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Créer à Hong-Kong, selon l'artiste dissident chinois Ai Weiwei

Catégories: Asie de l'Est, Chine, Hong Kong (Chine), Arts et Culture, Censure, Film, Liberté d'expression, Médias citoyens, Politique
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Ai Weiwei. Photographie fournie par l'atelier d'Ai Weiwei.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages web en anglais, ndlt.]

Le reportage suivant, réalisé par Rhoda Kwan, est paru [1] dans le Hong Kong Free Press (HKFP, site d'information à but non lucratif basé à Hong Kong) le 20 septembre 2021. La version remaniée ci-après est publié sur Global Voices dans le cadre d'un accord de partage de contenu.

Le célèbre artiste dissident chinois, Ai Weiwei, estime que les artistes hongkongais peuvent encore trouver le moyen de faire entendre leur voix malgré les défis liés à la censure politique de plus en plus forte.

Après de longues années d'attente, Hong Kong s'apprête à inaugurer son musée M+ [2] le 12 novembre. Ce projet, qui se veut le premier musée mondial de la culture visuelle contemporaine en Asie, s'inscrit dans le cadre de la campagne engagée par le gouvernement pour devenir un centre mondial des arts et de la culture.

Cependant, la peur de la censure, renforcée [3] en vertu de la loi sur la sécurité nationale de 2020, a assombri son lancement. Des voix en faveur de Pékin ont déjà réclamé le contrôle [4] sur toute œuvre susceptible de menacer la sécurité nationale ; des artistes ont quitté la ville, arguant de la nécessité d'une plus grande liberté.

Actuellement, la collection en ligne du musée propose vingt-huit œuvres d'Ai Weiwei, cédées par le collectionneur suisse Uli Sigg. Une photographie de sa série « Study of Perspective » [5], représentant le doigt d'honneur de l'artiste tendu vers la place Tiananmen à Pékin, fait aujourd'hui l'objet d'un « examen par le gouvernement [2] ».

[1]

Ai Weiwei – « Study of Perspective », Tiananmen, 1995-2010. Photographie gracieusement transmise par Ai Weiwei.

L'artiste n'est nullement surpris par les dispositions prises par le musée. Dans une interview réalisée par courriel, il a confié au HKFP :

Censorship of artworks is nothing new… It is more common under an authoritarian regime…[but] it is important to remember that political censorship does not happen under authoritarian regimes exclusively. It is not only in China and Hong Kong that my works encounter restrictions, but also in mainstream film festivals or exhibitions in the West.

Censurer des œuvres d'art est une pratique courante… Elle est plus commune sous un régime autoritaire… ceci dit, il est essentiel de garder à l'esprit que la censure politique ne concerne pas exclusivement les régimes autoritaires. Mes œuvres se heurtent à des restrictions non seulement en Chine et à Hong Kong, mais aussi dans les grands festivals de cinéma ou les expositions en Occident.

Les inquiétudes de la communauté artistique hongkongaise au sujet de la loi sur la sécurité qui, selon les opposants, a muselé la dissidence politique, ont poussé au moins un artiste de renom à quitter la ville [6]. Près d'un tiers des membres du comité élus au suffrage direct au sein du Conseil de développement des arts, subventionné par le gouvernement, ont donné leur démission [7].

Ai Weiwei a déclaré continuer à croire que les artistes de Hong Kong ont la capacité de relever ce défi et de trouver les moyens de créer au milieu de l'incertitude et des obstacles :

Freedom of expression needs to appear amid struggles. I believe that Hong Kong’s condition today gives Hong Kong artists and their artistic expression a new challenge. Artists who can face this kind of challenge would be real artists. When contemporary Hong Kong artists amid the struggles today find their own language, this would [be] the emergence of their artistic expression.

La liberté d'expression a besoin de surgir au milieu des combats. Je suis convaincu que la situation actuelle de Hong Kong constitue un nouveau défi pour ses artistes et leur expression artistique. Ceux qui sont susceptibles de relever ce type de défi sont de véritables artistes. Lorsque les artistes contemporains de la ville de Hong Kong, au milieu des luttes de notre époque, auront trouvé leur propre langage, leur expression artistique pourra alors voir le jour.

