 juin, des manifestations [4] ont eu lieu sur fond d’accusations affirmant que leurs morts étaient le fait d'actions extrajudiciaires.

Malgré le fait que les policiers concernés aient été affectés [5] à des tâches administratives, les tensions ont ravivé les discussions [6] sur les pouvoirs et le rôle de la police, un contexte exacerbé par une photo publiée le 1er juillet en une [7] du journal Trinidad and Tobago Newsday et montrant la police, lourdement armée, plaquer un manifestant au sol. L’un des officiers, dans un geste qui rappelle la façon dont George Floyd a été tué, y est capturé en train d'exercer une pression du genou [8] sur son cou.

Une longue histoire de violence

Cet abus de pouvoir de police a été replacé dans son contexte historique [9] par une utilisatrice de Facebook nommée Tillah Willah, qui a partagé la photo d’une cellule d’esclave qu’elle avait visitée le 3 juillet, une expérience qu’elle décrit comme « une façon intéressante de clôturer une semaine de colère et de réflexion intense sur ce que représente le fait d’avoir une force de police ».

Consider the fact that the TTPS was first set up in 1592 to protect the property of people who were holding people as property. That the Police Force was essentially formed to protect Spanish interests against the First Peoples. Consider that during the 300+ years after, all plantations had their own security/policing systems to protect their property, including the humans that they owned. Consider that after full Emancipation in 1838, the police force was disbanded in 1839 for reorganization and reopened in 1841 to protect plantation owners from loss of property, that is, to stop the people that they legally owned a few years before, from stealing their property. This is of course after they were given compensation for the loss of their human property.

So at its root, the police force, was not set up to protect and serve the population at large. The criminalization of the bodies of Indigenous, Africans and Indians is built into the DNA of the police force. […] Which came first, the idea of criminality or the idea of who is a criminal? That’s the question I’d really like to get an answer for.

Il faut rappeler que le TTPS fut créé en 1592 pour protéger ceux qui possédaient des êtres humains en tant que chose. Les forces de police étaient essentiellement formées pour protéger les intérêts espagnols contre les Premières nations. Rappelons encore que durant les plus de 300 années qui ont suivi, toutes les plantations avaient leur propre service de sécurité afin de protéger leur propriété, y compris les gens qu’ils possédaient.
Après le processus de pleine Emancipation en 1838, la police fut démantelée en 1839 pour la restructurer et la remette en service en 1841 afin de protéger les propriétaires de plantation contre la perte de biens, c’est-à-dire pour empêcher ceux qu’ils possédaient, quelques années plus tôt, de leur voler leurs possessions. Tout cela a eu lieu après qu’ils aient reçu une indemnisation pour la perte de leurs possessions humaines.

Donc dans son essence même, la police n’avait pas été créée pour protéger et servir la population dans son ensemble. La pénalisation des communautés autochtones, africaines, et indiennes est au cœur du fonctionnement de la police […]. Quelle notion prime sur l’autre : celle de criminalité ou celle de la qualification de criminel ? C’est la question à laquelle j’aimerais vraiment avoir une réponse.

Au même titre, d’autres utilisateurs de réseaux sociaux ont partagé [10] les réflexions de la journaliste Sunity Maharaj sur l’histoire de la révolution dans la région :

It took rebellion and rioting, not a sense of justice, to restore our humanity from enslaved property and to inch us forward from people without rights to full citizenship, even if only in name for too many in Morvant, Laventille, Beetham and Sea Lots, to name a few. […]

In the pantheon of that first civilisation of Caribbean leaders were men and women of extraordinary courage, intelligence and deep love and understanding of this land. Their heroic stand against European invasion is the first volume of the Caribbean's epic story of travail and triumph.

Il a fallu la rébellion et les émeutes, et non un sentiment de justice, pour retrouver notre humanité à partir de l’état d’esclavage et pour passer progressivement du statut de personnes sans droits à celui de citoyen à part entière, même si concrètement cela n’est pas toujours le cas pour un grand nombre à Morvant, Laventille, Beetham, Sea Lots, pour n’en citer que quelques-uns […].

Des hommes et des femmes d’une intelligence et d’un courage extraordinaires et ayant un amour profond pour ce pays figurent au panthéon de cette première nation de dirigeants des Caraïbes. Leur attitude héroïque face à la domination européenne est le premier volet du récit épique de labeur et de triomphe des Caraïbes.

