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Hydrogène en Russie : solution miracle ou gabegie ?

Catégories: Europe Centrale et de l'Est, Russie, Economie et entreprises, Environnement, Médias citoyens, Relations internationales
Panneau indiquant l'entrée d'une station de ravitaillement en hydrogène. [1]

Une station de ravitaillement en hydrogène. Photo de Bexim [2] via Wikimedia Commons, sous licence CC BY-SA 4.0 [3].

[Sauf mention contraire, tous les liens de ce billet renvoient vers des pages web en anglais, ndlt.]

Le Kremlin vient de publier un document stratégique sur le développement de l'hydrogène comme source d'énergie. Ce rapport [4] [ru] pourrait être considéré comme un tournant pour l'industrie énergétique russe. Il véhicule en même temps un message bien connu qui montre que la Russie n'est guère encline à perdre son statut de super puissance énergétique dans un monde glissant peu à peu vers la décarbonation. Moscou n'a pas l'intention de restreindre sa production pétrolière ou gazière et cherche à devenir un fournisseur planétaire incontournable d'un nouveau combustible : l'hydrogène.

Grâce au développement de ce nouveau vecteur énergétique, la Russie prévoit d'exporter 50 millions de tonnes d'hydrogène d'ici le milieu du siècle. Entre 23 et 100 milliards de dollars américains [5] [ru] supplémentaires viendraient ainsi alimenter le budget annuel. Encore plus ambitieux, le pays veut capter 20 % [6] [ru] du marché mondial de l'hydrogène. Sur le papier, cet objectif est réalisable. Toutefois, le chemin de Moscou vers une position énergétique dominante sera sans doute semé d'embûches.

Un outil polyvalent

L'hydrogène, unique à bien des égards, est considéré par certains comme le couteau suisse [7] des combustibles. Ce gaz est l'élément le plus abondant sur terre, il ne viendra jamais à manquer. Il est également capable de transformer une énergie (électrique) en une autre (chimique). Enfin, il peut être stocké pendant une longue période et transporté au gré des besoins. Plus remarquable, il n'émet pas de dioxyde de carbone lors de sa combustion. En fait, le seul sous-produit généré est l'eau [8].

Voici les propriétés qui ont incité de nombreux pays, comptant parmi les signataires les plus progressistes de l'accord de Paris, à inscrire le développement de ce combustible dans leurs cadres nationaux. Le Japon fut le premier en 2017, suivi par la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et l'Australie en 2019. L'année suivante, Norvège, Allemagne et Pays-Bas sont les premiers pays d'Europe à publier leurs propres programmes. L'Union européenne a soutenu ces efforts en lançant sa stratégie pour l'hydrogène [9] [pdf] en juillet 2020.

La Commission européenne considère l'hydrogène comme un élément clef pour consolider le secteur énergétique européen. Elle a d'ailleurs déclaré que ce nouveau combustible était « essentiel pour parvenir à la neutralité climatique ». Dans cette optique, Bruxelles s'est fixé l'objectif ambitieux d'atteindre une capacité installée de 40 gigawatts d'électrolyseurs [10] en Europe d'ici 2030. Cette technique consiste à séparer les atomes d'hydrogène et d’oxygène contenus dans les molécules d'eau en utilisant l'énergie électrique. Elle va permettre de produire de l'hydrogène « vert » ou « renouvelable ». Ce projet est considéré comme une priorité absolue.

L'Union européenne a également conscience des contraintes financières et technologiques associées à une évolution aussi radicale du secteur énergétique. Par conséquent, elle reconnaît qu'à « court et moyen terme », d'autres formes d’hydrogène à faible teneur en carbone [11] [fr] (produits en Europe ou importés), moins chers et plus accessibles, auront leur rôle à jouer.

Débouchés et écueils

L’Union européenne est l’un des principaux marchés d’exportation de l’industrie énergétique russe. Pour Moscou, perdre un tel partenaire économique dans la bataille de la transition énergétique n'est pas une option. Bien que l'hydrogène ciblé par les autorités soit « vert », comme l'indique le titre du document, la Russie sera incapable d'approvisionner le marché européen de la forme « sans carbone ». La part négligeable des énergies renouvelables dans la production énergétique nationale en est la principale raison. Dans le même temps, les incertitudes à court et moyen terme autour de l'approvisionnement de l'Europe en hydrogène bas carbone créent une ouverture pour le secteur énergétique russe considéré traditionnellement comme un géant des hydrocarbures et du nucléaire.

