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Népal : du fœticide féminin au football

Catégories: Asie du Sud, Népal, Développement, Droits humains, Education, Ethnicité et racisme, Femmes et genre, Good News, Histoire, Médias citoyens, Sport, The Bridge
Srijana Singh Thakuri in 2008 as a student in Surkhet. Photo: Kopila Valley via Nepali Times. Used with permission. [1]

Srijana Singh Thakuri en 2008 alors qu'elle était élève à Surkhet. Photographie issue de la « Kopila Valley », tirée du Nepali Times [1], reproduite avec autorisation.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages web en anglais.]

Ce article, rédigé par Srijana Singh Thakuri, a été publié [1] dans le Nepali Times. La version remaniée suivante est publiée sur Global Voices dans le cadre d'un accord de partage de contenu.

Mon père voulait un fils.

Je fus la première fille et, après moi, trois petites sœurs sont nées. Ma mère est encore tombée enceinte trois fois par la suite, et toutes auraient été des filles.

Elles ont toutes été les victimes d'interruptions de grossesse dans des cliniques illégales [2] où les parents ont la possibilité de découvrir le sexe [3] de leur bébé et d'opter pour l'avortement s'il s'agit d'une fille. Je sais aujourd'hui que cette pratique est appelée fœticide féminin et qu'elle est particulièrement répandue en Asie du Sud.

Mes parents n'ont jamais abandonné l'espoir d'avoir un fils, se disant qu'il allait finir par arriver. J'étais déjà suffisamment âgée pour percevoir la tristesse et l'inquiétude dans les yeux de ma mère quand elle apprenait qu'elle portait une autre fille.

On lui reprochait d'être maudite et abîmée. Je n'étais pas assez bien ? Pourquoi n'étions-nous, les filles, pas acceptables ?

Finalement, notre père nous a abandonnées. Une nuit, sans mot dire, il a disparu, nous livrant à notre propre sort avec une maison et des cœurs brisés, et une foule de créanciers à notre porte à toute heure du jour.

La santé de ma mère s'est dégradée. Je la voyais peu sourire. J'ai alors commencé à travailler comme cuisinière dans une gare routière pour tâcher de soulager sa douleur. Nous vendions des bananes, des fruits, et faisions de notre mieux pour nous en sortir. J'ai promis à ma mère, malgré ses larmes, de me comporter aussi bien que le fils qu'elle et mon père ont tant désiré.

Je ne blâme pas mon père. À vrai dire, j'ai de la peine pour lui. Victime du patriarcat [4], il n'a jamais connu autre chose. Notre société lui avait fait croire que les filles ne méritent pas tant d'attention, que leur unique fonction est de se marier et de partir vivre chez quelqu'un d'autre, que les familles ont besoin de fils pour perpétuer leur nom et ainsi transmettre les biens de leurs ancêtres.

L'ironie de la situation est que nous n'avions pas de terres à léguer à qui que ce soit. Nous ne possédions rien. En cherchant à avoir un fils, notre famille s'est enlisée dans la pauvreté, les dettes et la dépression.

Founder of Kopila Valley Maggie Doyne with the girls’ football team at the school in Surkhet. This is where Srijana Singh Thakuri got her start. Photo: Kopila Valley via Nepali Times. Used with permission. [1]

Maggie Doyne [5], initiatrice du projet Kopila Valley, entourée par l'équipe de football féminine de l'école Kopila Valley à Surkhet. C'est là que Srijana Singh Thakuri a fait ses premières armes. Photographie de Kopila Valley, tirée du Nepali Times [1], reproduite avec l'autorisation de l'autrice.

Par la suite, les choses ont fini par s'améliorer. J'ai passé un examen d'entrée à l’école Kopila Valley de Surkhet [6], considérée comme l'école la plus verte du Népal. Les enseignants ont eu vent de mon histoire et, par miracle, j'ai obtenu l'une des rares places disponibles dans mon groupe d'âge. Lors de l'entretien, j'ai expliqué que si j'avais la possibilité de m'instruire, je serais en mesure d'aider ma mère à prendre soin de mes trois petites sœurs et de contribuer aussi à leur éducation.

J'ai cherché à canaliser ma tristesse et ma colère dans la détermination. Je voulais être la meilleure partout. À cause de mon père, je croyais avoir quelque chose à prouver. Je suis donc devenue déléguée de classe. J'ai rejoint le club d'émancipation des filles. J'ai suivi des cours de danse traditionnelle. J'ai composé des poèmes et participé à des concours de discussion. J'empruntais des livres à la bibliothèque. J'étudiais jusque tard dans la nuit et j'effectuais tous mes devoirs pour combler le retard sur mes camarades de classe. Je saisissais toutes les opportunités qui s'offraient à moi.

