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La paix n'est pas encore parvenue à Cauca, région du sud-ouest de la Colombie, malgré l'accord de paix signé cinq ans plus tôt. Cette année, douze massacres d'habitants y ont été perpétrés. Dix-sept défenseurs des droits humains et trente-six anciens guérilleros y ont été tués, selon l'ONG colombienne Indepaz. Les journalistes autochtones sont particulièrement vulnérables puisqu'ils sont sur le terrain pendant que leurs communautés œuvrent à s'émanciper et à libérer leur terre nourricière.
Cauca est située sur un axe idéal pour les trafiquants de cocaïne et de cannabis. Elle est le théâtre de violents incidents entre ex-guérilleros des FARC ou de l’ELN [fr], paramilitaires menant des activités illégales, et entreprises nationales ou internationales cherchant à y développer des projets hydroélectriques, miniers, d'exploitation forestière, d'élevage extensif, ou de sucrerie.
Les communicateurs, ou voix, autochtones sont les plus menacés. Pourtant, malgré les risques, ils continuent à développer des canaux de communication et à informer les populations locales sur les dépossessions de terres, la violence, et les cultures autochtones. Néanmoins, ils ne sont pas souvent considérés comme des journalistes, ce qui constitue une autre forme de discrimination, alors qu'ils réalisent la plupart de leurs reportages durant leur temps libre en utilisant les stations de radio locales.
Depuis l'invasion espagnole en 1492, des acteurs légaux et illégaux essaient de déposséder les autochtones de leurs terres malgré leur résistance. En 2009, la Cour constitutionnelle colombienne a déclaré que les indigènes étaient menacés d'extermination, mais, 12 ans plus tard, les meurtres se poursuivent.
Informer depuis les territoires en lutte
Les reporters autochtones, pour la plupart bénévoles, s'exposent au danger en relatant les luttes sociales visant à « libérer la terre nourricière ».
Libérer la terre mère signifie récupérer la propriété collective et les réserves autochtones, ainsi que défendre la terre de leurs ancêtres en harmonie avec la terre mère, selon le Conseil régional de Cauca (CRIC), une organisation sociale regroupant plusieurs peuples autochtones de la région. Pour les communicateurs, il est donc essentiel d'informer depuis le cœur de ces processus de libération, puisque sur cette terre se trouvent leurs racines.
John Miller, une voix autochtone de la station de radio Renacer Kokonuco, explique que son travail est important afin d'approfondir les connaissances en gastronomie et musique autochtones, de transmettre à la communauté les informations locales et de sensibiliser l'opinion colombienne et internationale.
Pendant ce temps, Eldemir Dagua, une autre voix autochtone de Cauca, expliquait à Global Voices : « nous sommes confrontés à de nombreux risques, notamment parce que notre travail dénonce et mobilise afin de pousser le peuple à participer aux mingas, au travail communautaire, et aux assemblées. » En Colombie, les mingas sont les moyens par lesquels les gens soutiennent collectivement les luttes sociales.
Selon les communicateurs, les entreprises (exerçant des activités légales ou illégales) les détestent puisqu'ils dénoncent ce qui se déroule à Cauca : meurtres, expropriations, déplacement de population, etc. Peu de journalistes travaillant pour des médias grand-public se rendent dans ces territoires, par manque d'intérêt, de budget, ou par crainte pour leur sécurité.
Yamilk Sánchez, une voix autochtone de la Première Nation Totoró, affirme que leur travail comporte des risques du fait de leur engagement pour les droits humains. C'est pourquoi ils reçoivent parfois des menaces contre la communauté dans son ensemble. Ilia Pilcué, doyenne et autorité ancestrale autochtone, en est la dernière victime en date : elle a été tuée le 22 septembre à Jambalo.
Ces journalistes font des reportages dans des territoires où tout peut arriver à chaque instant. Les dangers sont à la hauteur de leur attachement au peuple et à la vérité. Même après leur assassinat, leurs proches sont confrontés à d'autres problèmes : pour qu'ils soient reconnus en tant que voix de la communauté et non comme simples membres, et pour que justice leur soit rendue.
Journalistes non accrédités
L'hostilité à l'égard des voix autochtones se manifeste aussi sous forme de discrimination sociale. Fabiola León, de Reporters sans frontières, a déclaré à Global Voices: « le premier risque réside dans le concept de journaliste. Ce pays a du mal à comprendre qu'ils travaillent et exercent leur droit à la liberté d'information. Les gens ne savent pas ce que signifie informer depuis l'intérieur des terres et les communicateurs ne sont pas légitimées, ce qui les met en danger. »
Elle a poursuivi en expliquant les différentes hiérarchies parmi les travailleurs des médias. On n'accorde pas toujours le statut de journaliste aux reporters autochtones, parce qu'ils se trouvent dans les communautés rurales pour informer sur les luttes sociales et parce qu'ils n'ont pas étudié le journalisme. C'est pourquoi « les indigènes se battent dans la Cauca en utilisant leurs propres moyens de communication », a-t-elle ajouté.
Adriana Hurtado, représentante juridique de la Fédération colombienne des journalistes (Fecolper), explique que les enquêtes criminelles ne considèrent parfois pas les communicateurs autochtones comme des journalistes, bien qu'ils fassent des reportages sur le terrain, mais comme des membres de communautés tentant de libérer la Terre Mère. De ce fait, ils ne sont pas considérés comme des correspondants locaux tués en service.
Angela Caro, avocate de l'organisation colombienne Fondation pour la liberté de la presse (FLIP), affirme que « dans les enquêtes menées par les autorités, le lien entre l'agression et l'activité journalistique n'est pas toujours établi. Il n'est pas considéré comme une hypothèse. Cela s'explique par le manque de sensibilisation aux atteintes graves à l'ordre public dans des régions comme Cauca, où les risques professionnels augmentent. »
Cauca n'offre pas de sécurité, mais cela n'empêche pas les voix autochtones d'y effectuer des reportages. Lors de sa récente assemblée, le CRIC a reconnu l'importance de la communication autochtone, ou comunicación propia [communication autogérée], comme on dit en espagnol. Il précise dans une déclaration d'août 2021 :
The Indigenous communicator contributes to the defense of mother earth, the revitalization of knowledge and cultural practices, and political-organizational empowerment with clarity, awareness and determination. The communication process is in itself a training space that has always strengthened the different territorial dynamics of the indigenous movement.
C'est avec clarté, conscience et détermination que la voix autochtone contribue à la défense de la terre nourricière, à la revitalisation des connaissances et des pratiques culturelles, et à l'autonomisation politique et organisationnelle. Le processus de communication est en soi un espace de formation ayant toujours renforcé les différentes dynamiques territoriales du mouvement autochtone.
Les reporters des Premières nations jouent un rôle primordial dans la lutte historique pour les terres ancestrales. Les groupes armés les connaissent, ce qui les expose à de grands risques. « Ils nous ont dit d'arrêter d'informer ; cependant, au CRIC, nous continuerons à résister à l'aide de notre communication autochtone », conclut Yamilk Sánchez.