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« Vous êtes largement à la hauteur »

Catégories: Caraïbe, Trinité-et-Tobago, Education, Jeunesse, Médias citoyens, The Bridge
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Tables dans une salle de classe, photo prise par Jack Sem [2] et tirée de Flickr [3], CC BY 2.0 [4].

[Tous les liens de ce billet renvoient vers des pages web en anglais, ndt.]

Note de la rédaction : le 9 septembre, les élèves de Trinité-et-Tobago ayant récemment passé l’examen d’évaluation d’entrée au secondaire (SEA, un test à enjeux élevés classant les élèves afin de déterminer l’établissement secondaire qu’ils vont intégrer) ont eu leurs résultats. Près de 19 645 [5] d’entre eux l’ont passé, mais les places dans les établissements « prestigieux » étant limitées, la compétition a été féroce. De plus, nombre de ces lycées sont gérés par des conseils religieux, et il existe un accord, le Concordat [6], les autorisant à sélectionner sans tenir compte de leurs résultats 20 % des nouveaux élèves entrant dans les établissements confessionnels.

Le système est depuis longtemps considéré comme injuste [7] et contre-intuitif du point de vue de l’apprentissage des enfants. L’écrivaine Shivanee Ramlochan, qui a elle aussi eu maille à partir avec le système éducatif trinidadien, a partagé [8] sur Facebook ses réflexions à ce sujet. Elle nous a gracieusement autorisé à les republier ci-dessous :

J’étais une élève rebelle.

Bien que je fusse douée et que j’appréciasse les arts du langage, de nombreuses choses vécues au primaire et dans le secondaire me frustrèrent et me bloquèrent complètement. D’autant plus que nombre de mes éducateurs et l’administration scolaire employaient des méthodes disciplinaires reposant sur les punitions et la honte. J’étais, il est vrai, une jeune fille précoce et peut-être arrogante ; mes pires souvenirs scolaires viennent quasiment tous, sans exception, de mes professeurs, plus vieux, plus sages, plus expérimentés, qui me poussaient impitoyablement aux larmes.

En bref : il y a une poignée de passions qui furent écrasées dans mon corps et mon esprit avant de pouvoir fleurir, conséquence directe de la façon dont j’ai été éduquée. Je n’attribue ici aucun « tort » ; au contraire, m’avoir à l’époque dissuadé de poursuivre certaines activités n’a fait qu’aviver mon désir de m’y consacrer aujourd’hui. Pourtant, comme chaque année le jour de la publication des résultats à l’examen d’entrée, je me rends compte que je ne peux garder le silence à propos des attentes oppressantes, punitives et autoritaires que l’on place sur la jeunesse de notre pays.

Les « plus hauts scores » seront aujourd’hui étalés dans les journaux, des filles et des garçons rayonnants, lunettes sur le nez, serrant le bulletin annonçant leurs résultats, flanqués de leurs deux parents qui les ont soutenus, image d’une famille nucléaire aux anges. Ils évoqueront les longues nuits de frustration penchés sur leurs manuels, l’importance de Dieu, du badminton et de la natation, ainsi que des équations et des dissertations. Ils seront encensés, et je ne cherche pas à leur enlever quoi que ce soit.

Bien plus nombreux sont aujourd’hui les enfants abattus, tenant à la main un document indiquant que leurs premier, deuxième, troisième ou quatrième choix, n’ont pas été retenus. En effet, peut-être ont-ils « échoué ». Leurs parents vont pleurer, crier, ou les frapper jusqu’à ce qu’ils ne sachent plus s’ils pleurent à cause des coups ou du manque d’amour qu’ils ressentent. Leurs amis les considéreront avec pitié, soulagés de ne pas être à leur piteuse place. La vie leur semblera si morne que certains pourraient être tentés de se faire du mal, de débarrasser la terre de la gêne qu’ils auront suscitée. Voici les enfants à qui je voudrais pouvoir tout donner, toute l’assurance, toute la conviction, et toute la confiance en soi, en leurs promesses et leurs facultés.