Il a détaillé la relation entre « expression » et « lutte » :

Freedom of expression is the first and foremost condition for art being art, but freedom of expression itself is about looking for an outlet in the midst of struggles. Art would not be art if it cannot be done in the face of tyranny… Those that cannot be done will die out. We can clearly see that the artworks which fight for freedom are precious efforts of the human spirit.

La liberté d'expression est la première et principale condition requise pour que l'art soit de l'art, mais elle suppose la recherche d'un exutoire au cœur des luttes. L'art ne saurait être considéré comme tel s'il ne pouvait être réalisé dans un contexte dictatorial… Les œuvres ne pouvant être accomplies dans un tel climat disparaîtront. Nous pouvons clairement observer que les œuvres d'art, qui défendent la liberté, sont d'inestimables contributions au service de la pensée humaine.

Lorsque les manifestations massives contre le projet de loi sur l'extradition explosaient à la mi-2019, Ai Weiwei les avait saluées [8] comme « belles » et les nombreux jeunes manifestants comme « intelligents et courageux ». Plus tard, il a documenté ces manifestations pro-démocratie à l'échelle de la ville dans son film Cockroach, en référence au surnom péjoratif que la police avait utilisé à l'égard des manifestants vêtus de noir.

Répercussions à Hong Kong : le caractère irrationnel de l'autoritarisme

En réaction aux manifestations, Pékin a imposé en juin 2020 une législation radicale sur la sécurité nationale que les autorités considéraient indispensable pour restaurer la stabilité. Cette loi a depuis été invoquée pour appréhender et inculper une multitude d'hommes politiques et de militants pro-démocratie, dont plusieurs douzaines se sont vu retirer leur liberté sous caution dans l'attente de leur procès.

Ai Weiwei a considéré la réponse de Pékin comme une manifestation de la nature « irrationnelle » de l'autoritarisme :

If Hong Kong’s 2019 protests attest to people’s awakening, the aftermath manifests authoritarianism’s extreme irrationality, and rejection of any negotiation or discussion

Alors que les manifestations de Hong Kong en 2019 témoignent de l'éveil du peuple, les répercussions qui suivent révèlent l'extrême irrationalité de l'autoritarisme et son refus de toute négociation ou discussion.

Il persiste néanmoins à croire que ceux qui ont réclamé la démocratie, face à ce qu'il nomme la tyrannie, ont déjà remporté la victoire :

They have pushed this historical progression and political demands to a very high position. Hong Kong citizens and their movement have won, but authoritarianism is unscrupulous, whose response has proven that Hong Kong made them feel afraid.

Ils ont placé cette avancée historique et ces revendications politiques à un niveau supérieur. Les citoyens hongkongais et leur mouvement ont gagné, mais le pouvoir autoritaire est sans scrupules, et sa réponse a montré que Hong Kong leur inspirait de la crainte.

Interrogé sur la façon dont le peuple hongkongais pouvait poursuivre le combat pour la démocratie dans un contexte de peur, Ai Weiwei a décrit la lutte comme un « combat éternel » :

It is exactly because of the existence of the Chinese government, or any authoritarian regime that individual or collective fight becomes a meaningful act. These are inseparable. While fighting for democracy and freedom, there is no one who wins outright. It is an eternal struggle, democracy against authoritarianism, and individuals against power.

C'est précisément en raison de l'existence du gouvernement chinois, ou de tout régime autoritaire, que la lutte individuelle ou collective devient un acte significatif. Les deux sont indissociables. Lorsqu'on se bat pour la démocratie et la liberté, il n'y a pas de véritable vainqueur. C'est une lutte éternelle, la démocratie contre l'autoritarisme et les individus contre le pouvoir.

