Wikipédia est vulnérable à l’autoritarisme, selon un wikipédien hongkongais chevronné

Illustration tirée de Wikimedia sous licence CC: AT-SA

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages web en chinois.]

Après une enquête portant sur l'infiltration de la communauté wikipédienne chinoise, la Fondation Wikimedia a récemment pris la décision d'interdire la participation aux révisions de sept utilisateurs et de retirer les droits de douze administrateurs originaires de la Chine continentale. Elle a précisé que cette décision était motivée par le fait que « certains utilisateurs ont été physiquement agressés ».

En début de semaine, Global Voices a interviewé un éditeur wikipédien expérimenté [en], originaire de Chine continentale, afin de présenter aux lecteurs le contexte ayant motivé la décision de la Fondation. Dans l'interview ci-après, Global Voices s'est entretenu avec un éditeur travaillant sur Wikipédia (sous le pseudonyme de Henry Kwong), originaire de Hong Kong mais résidant actuellement au Royaume-Uni, afin d'évoquer la gravité du harcèlement, des menaces et des dommages réels auxquels la communauté de rédacteurs chinois œuvrant sur Wikipédia a été confrontée ces dernières années. L'entretien a été réalisé par courrier électronique et l'identité de ce rédacteur a été masquée pour des raisons de sécurité.

Henry Kwong a attiré l'attention sur le fait que quelques jours seulement après l'annonce de la décision de la Fondation, Philip Tzou, éditeur de longue date originaire de Chine continentale, a été doxxé (ses informations personnelles ont été divulguées sur internet) et menacé.

En effet, sur le forum Weibo, Sitoka 98 (@斯图卡98), chroniqueur de l'actualité militaire chinoise suivi par 5,7 millions d'abonnés, a prétendu que Philip Tzou était responsable de la décision prise par la Fondation Wikimedia. Les informations personnelles révélées incluaient son vrai nom, l'adresse de son domicile en Chine, son emploi actuel aux États-Unis, son identifiant Twitter et une photo de lui en compagnie de sa petite amie. Il affirmait également que Philip Tzou était en faveur de Taïwan et de l'indépendance de Hong Kong.

Comme on pouvait s'y attendre, toutes sortes de menaces ont été proférées dans les commentaires : « traquons ses parents », « faisons le arrêter » ou encore « prenons exemple sur les Russes et assassinons-le ».

Henry Kwong a par ailleurs observé qu'un groupe de wikipédiens expérimentés issus de Chine continentale, auparavant regroupés au sein du Wikimedia User Group China (WUGC, Groupe d'utilisateurs Wikimedia en Chine), avait été « contraint au silence » par de nouveaux venus organisés sur les groupes de discussion WMCUG (Groupe d'utilisateurs Wikimédiens de Chine continentale) ou WMC (Wikimédiens de Chine continentale), qui prétendent représenter la communauté chinoise continentale.

Il a indiqué que le WMC, le « caucus pro-Pékin », a commencé à prendre le contrôle des pages Wikipédia en lien avec les élections chinoises de 2017, et qu'en 2019, « aucun éditeur à l'opinion personnelle pékino-sceptique reconnue n'a été élu au siège d'administrateur du Wikipédia chinois ». La déclaration issue par la Fondation Wikimedia a ainsi confirmé l'existence de menaces, d'attaques verbales et de démarchage électoral en lien avec le WMC.

Au cours des dernières années, les gouvernements de Hong Kong comme de Chine continentale ont vivement encouragé leurs citoyens à devenir des informateurs au service des autorités policières. Interrogé sur les incidences d'une telle culture politique, Henry Kwong explique :

Every civil society leader from Hong Kong is now either in jail or in a self-exile, and I am speaking to you on the condition of anonymity. Need I say more?

Tous les leaders de la société civile originaires de Hong Kong se trouvent désormais soit en prison, soit en exil volontaire, et je vous parle sous couvert d'anonymat. Dois-je en dire plus ?

Les inquiétudes quant à l'infiltration, le doxxing et les menaces au sein de la communauté chinoise de Wikipédia se sont intensifiées après que la « bataille éditoriale » [en], entre les rédacteurs hongkongais et chinois continentaux sur les articles liés aux manifestations hongkongaises de 2019, a été relayée par un certain nombre de médias à Hong Kong. Henry Kwong a confié sa frustration concernant l'édition des articles relatifs à ces manifestations :

Every article about notable deaths in the 2019 Hong Kong conflicts have been brutally fought over. When the facts of the case are uncertain, as with the horrible deaths of Chow Tsz-lok and Chan Yin-lam, some editors sought to cite Beijing propaganda that tried to smear the personalities of the deceased citizens…

Tous les articles consacrés aux décès marquants survenus lors des conflits de 2019 à Hong Kong ont fait l'objet d'une violente bataille. Lorsque les faits sont incertains, comme dans le cas des effroyables morts de Chow Tsz-lok et Chan Yin-lam, certains éditeurs ont tenté de reprendre la propagande de Pékin dans l'unique but de salir la réputation de ces citoyens disparus…

Aussi bien les organes de presse étatiques ou médias affiliés à la Chine que les organes de presse en faveur de l'establishment hongkongais se sont mobilisés pour présenter les manifestations de 2019 comme des « émeutes », voire des « actes terroristes », pour ainsi justifier le déploiement des forces armées, y compris l'utilisation de gaz lacrymogène et de balles en caoutchouc par les forces de police de Hong Kong.