L’importance du langage

Le rôle de la police, quelques siècles plus tard, est toujours en opposition avec le but des manifestations et les internautes commencent à faire le lien [11].

Le problème du vocabulaire [12] employé surgit aussitôt : Gary Griffith, le chef de la police, s’est illustré par son usage de termes qui rabaissent ou humilient, tel que l’emploi du mot « cafards » pour décrire les criminels [13], et s’en défend en disant que ses mots ont pour objectif de protéger ses officiers et rassurer les citoyens respectueux de la loi.

Toutefois, la podcasteuse Franka Philip en tire [14] davantage de conséquences :

The language used by some of our leaders to describe criminal elements has infected many and now they describe all people from particular areas in those pejorative terms. This disturbs me. When we stop respecting people's humanity, we have a huge problem.

Le langage utilisé par certains de nos leaders pour décrire des élément criminels s’est beaucoup répandu et désormais ils décrivent l’ensemble des habitants de certaines zones géographiques en ces termes péjoratifs. Cela me choque. Lorsque nous cessons de respecter la dignité humaine, nous créons un gros problème.

Amilcar Sanatan, professeur d’université, semble abonder dans ce sens en reprenant une série de citations absolument saisissantes et d’une honnêteté frappante, partagées sur Facebook par ceux qui vivent dans ces communautés démunies :

These protests is about identity and respect. We poor and we might not be as great in academics and everything and we have wrongdoers but we are people. We mean something. We are people.

L’objet de ces manifestations est l’identité et le respect. Nous sommes pauvres, nous ne sommes peut-être pas aussi instruits que les autres, et il y a des malfaiteurs parmi nous mais nous sommes des êtres humains. Nous avons de la valeur. Nous sommes des êtres humains.

Marcus Skinner, un utilisateur Facebook, a également souligné [15] que pour qu’il y ait du progrès, l'usage du langage doit changer :

Watching the incidents that took place today and the reactions I saw across the social spectrum of ‘these violent animals…troublemakers…good for nothings…vermin…I bet their mothers are going to say they were good boys…never hurt anybody'…I have to stop and weep
I’d like to say first and foremost these are human beings […]
We are looking at symptoms of a problem
A deep, difficult and longstanding problem
And we are blaming the victims [and] if we don’t stop missing the god damn point
It’s not going to be the last time we see it.

En regardant les incidents qui ont eu lieu aujourd’hui et les réactions que j’ai constaté parmi les différentes classes sociales de ces « animaux violents…fauteurs de trouble…bons à rien…vermine …Je parie que leurs mères vont dire que ce sont des gens bien…qui ne feraient pas de mal à une mouche… » Je ne peux que m'effondrer de tristesse.
Je dois d’abord souligner que ce sont des êtres humains […]
Nous sommes face aux symptômes d’un problème
Un problème de longue date
Nous faisons porter la responsabilité aux victimes [et] si on persiste à se tromper sur le fond, nom de Dieu
Cela se reproduira à l’avenir.

La position de l’État

Un autre aspect du malaise social dont on entend beaucoup parler est l'insinuation de Stuart Young [16] [fr], ministre de la Sécurité Nationale, selon laquelle les citoyens des quartiers défavorisés seraient payés [17] à exacerber les soulèvements.

Bien que certains croient en cette hypothèse, en raison des élections parlementaires prévues pour le 10 août [18], d’autres pensent que la position de Mr. Young dément le rôle joué par les gouvernements successifs dans le délaissement de ces communautés [19] et nie la marge d'autonomie des manifestants.

Wendell Manwarren, artiste de Rapso, note [20] que cette approche « est tout droit sortie de la stratégie coloniale » :

The recent words coming out of the mouths of the Commissioner of Police and the Minister of National Security is serious cause for concern. To describe people protesting and demanding justice for the killing/'murder’ of Joel Jacobs, Noel Diamond and Israel Clinton as ‘enemies of the state’ and ‘criminal elements…being paid to create disturbance’ With a ‘well orchestrated plan to destabilize the country’ is to seek to demonize and discredit a sector of the national community that continues to be regarded as less than and spoken down to and treated in a heavy-handed manner by those sworn to serve and protect us all from abuse of power.

