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Langue perdue, langue trouvée : préserver le patrimoine linguistique au Népal

Catégories: Asie du Sud, Népal, Arts et Culture, Cyber-activisme, Développement, Education, Langues, Liberté d'expression, Médias citoyens, Technologie
Image by Monika Deupala. Via Nepali Times. Used with permission. [1]

Image de Monika Deupala. Via le Nepali Times. Utilisée avec son autorisation.

[Sauf mention contraire, tous les liens de ce billet renvoient vers des pages web en anglais, ndt.]

Cet article d’Alisha Sijapati [2] a été initialement publié dans le Nepali Times [1]. Une version éditée est republiée sur Global Voices dans le cadre d'un accord de partage de contenu.

Au dernier décompte de 2019, le Népal possédait 129 langues parlées [3]. Mais, alors même que de nouvelles sont identifiées, d'autres s’éteignent.

Au moins vingt-quatre langues et dialectes népalais sont désormais « menacés », les trois prochains sur le point de disparaître étant le dura [4], le kusunda [5], et le tillung [6], chacun ne comptant plus qu'un·e seul·e locuteur ou locutrice.

« Je ne serai pas surpris si ces trois-là étaient les prochaines à disparaître. Sans personne pour les parler, nous ne pourrons pas les sauver », déclare Lok Bahadur Lopchan, membre de la Commission linguistique du Népal [7], chargée de préserver sa diversité linguistique.

Une langue est considérée « menacée » si elle est parlée par moins de mille locuteurs et locutrices. Lopchan prédit que plus de trente-sept autres langues usitées au Népal appartiennent à cette catégorie et risquent de disparaître au cours de la prochaine décennie.

Selon le rapport annuel [8] de la Commission linguistique du Népal datant de 2019, les langues les plus répandues dans le pays sont le népalais, le maïthili, le bhodjpouri, le tharu, le tamang, le nepalbhasha [9] (ou newar), le bajjika, le magar, le doteli et l'ourdou, dans cet ordre.

Mais, tout comme des langues disparaissent, de nouvelles, auparavant jamais identifiées, sont découvertes dans des régions reculées : le rana tharu parlé dans le Tarai occidental, le narphu dans une vallée reculée de Manang, le tsum dans la Vallée Tsum du Haut Gorkha, et le nubri larke dans la région du Manaslu, Poike et Syarke.

Child reading Newa folk story, Dhaplaan Khyaa, by Durgalal Shrestha. Photo: Ashish Shakya via Nepali Times. Used with permission. [1]

Enfant lisant l'histoire folklorique newar intitulée Dhaplaan Khyaa, écrite par Durgalal Shrestha. Photo : Ashish Shakya via le Nepali Times. Utilisée avec son autorisation.

« C'est une chance que ces langues aient été identifiées, mais quel dommage qu'elles soient parlées par si peu de personnes et qu'elles risquent de s'éteindre bientôt », déclare Lopchan, ajoutant qu'une langue autochtone disparaît tous les quinze jours sur la planète.

Même celles qui figurent parmi les dix plus répandues au Népal sont en train de perdre leur statut de langue maternelle. Les parents insistent sur la maîtrise du népalais ou de l'anglais à l'école afin d'assurer de bonnes perspectives d'emploi à leurs enfants. Et depuis le règne du roi Mahendra [10], l'État érige le népalais comme lingua franca au détriment des autres langues nationales.

Supral Raj Joshi, 29 ans, est un comédien de doublage qui a grandi en parlant le nepalbhasha (une langue newar [9]) à la maison. Mais à partir de l'école primaire, seuls le népalais et l'anglais étaient parlés en classe, et il a vite oublié sa langue maternelle. C'est en conversant en népalais avec sa famille qu'il a violemment réalisé toute la culture qu'il avait perdue avec la langue :

The loss of Nepal’s languages is the result of deliberate state policy; our linguistic heritage was swept away to promote a national character

La perte des langues népalaises est le résultat d'une politique délibérée de l'État ; notre héritage linguistique a été balayé afin de promouvoir une identité nationale.

Le roi Mahendra a promulgué des mesures visant à créer une identité népalaise unifiée à travers l'habillement et la langue, démantelant même la démocratie et instituant le système Panchayat [11] sans parti qui, selon lui, « convenait au sol népalais ».

Les experts affirment que la décision d'imposer l'idée du nationalisme à travers une seule langue a empêché les communautés autochtones de parler leur langue ancestrale.

Maithili script. Image via nepali Times. [1]

Écriture Maithili. Image via le Nepali Times. Utilisée avec son autorisation.