Plus de 10 250 personnes ont été arrêtées depuis le début des manifestations en juin 2019. L'artiste et activiste a adressé un message d'espoir à ceux qui se trouvent derrière les barreaux :

I want to say to those who are falsely and unjustly charged that they are standing on the right side of history. The authoritarian regime will not be able to erase their glory. Every bit of their efforts has defended the principles of justice and fairness, not only for themselves, but also for the weak and the forgotten, whom they do not know in person. I am very proud of them.

Je tiens à dire à celles et ceux qui font l'objet d'accusations mensongères et injustes, qu'ils sont du bon côté de l'histoire. Le régime autoritaire ne pourra effacer leur gloire. Tous leurs efforts ont permis de défendre les principes de justice et d'équité non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour les faibles et les laissés pour compte, qu'ils ne connaissent pas personnellement. Je suis très fier d'eux.

Combat éternel

L’ « éternel combat » entre la démocratie et l'autoritarisme ne cesse d'inspirer la vie et le travail de l'artiste en exil. L'ombre de Pékin plane toujours au-dessus d'Ai Weiwei, qui a fui la Chine pour l'Allemagne en 2015, quatre ans après avoir été détenu secrètement pendant 81 jours sans chef d'accusation et s'être vu confisquer son passeport par les autorités chinoises.

Il a dévoilé [9] la semaine dernière que le groupe bancaire Crédit Suisse avait choisi de fermer les comptes de sa fondation en raison de son « casier judiciaire » en Chine. Plus tôt cette année, le directeur financier de la banque avait déclaré [10] qu'il allait renforcer sa présence en Chine continentale.

Commentant la fermeture soudaine de ses comptes, Ai Weiwei a raconté son séjour dans les prisons chinoises, lorsqu'il avait été accusé à tort d'évasion fiscale et d'« incitation à la subversion du pouvoir de l'État ». « Ils m'ont aussi clairement fait savoir qu'ils allaient ruiner ma réputation », a-t-il ajouté.

Si l'artiste n'a pas été surpris par les fausses accusations de la part du Parti communiste chinois, la décision de la banque l'a en revanche sidéré :

What surprised me was that a supposedly neutral bank in Switzerland closed my account which I have had for a very long time, under the pretext of this false accusation. […] they did not give us an opportunity to explain although we argued that I was never legally arrested or prosecuted in China. Even my arrest was illegal. It was a secret detention.

Ce qui a suscité mon étonnement, c'est qu'une banque suisse prétendument neutre a clôturé mon compte, actif depuis très longtemps, sous prétexte de fausses allégations. […] Ils ne nous ont pas laissé la possibilité de nous expliquer alors que nous avons argumenté sur le fait que je n'ai jamais été légalement arrêté ou poursuivi en Chine. Même mon arrestation était illégale. Il s'agissait d'une détention tenue secrète.

Pendant qu'il était emprisonné en Chine, Ai Weiwei a commencé la rédaction de ses mémoires et celles de son père, le poète vénéré Ai Qing, pendant la Révolution culturelle. L'ouvrage intitulé Mille ans de joie et de chagrins devrait être publié en novembre 2021.

Selon Ai Weiwei, le caractère oppressif du parti communiste chinois a fait de lui l'artiste qu'il est aujourd'hui :

The policemen who interrogated me in China also asked me right before the end of my 81-days of detention… ‘Ai Weiwei, without us, would you become so famous today?’ My answer to them was that a fighter is considered a fighter only when they face a disaster or a monster. As a matter of fact, it’s this country’s politics that created me. Without them, it is very likely that I would be a good for nothing.

Les policiers qui m'ont interrogé en Chine m'ont également demandé, juste avant la fin de mes 81 jours de détention : « Ai Weiwei, si nous n'avions pas été là, serais-tu devenu aussi célèbre aujourd'hui ? ». Je leur ai répondu qu'un combattant n'est reconnu comme tel que lorsqu'il est aux prises avec un désastre ou avec un monstre. En réalité, c'est la politique de ce pays qui m'a engendré. Sans elle, il est très probable que je ne serais qu'un bon à rien.