- Global Voices en Français - https://fr.globalvoices.org -

En Turquie, un citoyen emprisonné pour offense au Président

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Turquie, Censure, Droit, Droits humains, Gouvernance, Liberté d'expression, Médias citoyens, Politique, Advox

Prison par Khalid Albaih sous licence CC BY 2.0 [1]

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des articles en anglais, ndlt]

Le journal allemand Bild a publié [2] [de] un article en 2016 intitulé Erdoğan le dictateur : Où cela va-t-il mener ? critiquant l'autoritarisme croissant du président turc. Il a été traduit [3] [tr] en turc puis diffusé [4] [tr] à l’époque sur plusieurs [5] [tr] plateformes médiatiques [6] [tr] locales. Mehmet Şah Tekiner, un homme 62 ans, fait partie de ceux qui l'ont partagé. Cinq ans plus tard, le 27 septembre, en application de l’article 299 du Code pénal turc, il a été condamné [7] à un an et trois mois de prison pour avoir prétendument « insulté le Président ». M. Tekiner a clamé son innocence, déclarant n’avoir même jamais créé [7] de compte à son nom sur un réseau social. Il a toutefois ajouté que ses enfants ou petits-enfants l'avaient peut-être fait.

Mais selon le journal en ligne Bianet [8], son témoignage a été rejeté : « La direction de la sûreté a estimé que sa déclaration « visait à échapper à la sanction » et n’a nullement accrédité la déclaration », a-t-il affirmé [7] le 27 septembre dernier. Alors que l'annonce du verdict a été reportée, l'avocat de M. Tekiner, Resul Tamur, a fait appel de la décision du tribunal.

Derrière les insultes

Depuis l'élection présidentielle en 2014, « plus de 100 000 personnes ont été accusées d'offense au Président [9] » et d'avoir enfreint l'article 299 du Code pénal, une disposition rarement utilisée auparavant, selon Human Rights Watch dans un rapport [10] datant de 2018.

En vertu de cet article, tout individu qui insulte le président encourt jusqu'à quatre ans [11] de prison. À ce jour, des étudiantes ou étudiants [10], des artistes [12], des journalistes [13], des avocates ou avocats [14] ainsi que de simples citoyennes et citoyens ont fait l'objet de poursuites ou ont été condamné·es [15]. Selon le ministère de la Justice et la Direction générale des casiers judiciaires et des statistiques, plus de 36 000 individus ont fait l'objet d'une enquête en 2019 [16] [tr] pour avoir prétendument insulté le président, contre 31 000 l’année suivante [17] [tr]. À titre comparatif, selon la même base de données, seules quatre personnes [18] [tr] avaient été poursuivies en 2010.

Les autorités turques expliquent [19] l'augmentation des plaintes déposées pour « offense au Président » par la hausse du nombre d'insultes injustifiées contre le chef de l'État, selon un article d'opinion publié en 2016 [19] par la Commission de Venise :

Since the constitutional reform of 2007, the President of the Republic was elected by popular vote and, as a consequence, he is much more involved in politics than his predecessors. This situation reportedly also increases the intensity and quantity of attacks against the President. Thus, according to the authorities, the primary reason for the recent increase in the number of prosecutions under Article 299 is the increase in the number of unjustified insults uttered against the Head of State.

Depuis la réforme constitutionnelle de 2007, le président de la République est élu au suffrage universel. C'est pourquoi il est bien plus engagé politiquement que ses prédécesseurs. La fréquence et l'intensité des attaques visant le Président en seraient d'autant plus accrues. Selon les autorités, l'augmentation du nombre d'insultes injustifiées proférées à l'encontre du chef de l'État serait la principale raison de l'augmentation récente du nombre de poursuites au titre de l'article 299.

Or la Commission de Venise a affirmé [20] dans ses observations que « l'emploi de propos troublants, offensants ou choquants, notamment dans le cadre d'un débat sur des questions d'intérêt public, est garanti par la liberté d'expression […] Par ailleurs, l'usage de propos vulgaires n'est nullement décisif car cela peut servir à des fins stylistiques, y compris sarcastiques, qui sont protégées par la liberté d'expression ». Les poursuites étaient «susceptibles de créer [un] effet dissuasif sur la société dans son ensemble » et ne pouvaient être « considérées comme proportionnées au but légitime poursuivi, à savoir protéger l'honneur et la dignité du Président ».

Ces conclusions n'ont eu que peu d'effets.

Ainsi, en mars 2021, Selehattin Demirtaş, homme politique et ancien coprésident du Parti démocratique kurde des peuples (HDP) emprisonné depuis 2016, a vu sa peine prolongée [21] de 3 ans et 6 mois pour « offense au Président ». En avril 2021, le gouvernement turc a interdit aux étudiantes et étudiants [22] reconnu·es coupables d'avoir insulté le Président de vivre dans les résidences universitaires gérées par l'État. En août 2021, le célèbre acteur Genco Erkal a été accusé [12] d'avoir insulté le président sur Twitter en raison de trois tweets publiés [23] en 2016 et 2020. S'il était reconnu coupable, Erkal encourrait jusqu'à quatre ans et huit mois de prison.

De leur côté, le président Erdoğan et son parti au pouvoir, le Parti de la justice et du développement, insistent [24] sur l'importance de distinguer [25] la critique des insultes.