Un jour, l'école de Kopila Valley a décidé de créer la toute première équipe de football pour filles [7]. Je me suis présentée au premier entraînement sur un terrain en terre battue, sans baskets, la sueur perlant sur mon front, disposée à tenter quelque chose de nouveau. Je n'avais jamais vu un terrain auparavant, ni regardé un match, ni même enfilé un short.

Dans mon village, chaque centimètre carré de terre était consacré à la culture de produits alimentaires, et le sport était réservé aux garçons, sur des parcelles en jachère, entre deux saisons de culture. Je n'avais jamais imaginé que le football serait mon truc.

Je me suis présentée tous les jours à l'entraînement avec le coach Gopi. Il me traitait comme il aurait traité les garçons. Il me criait dessus, mais m'encourageait aussi. Je me souviens encore de mon premier match, de ce que j'ai ressenti en enfilant un maillot et en courant après le ballon sur le terrain.

Au fil du temps, je me suis améliorée et notre équipe a commencé à gagner des matchs. Je marquais des buts et j'étais particulièrement douée pour les têtes, les corners et en défense. Je poursuivais néanmoins aussi mes études et j'ai fini par me faire remarquer en tant qu'élève et athlète.

Je suis parvenue à intégrer des équipes de niveau supérieur et j'ai été recrutée pour participer à des tournois. Les commérages ont aussi commencé. Les voisins en ont colporté sur moi, racontant que je rentrais trop tard ou que je partais trop tôt. On me taxait d'égoïsme et on disait que j'avais la tête dans les nuages. Tout a empiré lorsque j'ai eu mes règles, les gens me dictant où je pouvais aller et où je ne pouvais pas, ce que je pouvais faire et ce que je ne pouvais pas.

Srijana SIngh Thakuri with her senior national team members. Photo: via Nepali Times. Used with permission. [1]

Srijana Singh Thakuri aux côtés des membres de son équipe nationale senior. Photographie issue du Nepali Times [1], reproduite avec autorisation.

J'allais à l'encontre des comportements que l'on attendait des filles de mon village : se taire, faire profil bas, éviter de se faire remarquer et, le jour venu, être mariable.

Je faisais fi des critiques et je ne perdais pas de vue mon rêve. J'ai poursuivi mes études et je suis sortie première de ma classe. J'ai obtenu des bourses d'études et me suis inscrite dans un établissement de Katmandou. J'ai continué à jouer au football et à participer aux tournois, m'entraînant jour et nuit.

Mon histoire n'est pas exceptionnelle. Elle illustre simplement ce qui se passe lorsqu'on s'implique pour les filles et les femmes et qu'on leur donne une chance, une opportunité.

Je viens d'avoir 20 ans et, la semaine dernière, j'ai été sélectionnée dans l’équipe nationale féminine népalaise de football [8]. J'ai signé un contrat et mon nom a été publié dans les journaux. Je suis maintenant officiellement une joueuse de football professionnelle qui défend les couleurs de son pays.

Je n'ai jamais été aussi fière d'être une fille du Népal, même si, à certaines occasions, je n'avais pas l'impression que mon pays était fier de moi.

J'aime revêtir le maillot national rouge et pénétrer sur le terrain. Je peux encore ressentir le plaisir de taper dans un ballon et de faire trembler les filets.

J'aime le football, car il me fait me sentir libre, forte et puissante. Mon prochain grand rêve est que l'équipe féminine du Népal participe à la Coupe du monde ou se qualifie pour les Jeux Olympiques.

Srijana Singh Thakuri on 9 September at her national team debut in a match against Bangladesh in Kathmandu. Nepal won 2-1. Photo: via Nepali Times. Used with permission. [1]

Srijana Singh Thakuri, le 9 septembre, lors de ses débuts en équipe nationale dans un match contre le Bangladesh à Katmandou. Le Népal a gagné 2-1. Photographie tirée du Nepali Times [1], reproduite avec autorisation.

De nombreuses années plus tard, mon père est revenu vers nous. J'aurais aimé dire qu'il a eu une révélation et qu'il a reconnu ses erreurs, mais ce n'est pas le cas. Au contraire, il a essayé à nouveau d'avoir un fils, et mon petit frère a enfin vu le jour.

J'adore mon petit frère et j'espère qu'il pourra grandir en me regardant jouer, pour qu'il voit ce que les filles sont vraiment capables de faire.

Mon père a obtenu ce qu'il avait toujours désiré et moi, j'ai réalisé mes rêves. Je l'avais appelé lorsque j'avais intégré l'équipe, et je sais qu'il était fier de moi.

J'ai aussi compris récemment que je n'ai plus rien à lui prouver. Mes rêves sont ceux d'autres filles comme moi qui ont des pères ne souhaitant que des fils. Mes rêves sont pour mes sœurs et ma mère. Mais, par-dessus tout, c'est pour moi que je rêve.