Henry Kwong a déclaré avoir constaté l'existence de cas où le principe wikipédien de « neutralité de point de vue » a été détourné dans le but de supprimer des informations ; il a évoqué les échanges sur un incident lié à une manifestation, lorsqu'un secouriste se servant du pseudonyme « K » aurait été abattu à l'aveugle le 11 août 2019 par la police antiémeute.

Selon la page de discussion liée à cet article, une photo prise par « Studio Incendo » a été retirée de la première contribution en mai 2021. La photo avait été réalisée alors que d'autres secouristes sur le site de la manifestation portaient secours à K. Elle montrait une paire de lunettes de protection maculée de sang qui avait été retirée du visage de K après avoir été endommagée par un projectile en sachets [fr]. Bien que la légende de la photo ne mentionne pas que K ait été victime de la police antiémeute de Hong Kong, l’argument clé de la décision de retrait est que l'image en elle-même « accuse la police ».

Henry Kwong considère que la bataille que se livrent les éditeurs ne tient pas seulement à des divergences d'opinions mais bien à une pression de l'État :

I have every reason to believe that the pro-Beijing editors I fought against were sincere in their belief in Chinese propaganda. They aren't the problem. The problem is with their state censorship, which means other voices in China have no representation in the debate.

J'ai toutes les raisons de penser que les éditeurs pro-Pékin auxquels je m'opposais croyaient sincèrement à la propagande chinoise. Ils ne représentent pas le principal danger. Le problème, c'est la censure étatique qui empêche les autres voix chinoises de prendre part au débat.

En Chine, les internautes peuvent être interpellés [fr] pour avoir franchi la Grande muraille électronique [fr], l'infrastructure de censure de l'internet chinois, et ainsi accéder à des sites étrangers interdits. La version chinoise de Wikipédia est ainsi bloquée depuis 2005, obligeant les wikipédiens de Chine continentale à contourner le réseau pour consulter l'encyclopédie. Cette situation met la communauté Wikipédia de Chine continentale dans une position juridiquement vulnérable qui la rend propice à l'exploitation politique, explique Henry Kwong :

The Great Firewall of China has blocked Wikipedia in one way or another for over a decade, so the playing field has not been level in a long time. Yet we are having a problem with Mainland Chinese editors pushing a pro-Beijing agenda […] This is what happened to Chinese engagement with politically sensitive topics on Wikipedia: lock up netizens who are skeptical of the Chinese establishment, let the regime's loyal cheerleaders pass through the net, and multiply that by the sheer population of China, and voila you have an army of self-motivated propagandists who can create a “consensus” that supports the Chinese establishment's view.

La Grande muraille électronique de Chine verrouille d'une manière ou d'une autre Wikipédia depuis plus de dix ans, si bien que les règles du jeu ne sont plus les mêmes depuis longtemps. Or, nous avons un problème avec les éditeurs de Chine continentale qui défendent un programme pro-Pékin […] Voilà ce qui est arrivé à la contribution wikipédienne chinoise sur des sujets politiquement délicats : enfermez les internautes critiques à l'égard de l'establishment chinois, laissez les fidèles partisans du régime passer à travers les mailles du filet, et multipliez le tout par la population de la Chine, c'est la recette pour disposer d'une armée de propagandistes motivés, capables de susciter un « consensus » en faveur de l'opinion de l'establishment chinois.

Il approuve donc la décision de la Fondation Wikimedia :

For too long, censorious authorities have abused the open knowledge movement's goodwill to push their agenda. 

Cela fait trop longtemps que, dans le but de promouvoir leur programme, les autorités chargées de la censure abusent de la bonne foi de ce mouvement qui encourage le libre accès à la connaissance.

Pourtant, pour éviter que les puissants, tels que les acteurs appuyés par l'État et les multinationales, ne s'infiltrent dans la communauté et ne se servent de Wikipédia comme d'un moyen de promouvoir un programme politique, Henry Kwong estime que la Fondation doit réviser plus en profondeur ses politiques éditoriales et communautaires :

…now Wikipedia is the central hub of the world's knowledge and a target of willful, coordinated abuse. The first step is to recognise that Wikipedia's policies are vulnerable to authoritarian abuse, and redress any state or non-state actors’ attempts to create an unequal playing field of knowledge, for example by setting editorial principles that ban media outlets owned by authorities that censor Wikipedia from being used as citations. … The nascent plans to set up a global Wikimedia Code of Conduct Committee is a welcome start and I hope the committee will take an active part in tackling governments and corporations who try to abuse Wikipedia to promote their propaganda.

[…] Aujourd'hui, Wikipédia est la plaque tournante de la connaissance mondiale et la cible de violations délibérées et coordonnées. La première étape consiste à reconnaître que les politiques de Wikipédia sont à la merci d'abus autoritaires, et à contrecarrer toute tentative d'acteurs, gouvernementaux ou non, visant à déstabiliser le champ des connaissances, par exemple en définissant des principes éditoriaux qui empêchent les médias détenus par les autorités censurant Wikipédia d'être cités en référence… Le projet embryonnaire visant à mettre en place à l'échelle mondiale un comité du code de conduite sur Wikimédia constitue un bon début et j'espère que ce comité jouera un rôle actif dans la lutte contre les gouvernements et les entreprises qui tentent de manipuler l'encyclopédie à des fins de propagande.

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