Les termes employés récemment par le commissaire de police et le ministre de la Sécurité nationale sont troublants. Le fait de décrire ceux qui manifestent pour réclamer que justice soit faite pour les morts/« meurtres » de Joel Jacobs, Noel Diamond, et Israel Clinton, qualifiés d'« ennemis de l’Etat » et d'« éléments criminels…payés pour créer le désordre » et ayant un « un objectif bien défini pour déstabiliser le pays », ne fait que contribuer à diaboliser et discréditer une partie de la communauté. Cette dernière continue à être considérée comme des moins que rien, des personnes auxquelles on s’adresse de manière désobligeante, le tout au moyen de tactiques autoritaires employées par ceux qui ont fait serment de nous servir et nous protéger de tout abus de pouvoir.

L’histoire se répète

L’un des aspects les plus déconcertants de ce phénomène est qu’il n’est pas nouveau. Dans un message Facebook exprimant sa vive émotion [21], Keston K. Perry tente de décortiquer les causes :

So another 3 black men killed right? Joel Jacob, Noel Diamond, Israel Clinton have now lost their lives to the systemic racism and oppression that is poverty, hardship, overpolicing, corporate and political corruption in Trinidad and Tobago. 43 people lost their lives to police shootings this year alone, most of whom were Black. […]

It's because in a society like Trinidad and Tobago, some people's children are more valuable than others. Black people's children especially if you live in certain areas and you don't look, speak or appear a certain way, your life is of no value to the state or to the corporate elites that fund the political office holders who are beholden to them and would not act against their corruption.

Encore trois hommes noirs tués ? Joel Jacobs, Noel Diamond, et Israel Clinton ont perdu leur vie à cause du racisme endémique et de l’oppression que sont la pauvreté, les difficultés, l’excès de police, la corruption institutionnelle et politique à Trinité-et-Tobago. Cette année, 43 personnes ont trouvé la mort entre les mains de la police, la plupart étaient issus de la communauté noire.

Cela s’explique par le fait que dans une société comme la Trinité-et-Tobago, certains enfants ont plus de valeur que d’autres. Les enfants issus de la communauté noire de certains quartiers et qui ne répondent pas à certains critères d'apparence, de façon de parler, d'attitude, n’ont pas de valeur aux yeux de l'Etat ou des hommes d’affaires qui financent la classe dirigeante qui fait semblant de ne pas voir leur corruption.

La criminologue Renée Cummings propose [22] quelques solutions juridiques :

We must invest in — not alienate — underserved and vulnerable communities. We must also invest in efforts to amplify the voice of civil society to accelerate change and reimagine police/community relations through robust public engagement and programs that build community resilience. […]

We need to discuss disinvestment within the context of discrimination and the painful interconnected challenges of intergenerational trauma, poly-victimization and a list of co-morbidities which includes police violence. A granular examination is required of the policies of separation and social isolation and how we have historically quarantined some communities, pre COVID-19, with prejudice, policing and politics. Justice brings closure and the lack of it leaves open wounds. The absence of a trauma-informed approach to criminal justice is like rubbing salt in those open wounds. Trust and transparency are required for police legitimacy, without them there’s no confidence in the justice system.

Nous devons investir dans les communautés défavorisées et non les aliéner. Nous devons également faire entendre la voix de la société civile pour accélérer le changement et recréer les relations entre la police et les communautés à l’aide d’interactions avec le public et de programmes qui renforcent la communauté.

Nous devons nous pencher sur le désinvestissement dans le contexte de la discrimination et la difficulté qui résulte du défi des traumatismes intergénérationnels, de la poly-victimisation et d'une liste de facteurs connexes, ce qui inclut la violence policière. Il faudrait passer à la loupe les règles en matière de séparation et d’isolement social et la façon dont nous avons historiquement confiné certaines communautés, avant le COVID-19, à coup de préjugés, de présence policière et de politiques. La justice nous permet d’avancer et son absence laisse des plaies ouvertes. L’absence d’approche qui prendrait en compte les traumatismes dans le cadre de la justice pénale s’apparente à remuer le couteau dans la plaie. La confiance et la transparence sont nécessaires pour établir la légitimité de la police, sinon il n’y a pas de confiance en la justice.