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Le duo indie-pop My Little Airport chante la jeunesse hongkongaise désenchantée

Catégories: Asie de l'Est, Hong Kong (Chine), Jeunesse, Manifestations, Médias citoyens, Musique, Politique
[1]

Copie d'écran de Sabina 之淚 sur la chaîne YouTube de My Little Airport [1].

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages web en anglais.]

Depuis les manifestations à Hong Kong contre les extraditions en 2019, nombre de citoyens à travers le monde ont exprimé leur solidarité via des hashtags sur les médias sociaux tels que #standwithHK [2] (Soutien à Hong Kong). Néanmoins, rares sont ceux qui saisissent pleinement le quotidien inquiet de la jeunesse dans les rues.

Une plongée dans les chansons et les paroles de My Little Airport (MLA) [3] [fr], groupe d'indie pop hongkongais monté il y a 17 ans, offre un éclairage sur le malaise ressenti par la jeunesse dans la ville. Global Voices a constitué une playlist YouTube [4] et Spotify [5] pour illustrer le remarquable parcours musical du groupe. 

MLA a été formé par deux étudiants en journalisme, Ah P Lam et Nicole OuJian, en 2004. Le style musical du duo est décrit comme relevant de la twee-pop [6] [fr], sous-genre de l'indie-pop se distinguant par sa présentation brute, enfantine et pure. Le groupe présente en outre des mélodies très marqués par la folk cantonaise et l'indie-punk dans ses compositions.

La spécificité du groupe repose toutefois sur sa conception acoustique et ses paroles. Nicole OuJian chante comme si elle murmurait ou se parlait à elle-même et les paroles sont des exposés poétiques de conversations quotidiennes marqués par courant de conscience [7] [fr]. Leurs chansons sont des illustrations de la culture hongkongaise : un cocktail de cantonais, d'anglais et autres expressions étrangères, comme le français et le japonais, truffé de grossièretés familières et de blagues locales.

Depuis la sortie en 2004 de leur premier album The OK Thing to Do on Sunday Afternoon Is to Toddle in the Zoo [8] » (在公園散步才是正經事, « Le truc cool à faire le dimanche après-midi, c'est de flâner au zoo », ce groupe est chéri par les jeunes déçus du système dominant et du pouvoir en place.

Leur deuxième album Becoz I Was Too Nervous At That Time [9] (只因當時太緊張, « Paske j'étais trop nerveuse à l'époque ») l'année suivante rappelle le style twee-pop du premier et évoque des sujets de jeunesse comme l'amour des chiots, les idoles et les activités de loisirs. 

Les chansons Coka, I'm Fine (« Coka, je vais bien ») et Spring is in carriage (春天在車廂裡, « Le printemps est dans le wagon »), par exemple, abordent les hauts et les bas de l'amour adolescent.

À Hong Kong, disposer d'un endroit pour un vrai rendez-vous amoureux est un véritable luxe, car la plupart des familles disposent d'un espace de vie très réduit [10] et la ville est habituellement bondée, privant ainsi les jeunes de toute intimité [11]. Il n'est pas rare que les adolescents se retrouvent dans le métro ou le bus.

Dans leur album suivant, We can't stop smoking in the vicious and blue summer (我們在抑鬱和炎熱的夏天無法停止抽煙, « Impossible d'arrêter de fumer pendant l'été glauque et vicieux », 2007) , le ton a changé. La douceur caractéristique du groupe se révèle amère face à l'exploitation de l'environnement de travail dans la ville. Sad Purchase (悲傷的採購 , « Sombre achat », 2007) et Who invented jobs ? (邊一個發明了返工 ?,  « Qui a inventé le travail ? », 2009)  se plaignent d'être asservis au capitalisme :

Rapidement, des thèmes politiques ont surgi dans leur répertoire. Dans l'album Poetics – Something between Montparnasse and Mongkok (介乎法國與旺角的詩意 « Poétique – À mi-chemin entre Montparnasse et Mong kok », 2009)  les chansons Splitting Stephen Lam's $300,000 Payroll (瓜分林瑞麟三十萬薪金, « Se partager les 300 000 dollars du salaire de Stephen Lam ») et Donald Tsang, please die (« Donald Tsang, meurs s'il te plait ») dénoncent les hauts responsables du gouvernement de la ville. Donald Tsang et Stephen Lam étaient tous deux des politiciens responsables d'une législation conservatrice [12] clé en 2010.

Le message politique dans Otaku girls, take to the streets ! (宅女,上街吧 « Otaku girls, descendez dans la rue ! »), diffusée sur YouTube en 2010, est encore plus percutant. Le morceau répertorie les principales manifestations locales et exhorte les « Otaku girls [13] » [fr] – expression japonaise désignant les femmes apolitiques passionnées de bandes dessinées et privilégiant la fantaisie à la réalité – à entrer en résistance :

你錯過了反高鐵

你錯過了保衛天星碼頭

你錯過了包圍禮賓府

你錯過了反世貿

宅女,上街吧

這個政府靠得過嗎?

宅女,上街吧

你要未來繼續任由人魚肉嗎?

Vous avez manqué les manifs contre le train rapide
Vous avez manqué les manifs pour la préservation du ferry de l'étoile
Vous avez manqué les manifs devant le siège du gouvernement
Vous avez manqué les manifs contre l'OMC
Otaku girls, descendez dans la rue !
Pouvez-vous faire confiance à ce gouvernement ?
Otaku girls, descendez dans la rue !
Voulez-vous voir l'avenir manipulé et exploité ?