Aujourd’hui, et à chaque jour des résultats, je souhaite que soient récompensés ou affichés en première page cette fille qui est fière d’avoir enfin réussi à terminer l’épreuve, ou ce garçon qui a finalement compris la question de compréhension la plus ardue même s’il n’a pas cartonné dans cette catégorie, cet élève qui pensait échouer, seulement pour éclater de joie une fois accepté dans une université, peut-être pas d’élite, mais chaleureusement holistique, ces jumeaux qui n’ont jamais compté intégrer un établissement d’élite et voulaient juste aller dans un lycée pas trop loin de chez eux, avec un grand terrain gazonné sur lequel ils pourraient jouer au cricket et au football. Tous ces enfants méritent des éloges. Pas un ne mérite d’être humilié.

Les rigides exigences néo-coloniales de la hiérarchie scolaire trinidadienne imposent aux enfants une seule voie, une voie étroite et cruelle, vers le « succès ». Elle postule qu’à moins d’aller dans la « bonne » école maternelle, l’école primaire adéquate, l’environnement secondaire idéal, de « remporter » une bourse et de sortir de l’autre côté de ce tunnel éprouvant en tant que médecin, avocat ou, si ce n’est ces deux-là, ingénieur, à moins que cela n’ait été votre chemin, alors ce n’est pas vous qui, Noël venu, serez le plus félicité autour de la table familiale. À aucun d’entre vous je n’ai besoin de dire que c’est faux. C’est pourtant ainsi que nombre d’entre nous ont été élevés, que nous ayons pu prendre l’autoroute du succès ou emprunter une voie de garage.

J’aspire à un système éducatif qui valorise réellement de multiples intelligences, et à une société qui de fait participe à ces louanges, soutenue par des organismes de presse et des organisations non gouvernementales. Je veux dire aux enfants qui se sentent démoralisés et accablés de chagrin, observant tous leurs camarades entrer au couvent ou aux lycées Presentation [établissements catholiques romains, ndt], que la meilleure chose qu’ils puissent faire de leur vie est celle qui leur apporte la satisfaction la plus incandescente, et qu’elle n’est pas nécessairement en rapport avec les canalisations du corps humain ; il peut s’agir, en fait, des canalisations des toilettes, éviers et robinets. Qu’une vie sans manuels de droit civil ni robe en soie d’avocat n’est pas mieux, meilleure ou plus brillante qu’une dans laquelle on gagne sa vie en faisant des gâteaux sur le thème des super-héros, en concevant des timbres-poste, ou en conduisant avec habileté et précision un semi-remorque dans les coins périlleux et lardés de nids-de-poule de notre île, ou encore en peignant de parfaits motifs pointillistes sur des ongles vernis.

De toutes ces compétences notre pays se compose. Du ramassage des ordures à la chirurgie gériatrique, nous avons besoin de tous. Ou préféreriez-vous un pays dans lequel 1,3 million de médecingénieuravocats se regardent dans le blanc des yeux quand vient le temps de réparer un carburateur, d’aller au théâtre, de lire un roman, d’installer un climatiseur, de s’envoler pour Tobago ou de tailler la roche de la terre ?

Aux enfants qui ont le sentiment d’avoir échoué :
Vous n’avez pas échoué. Même si vous n’avez pas réussi cet examen.
Vous n’en avez pas moins de valeur. Pas moins de capacités. Pas moins de quoi que ce soit.
Le monde vous appartient autant qu’à quiconque.
Vous êtes encore, et serez toujours, un être rayonnant, porteur de possibilités infinies.

Et oui, vous êtes largement à la hauteur, je vous le promets.

Tout le monde sait que je suis une apparition, le recueil de poésie de Shivanee Ramlochan publié en 2017, a été présélectionné pour le prix Felix Dennis 2018 du meilleur premier recueil.