« La classe dominante a fait de sa langue la langue nationale et, ce faisant, les autres langues ont subi des dommages collatéraux », explique Rajendra Dahal, rédacteur en chef du magazine Shikshak [12]. « La disparition d'une langue est une perte non seulement pour une communauté, mais pour le pays et le monde entier. »

À la Commission linguistique du Népal, l'urgence prévaut de sauver les trois langues qui n'ont qu'un·e seul·e locuteur ou locutrice chacune. Elle s'est donc associée à Kamala Kusunda, 45 ans, la seule personne au monde à parler le kusunda. Elle dirige maintenant une petite école privée à Dang qui enseigne la langue à plus d'une vingtaine d'élèves.

« Si je meurs, alors ma langue maternelle mourra avec moi. J'ai dû revivifier cette langue ancestrale en raison de ce qu'elle représente pour notre peuple, en espérant la garder vivante », a déclaré par téléphone Kamal Kusunda au Nepali Times.

À Lamjung, Muktinath Ghimire a une tâche similaire à accomplir. Seul locuteur encore en vie de dura [4], il se prépare à ouvrir une école pour l'enseigner à sa communauté. « On ne peut pas laisser mourir cette langue », assure-t-il.

D'autres langues uniques, comme le tsum [14], étaient déjà en danger lorsqu'elles ont été identifiées comme des dialectes distincts.

« Les personnes âgées de la vallée de Tsum parlent exclusivement le tsum, mais il est en train de disparaître parmi la jeune génération », déclare Wangchuk Rapten Lama, qui le maîtrise parfaitement lui-même et s'efforce d'étendre son usage en le présentant aux enfants par le biais d'activités culturelles.

L'anthropologue linguistique canadien Mark Turin a travaillé avec les Thangmi dans les districts de Dolakha et Sindhupalchok pour documenter leur langue en voie de disparition.

« Dire que les linguistes sauvent des langues est aussi ridicule que de suggérer que les applications et les technologies numériques sauvent le langage » affirme-t-il. « Aucun n'est vrai, et la linguistique de terrain est toujours dominée par des modèles assez coloniaux et extractivistes de production de savoir. »

Il précise que les locuteurs et locutrices de langues autochtones comme le thangmi méritent d'être reconnu·es car iels travaillent sans relâche pour récupérer, rajeunir et faire revivre leurs langues ancestrales, face souvent à une opposition considérable.

Linguistic map of Nepal [1]

Après que le Népal est passé au mode fédéral, on s'attendait à ce que les écoles à travers le pays enseignent les langues régionales. L'article 31 de la Constitution [15] stipule : « Toute communauté népalaise vivant au Népal a le droit de recevoir une éducation dans sa langue maternelle jusqu'au niveau secondaire, et le droit d'ouvrir et de gérer des écoles et des établissements d'enseignement conformément à la loi. »

Le Centre de développement des programmes d'études [16] ainsi que les municipalités rurales ont introduit un « programme d'études local » portant sur cent points. Alors que certaines écoles proposent des langues maternelles en option, une majorité choisit le « curriculum local ».

En octobre 2020, le maire de Katmandou, Bidya Sundar Shakya, a rendu obligatoire dans les écoles l'enseignement du nepalbhasha jusqu'au lycée. Mais les réactions parentales ont été mitigées, beaucoup estimant que cela pèserait sur les élèves et que leur népalais et leur anglais s'en ressentiraient.

Les langues cessent d'évoluer une fois qu'on arrête de les pratiquer. Les langages ancestraux sont également nécessaires pour enraciner les gens dans leur patrimoine et leur donner une identité distincte, ce qui devient de plus en plus difficile avec la mondialisation et Internet partout dans le monde .

« Mes petits enfants ne parlent qu'anglais », explique Saraswati Lama, mariée à un Rai et travaillant à Katmandou pour une organisation à but non lucratif. « Ma fille l'a appris sur YouTube et elle l'a enseigné à son cadet. » Ni Lama, ni son mari ne parlent leur propre langue maternelle : ils ne communiquent qu'en népalais.

Mais, de nos jours, c'est dans la diaspora népalaise que le patrimoine linguistique du pays semble être le plus valorisé. Sujan Shrestha est né à Katmandou mais a déménagé aux États-Unis alors qu'il était au lycée. Désormais professeur à Baltimore au sein de l'Université du Maryland, il témoigne que sa femme et ses enfants ne parlent que l'anglais et le nepalbhasha [9], pas le népalais.

« Le newar donne aux enfants une identité et crée des liens avec la famille élargie, en particulier leurs grands-parents. Il s'agit d'enseigner à nos enfants une sensibilité culturelle et une ouverture d'esprit envers les autres et leurs cultures. »