En 2010, une scission a éclaté au sein du parti pro-démocratie, les démocrates modérés du Conseil législatif ayant voté en faveur de la proposition controversée de réforme électorale du gouvernement. La scission a été qualifiée de fossé générationnel [14], thème dominant des albums sortis en 2011 et 2012 de MLA, Hong Kong is a big shopping mall (香港是個大商場 « Hong Kong est un grand centre commercial ») et Lonely Friday ( 寂寞的星期五, « Vendredi en solitaire »).

Par exemple, dans le morceau To those on the train at Admiralty (給金鐘地鐵站內車廂的人, « À ceux dans le métro à Admiralty », 2011), le groupe indie-pop détourne une scène banale sur un quai de métro en une allégorie des conflits générationnels :

入了車廂你們就不再行入啲

歷史不會原諒你們

渣滓 你們曾經是夾在月台上有理想的人

理想是什麼?

人們說理想是在彼岸

但你知道理想就是逼前面啲人行入啲

入啲再行入啲

Une fois dans le wagon, vous n'avancez plus.
L'histoire ne vous pardonnera pas
Ordures, vous étiez autrefois une personne avec un rêve, attendant sur le quai
Qu'est-ce que c'est qu'un rêve ?
Certains pensent que c'est le nirvana.
Et vous savez que ce rêve est de pousser ceux qui se tiennent au premier rang à aller de l'avant
Alors allez-y allez de l'avant

Sur fond de manifestations d'Occupy Wall Street et des printemps arabes en 2011, le groupe formule l'espoir d'un changement à Hong Kong. Dans Young Men of Ngau Tau Kok (牛頭角青年, « Jeunes gens de Ngau Tau Kok », 2012) , ils se demandent pourquoi les jeunes hongkongais ne se révoltent pas à l'instar du reste du monde. Ngau Tau Kok est un vieux quartier industriel et résidentiel de Hong Kong, à la périphérie de la ville. Sa jeunesse incarne le segment le plus marginalisé du centre financier :

Dans l'album The right age for marriage (適婚年齡, « L'âge idéal pour se marier ») en 2014 est apparu un tout nouveau motif : l'hégémonie exercée par l'économie immobilière. Depuis la fin des années 1990, l'économie de Hong Kong est essentiellement portée par le secteur de l'immobilier. Après trois décennies de croissance, de nombreux jeunes ont été privés d'opportunités de mobilité sociale en raison de la recherche effrénée de rente [15] [fr].

Dans le texte I am saving the downpayment secretly (我在暗中儲首期, « J'économise discrètement le premier paiement », 2014), la narratrice évoque la préparation de l'achat d'un appartement comme une marque d'amour, car à Hong Kong, se marier implique souvent d'acheter une maison pour y fonder une famille :

 

Les thèmes politiques dominent également les créations du groupe en 2014, coïncidant avec les manifestations pro-démocratie d’Occupy Central [16] à Hong Kong. Ces sit-in étalés sur trois mois étaient motivés par l'ingérence politique de Pékin dans le processus d'élection du chef de l'exécutif hongkongais.

Let's sleep on Connaught Road Central tonight (今夜到干諾道中一起瞓, « Dormons sur Connaught Road Central ce soir », 2014)  illustre les manifestations massives de sit-in, alors que dans Brand new Hong Kong (美麗新香港 « Tout nouveau Hong Kong », 2014), la narratrice exprime subtilement ses frustrations sur le contrôle de la ville par Pékin, se lamentant que « ce Hong Kong là ne [lui] appartient plus » :

La frustration politique constituait un thème récurrent au lendemain des manifestations d'Occupy Central, et l'album Fo Tan Lai Ki (火炭麗琪, 2016) traduit [17] [zh] le sentiment d'amertume, de dissolution et d'étouffement au travers de thèmes liés aux cigarettes, à l'herbe et au sexe, à l'instar de The Tenth Cigarette (第十支煙, « La dixième cigarette », 2016) :

Le sentiment de frustration se poursuit dans l'album You said We'd be back (你說之後會找我, « Tu disais qu'on reviendrait », 2018). La plupart des chansons racontent des voyages dans et hors de la ville, hantés par les souvenirs, comme en témoignent « Night flight to Amsterdam » (阿姆斯特丹夜機, « Vol de nuit pour Amsterdam ») et « A Good Trip One Night Along Nathan Road » (彌敦道的一晚, « Un voyage agréable une nuit sur Nathan Road ») :

Les manifestations contre les extraditions en 2019 s'analysent donc comme un déchaînement collectif d'exaspération et de frustration. Dans Miss Ng (吳小姐, « Mademoiselle Ng », 2019), MLA a décrit la manière dont une simple employée de bureau s'est retrouvée à manifester [18] [fr] sur Nathan Road :

Le dernier album, Tears of Sabina (之淚, « Les larmes de Sabina », 2021)  renferme davantage de chansons sur les manifestations de 2019, notamment Classmate K (同學, « Camarade de classe K »), qui illustre les interactions entre manifestants, et Could use some ice-cream tonight (今夜雪糕, « Je mangerais bien une glace ce soir »)  qui relate l'arrestation et les poursuites judiciaires envers les manifestants.

L'atmosphère sur l'album est plutôt mélancolique. Le chagrin et la tristesse y sont exprimés au moyen de thèmes comme celui de la séparation des amants dans Every time you left (每次你走的時分, « Chaque fois que tu es parti »), ou celui de l'absence d'une personne par temps maussade dans « Rained two days » (下了兩天的雨, « Pluie depuis deux jours »). Ces thématiques ont émergé en partie du fait que de nombreux Hongkongais ont quitté la ville [19] après la mise en place de la loi sur la sécurité nationale [20] [fr] le premier juillet 2020.