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L'effacement des Dalits ou le raté de Rolling Stone India

Catégories: Asie du Sud, Inde, Sri Lanka, Arts et Culture, Développement, Droits humains, Ethnicité et racisme, Histoire, Manifestations, Médias citoyens, Musique, Politique
Screenshot from the music video "Enjoy Enjaami "by Dhee ft. Arivu via YouTube. Fair use. [1]

Capture d'écran du clip Enjoy Enjaami de Dhee ft. Arivu via YouTube [1]. Fair use.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndt.]

Le magazine de culture pop Rolling Stone India [2] et la plateforme musicale Maajja [3]ont publié en août 2021 une couverture spéciale intitulée Back to the Roots [4] [retour aux sources, ndlt.], contenant de longs entretiens avec la chanteuse tamoule sri-lankaise [5] Dhee [6] (Dheekshitha Venkadeshan) et l'artiste tamoul canadien Shan Vincent de Paul [7] [fr], dans le cadre d'un reportage sur les musiciens indépendants tamouls qui brouillent les frontières locales et internationales. La même place n'a pas été accordée au rappeur tamoul indien Arivu [8] (Arivarasu Kalainesan), connu pour ses paroles anti-castes et la musique propulsant les morceaux Enjoy Enjaami [9] et Neeye Oli [10], dont le succès phénoménal est partie intégrante de ce récit. Cette décision controversée a provoqué un mécontentement général, forçant les responsables à faire rapidement amende honorable

En Inde, quand une chanson passe sur les radios dans les innombrables échoppes de thé, c'est un succès populaire garanti. Exactement ce qu'a accompli Enjoy Enjaami. Conçue par un groupe d'artistes indépendants tamouls (dont Arivu et Dhee [11]), cette chanson groovy associe mots incendiaires et musique mêlant des éléments hip-hop, R&B et oppari [12], un style de musique folk de Tamil Nadu. Arivu [13] a aussi écrit le texte, y incorporant les paroles subversives qui constituent sa marque de fabrique, doublées de commentaires politiques audacieux [14] provenant de la rue. Cette chanson évoque des événements de l'Inde coloniale, rappelant les civilisations et les ressources naturelles ; c'est un hommage [9] au peuple et à la culture tamouls. Arivu dit l'avoir écrite en l'honneur de sa grand-mère Valliammal et de leurs ancêtres [15].

Ceux-ci descendent d'un important groupe oublié d'ouvriers et d'ouvrières agricoles sans terres, qui ont émigré [16] au Sri Lanka dans l'espoir d'une vie meilleure, aux XVIII et XIXe siècles. Ils y ont enduré oppression et interdiction des droits civiques [17], puis sont revenus en Inde du Sud, où ils ont là aussi été traités comme des étrangers. La grand-mère d'Arivu et ses semblables ont fait front et ont survécu, recouvrant joie et fierté un simple jour à la fois.

Voilà les émotions, la sagesse et l'essence qu’Arivu [18] associe et célèbre de manière poignante [18], comme dans cet extrait [19]:

“Naan anju maram valarthen… Azhagana thottam vachchen… Thottam sezhithaalum en thonda nanaiyalaye.a”

J'ai planté cinq arbres… et cultivé un beau jardin… bien que le jardin fleurisse, ma gorge reste sèche.

Cependant, la sortie ne fut pas exempte de son lot d’embarras [20]. En effet, le clip fut de suite déclaré féodal, insipide et contraire aux opinions politiques défendues par les paroles. Apparaissant artificiel et forcé, il puise fortement dans le symbolisme africain, qui n'a aucun lien culturel avec les esthétiques dalit [21], bahujan (un mot de langue pali signifiant « la majorité ») et adivasi [22] (tribus indigènes). La vidéo met au premier plan Dhee et place Arivu sur le côté, le reléguant presque à un accessoire visant à afficher quelques emblèmes woke [23].

Cette opinion n'était toutefois pas la plus populaire. La chanson fit un tabac et devint vite un succès international retentissant [24]. Avec 30 millions de vues [25] sur Youtube, elle fut intégrée en moins de deux semaines dans onze playlists Spotify, dont deux internationales, ce qui était une première pour un single tamoul.

Dhee eut vite l’opportunité [26] de faire un remix avec le producteur français d'origine algérienne DJ Snake [27] à l'occasion des nouveaux Spotify Singles internationaux. À New York, d'ostensibles panneaux [28] sur Times Square présentaient le duo au monde entier, dans le cadre de campagnes publicitaires pour la plateforme de streaming. Arivu en était visiblement absent. Des murmures commencèrent à se faire entendre, notamment sur une possible appropriation du patrimoine.

Sankul Sonawane, courroucé, tweeta [29] :

Enjoy Enjaami est une chanson écrite par le rappeur dalit Arivu sur sa grand-mère qui travaillait sur une plantation. La chanteuse brahmane Dhee s'est appropriée la chanson, maintenant DJ Snake fait une collab’ avec elle. Ils ont tous complètement effacé Arivu de sa propre chanson. C'est exactement de cette manière que les classes supérieures ont historiquement volé l'art dalit

— Sankul Sonawane (@Sankul333) 26 juin 2021 [31]

Quelques mois plus tard, Maajja [32] (la maison de disques derrière le single) choisit de produire, parmi leurs prochaines sorties, Dhee [6] et Shan Vincent De Paul [33], un chanteur canadien originaire de la ville tamoule Jaffna, d'où une couverture et une longue interview [4] dans le Rolling Stone India d'août 2021. Bien que l'article se concentre sur deux chansons directement liées à son art, Neeye Oli [34] (écrite par Arivu) et Enjoy Enjaami [1] (écrite et interprétée par Arivu), Arivu était encore une fois absent.