La définition précise des différentes formes d'hydrogène bas carbone n'est pas encore définie au sein de l'Union européenne et la palette de couleurs appliquée sur le marché européen ne se limitera sans doute pas au vert. Le futur classement comprendra sûrement du « bleu » (hydrogène issu des combustibles fossiles), du « violet » (produit par des électrolyseurs utilisant de l'énergie nucléaire) et du « turquoise » (généré par pyrolyse du méthane [12]).

En même temps, la Russie aura besoin de redéfinir significativement son environnement énergétique pour tirer pleinement profit de cette opportunité. Ainsi, Gazprom et Novatek, les deux entreprises nationales exportatrices de gaz naturel, devront investir dans des techniques de captage et de stockage du carbone (CSC) pour développer l'hydrogène « bleu ». Bien que toutes deux semblent déjà intéressées, aucun projet significatif à grande échelle pour développer le CSC [13] n'a encore été lancé dans le pays. Par ailleurs, il est compliqué de transporter cet hydrogène [14] sur de longues distances pour approvisionner les utilisateurs finaux. C'est un problème qui devra être résolu.

De plus, devant l'engouement croissant pour la pyrolyse de méthane, Gazprom a exprimé son intention de produire de l'hydrogène « turquoise » non loin des consommateurs finaux. Dans cette optique, l'entreprise a déjà entamé des négociations avec des partenaires internationaux comme l’Allemagne [15]. Bien que cette solution réduirait considérablement les coûts de production, on ne sait avec certitude si l'Union européenne serait prête à utiliser du méthane russe pour produire de l'hydrogène sur son territoire, ni, surtout, quand cette technologie sera enfin commercialisée.

Un autre géant du secteur énergétique russe, Rosatom, qui détient le monopole du nucléaire dans le pays, a affirmé sa volonté de développer de l'hydrogène « violet » [16]. L'entreprise a déjà élaboré des programmes ambitieux pour investir dans les énergies renouvelables et s'intéressera vraisemblablement au développement de l'hydrogène zéro-carbone. Toutefois, la question du transport sur de longues distances semble être ici aussi un obstacle majeur.

Difficultés conceptuelles

Le plan stratégique russe pour l'hydrogène est le document publiquement accessible le plus récent détaillant la vision de Moscou sur cette question. Toutefois, il est loin de modifier les règles du jeu du secteur énergétique national et semble être réalisé pour répondre aux évolutions mondiales plutôt que pour les anticiper. C'est le cas de nombreux documents semblables publiés en Russie, qui ont vocation à servir de ligne directrice au développement de l'industrie énergétique du pays. Pour l'hydrogène, cette stratégie a été adoptée plus d'un an après celles des autres partenaires clefs de la Russie sur les questions énergétiques.

Plus important encore, ce plan est clairement orienté vers l'exportation [17] [ru]. Il n'examine pas les mesures importantes qui devront être mises en place pour développer un marché domestique de l'hydrogène à grande échelle permettant de ne pas dépendre de l'exportation. En effet, l'absence d'une forte demande interne en Russie, provenant du secteur industriel, des entreprises et de la population, est un élément pouvant rendre les producteurs particulièrement vulnérables aux facteurs externes tels que la variation des formes d'hydrogène demandées dans les marchés ciblés.

Ainsi, le développement rapide d'un hydrogène « vert » en Europe pourrait exclure à terme la version « bas carbone » russe du marché européen. Par ailleurs, à courte échéance, la mise en place d'une taxe carbone aux frontières européennes [18] est susceptible de réduire le ratio coût-bénéfice des différentes formes d'hydrogène produites par la Russie. Par conséquent, la filière hydrogène qui vient d'être créée pourrait se révéler inefficace pour répondre pleinement aux objectifs fixés et générer les recettes escomptées.

En conclusion, même sans un bouleversement significatif du futur marché mondial de l'hydrogène, la stratégie mise en place par Moscou pourrait n'être qu'un tigre de papier si le pays ne développe pas son potentiel d'exportation comme prévu. Compte tenu du manque criant de technologies étrangères [19] dans de nombreux segments du secteur énergétique russe, il est très peu probable que les objectifs déclarés par les autorités puissent être réalisés. Cette hypothèse semble d'autant plus incertaine dans un climat propice aux sanctions internationales, lorsque la coopération internationale à grande échelle dans la plupart des secteurs est constamment remise en question.

Aliaksei Patonia est un chercheur associé à l'Oxford Institute for Energy Studies. Il est également membre du programme ReThink.CEE de l'institution américaine German Marshall Fund of the United States. Il s'intéresse actuellement à la transition énergétique mondiale et aux politiques visant à favoriser la production d'hydrogène « vert ». Cet article [20] a initialement été publié pour l'organisme Transitions Online le 17 août dernier. Il est ici republié dans le cadre d'un partenariat pour le partage de contenus.