.@talktodhee [35] et @shanvdp [36] figurent sur notre couverture d'août 2021. Les triomphants artistes d'Asie du Sud sont en première ligne pour effacer les frontières grâce à leurs chansons, respectivement Enjoy Enjaami et Neeye Oli, sorties sur la plateforme et le label @joinmaajja [37]

Article de couverture par @anuragtagat [38]

— Rolling Stone India (@RollingStoneIN) 20 août 2021 [40]

Arivu fut de nouveau réduit à un astérisque et toute propriété de son travail de facto nié. Cette fois, l'indignation était plus palpable. Le hashtag #WhereIsArivu [41] se popularisa et les réseaux sociaux implosèrent, questionnant cette exclusion. Pa. Ranjith [42] (réalisateur tamoul célébré pour ses ardentes prises de position en faveur des Dalits et des Bahujans [43]) a entre autres [44] dénoncé cette situation dans un tweet acéré :

@TherukuralArivu [45], parolier de #Neeyaoli [46], chanteur et parolier de #enjoyenjami [47], a encore une fois été invisibilisé. @RollingStoneIN [48] et @joinmaajja [37], c'est si difficile de comprendre que les paroles de ces deux chansons remettent en cause cet effacement de la reconnaissance publique ? https://t.co/jqLjfS9nwY [49]

Quelle histoire est racontée par qui ?

La question centrale soulevée par cet incident porte sur la philosophie d'une industrie qui devrait être enracinée dans des pratiques éthiques protégeant les intérêts de communautés marginalisées et leur droit d'être présentes au sein d'un art exprimant leurs espoirs, aspirations et histoires. Quand les personnes marginalisées placent leurs expériences personnelles uniques au cœur de leur art, elles devraient avoir le droit de décider de tout le parcours créatif selon leurs propres termes. Ce qui aurait dû être l'histoire d'Arivu, celle qu'il aurait dû raconter, partager et distribuer, est injustement devenu le ticket d'entrée de Dhee sur la scène internationale.

Il est important de rappeler que, dès le début, Dhee et Arivu n'étaient pas sur un pied d'égalité. En effet, Dhee est bien établie (son beau-père est Santhosh Narayanan [51], un compositeur tamoul très connu) et dispose du privilège de la diaspora. Cependant, c'est loin d'être la première fois que l'art et la culture dalits sont volés [52]et appropriés ; les musiciens [53] et artistes noirs ont été traités de la même manière à travers l'histoire. Shalin Maria Lawrence, une écrivaine et activiste de cette communauté le résume [54] dans un fil très analytique :

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Quand #enjoyenjaami [55] est sorti, j'ai d'abord pensé que c'était le titre solo d'Arivu et que Dhee le soutenait puisque c'est un artiste indépendant. Il a écrit les paroles et chante. Cette chanson était son idée. Personne ne peut le nier. Mais le titre était : Dhee ft Arivu.

Quelle conclusion ? 

Les réactions furent décevantes. Kiruba Munusami, une chercheuse et avocate exerçant à la Cour suprême indienne fait une remarque acerbe [57]:

Pourquoi blâmer seulement @RollingStoneIN [48] et @joinmaajja [37] pour avoir invisibilisé @TherukuralArivu [45] qui essaie de dépasser les frontières ? @talktodhee [35] aurait pu se mettre en retrait et attribuer le mérite à @TherukuralArivu [45] pour ses positions, son texte & sa voix. Ce privilège est la raison pour laquelle je critique les femmes [issues des castes, ndlt] savarnas.

— Kiruba Munusamy (@kirubamunusamy) 23 août 2021 [59]

Responsables de l'effacement systématique d'Arivu et de ses contributions, Dhee et Maajja persistèrent à se murer dans le silence [60]. Ironiquement, la maison de production fut fondée [61] par des géants de l'industrie comme A. R. Rahman [62] afin de valoriser et représenter des musiciens et musiciennes défavorisées. Shan fit le choix de ne pas soutenir publiquement [63] son confrère.

En réponse à la colère généralisée, Rolling Stone India afficha un portrait d'Arivu sur la couverture du numéro en ligne [64]. Bien que cela suffît à apaiser certaines personnes, une partie des admirateurs et soutiens d'Arivu restèrent solidaires [65]. Des internautes diffusèrent leurs propres versions artistiques [66] de la couverture [67] plaçant Arivu dans son élément. De nombreuses voix [68] relaient le besoin de créer des plateformes dédiées [69] aux artistes dalit et bahujan, séparées des plus traditionnelles. Cela leur permettra d'occuper un espace propre et de prospérer, tout en encourageant des récits centrés sur la justice et l'équité [70] et en remettant en question de manière permanente la représentation [57]non-inclusive.