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Turquie : 30 internautes poursuivis pour « injures au président »

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Turquie, Censure, Liberté d'expression, Médias citoyens, Politique, Advox

Copie d'écran extraite du reportage vidéo [1] [tr] de l'agence de presse Anadolu réalisé le 15 octobre 2021.

[Sauf mention contraire, tous les liens renvoient vers des pages en anglais, ndlt.]

Les utilisateurs des médias sociaux turcs ont relayé sur Twitter leurs inquiétudes quant à la santé du président Recep Tayyip Erdoğan. Cependant, lorsque le hashtag #ölmüş, terme turc signifiant « présumé mort », est devenu populaire le 3 novembre, quelques heures ont suffi pour que la Direction générale de la sécurité engage des poursuites [2] [tr] à l'encontre d'au moins 30 personnes pour avoir spéculé sur la santé du chef d'État. Par ailleurs [3], l'avocat présidentiel, Hüseyin Aydın, a déposé une plainte pénale contre des utilisateurs de Twitter pour avoir utilisé les hashtags #RecepTayyipErdoğan et #ölmüş, arguant qu'ils avaient insulté le président. « Il est apparu nécessaire de repérer les personnes à l'origine des posts et d'exiger une action publique en diligentant une enquête à leur encontre », a-t-il déclaré, selon [4] un article du site d'information en ligne Diken.

L’Article 299 du code pénal turc [5] stipule qu'il est interdit d'insulter le président. Les coupables risquent jusqu'à quatre ans de prison [6]. Depuis son élection en 2014, Freedom House rapporte [7] que près de « 100 000 personnes ont été accusées de diffamation envers le président » et de violation de l'article 299 du code pénal, disposition rarement utilisée auparavant, selon un rapport présenté en 2018 [8] par l'ONG Human Rights Watch. Étudiants [8], artistes [9], journalistes [10], avocats [11] et citoyens lambda ont ainsi été poursuivis ou se sont retrouvés devant les tribunaux [12]. À en croire le ministère de la Justice, la Direction générale du casier judiciaire et des statistiques, 36 000 personnes ont été mises en examen pour outrage présumé au président en 2019 [13] [tr, pdf], et 31 297 en 2020 [14] [tr, pdf]. À titre de comparaison, elles n'étaient que quatre en 2010 [15] [tr, pdf] à faire l'objet d'une enquête en vertu de cet article.

La Cour européenne des droits humains, première instance européenne en la matière, a statué le mois dernier que les procédures pénales engagées en vertu de l'article 299 enfreignent l’article 10 sur la liberté d'expression [16] [pdf] qui figure dans la Convention européenne des droits humains.

Les rumeurs sur la santé du président Recep Tayyip Erdoğan se sont multipliées [17] dernièrement au vu de ses fréquentes absences publiques. Le 3 novembre, il ne s'est pas rendu à la cérémonie qui marquait la 19ᵉ année de règne de son Parti de la justice et du développement. Le 1er novembre, en raison, semble-t-il, d'un désaccord [18] sur les protocoles de sécurité, il a annulé sa visite à Glasgow pour la COP26 [19], conférence internationale sur le changement climatique qui a attiré les dirigeants de presque toutes les nations du monde. Le président Recep Tayyip Erdoğan était censé tenir un discours lundi et mardi, dans lequel il devait exposer les « plans de la Turquie pour répondre aux objectifs de réduction des émissions convenus dans le cadre de l'accord de Paris sur le climat ». Au lieu de cela, c'est Murat Kurum, ministre turc de l'Environnement, de l'Urbanisation et du Changement climatique, qui a représenté [20] la nation.

Nous nous trouvons à Glasgow pour les rencontres de l'ONU sur le changement climatique #COP26, avec la détermination de nous attaquer au changement climatique en accord avec nos objectifs clairs de zéro émission et d'une énergie verte fixés par notre Président pour 2053.

En réaction aux tweets et aux spéculations relatifs à l'état de santé du président, ses collaborateurs ont partagé des vidéos le montrant en déplacement :

La confiance pour les amis, la peur pour les ennemis.

Ainsi, afin d'étouffer les rumeurs sur sa mauvaise santé, une vidéo du président Recep Tayyip Erdoğan jouant au basket a été partagée le mois dernier sur son compte Twitter officiel.

Le sport est essentiel pour rester en bonne santé. J'essaie moi aussi d'en faire trois fois par semaine. Bouger est une source de bien-être.

Le 3 novembre, la Direction générale de la sécurité a publié un communiqué [29] [tr] indiquant que le département de lutte contre la cybercriminalité et ses unités provinciales apparentées effectueront des patrouilles virtuelles 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour débusquer quiconque dénigre le président ou sa santé.

Within the scope of the virtual patrol activities, a hashtags #ölmüş referring to the our President Mr. Recep Tayyip Erdoğan was discovered. Evaluating the said hashtag, 30 individuals were identified who have shared offensive, and manipulative content insulting the honor and the prestige of our President Mr. Recep Tayyip Erdoğan. Necessary legal action has been initiated against them.

Lors des opérations de surveillance virtuelle, le hashtag #ölmüş, faisant référence à notre Président Recep Tayyip Erdoğan, a été repéré. Son analyse a permis d'identifier 30 personnes ayant partagé des contenus offensants et manipulateurs portant atteinte à l'honneur et au prestige de notre Président. Des mesures juridiques adéquates ont été lancées à leur encontre.

Turquie : La Direction générale de la sécurité indique qu'une action en justice a été engagée contre 30 personnes ayant soi-disant diffusé des contenus désinformateurs ou manipulateurs et fait usage du hashtag #ölmüş [mort] sur Twitter à propos du président Recep Tayyip Erdoğan ?
– MLSA (@mlsaturkey) 3 novembre 2021

Pour l'agence de presse turque Bianet [35], « alors que le hashtag ne mentionnait pas qui était « mort », presque tous les messages évoquaient implicitement ou explicitement le président ». En juillet, est devenue virale une vidéo [36] sur laquelle le président semblait s'endormir lors d'une allocution vidéo aux membres du parti au pouvoir l'AKP (Parti de la justice et du développement).

Dans son arrêt [37] rendu en octobre, la Cour européenne des droits humains a déclaré « qu'accorder une protection accrue par le biais d'une loi spéciale sur l'insulte serait, en principe, contraire à l'esprit de la Convention, et que l'intérêt d'un État à protéger la réputation de la personne à sa tête ne saurait servir de justification pour lui octroyer un statut privilégié ou une protection spéciale vis-à-vis du droit de transmettre des informations et des opinions à son sujet ». En conséquence, la Cour a recommandé à la Turquie de modifier ses lois et dispositions de manière à s'aligner sur l'article 10 de la Convention.

La probabilité de voir la Turquie se conformer à la recommandation est mince. Quelques jours après la décision de la Cour européenne, l'avocat turc Sedat Ata a été condamné [38] à 11 mois et 20 jours de prison pour « insulte » au président sur la base d'une vidéo qu'il avait partagée sur les réseaux sociaux en 2014. La Commission européenne s'est également préoccupée, dans un de ses rapports [39], des mécanismes judiciaires en Turquie ne répondant pas aux normes internationales et européennes.

En 2014, Emma Woollacott [40] a écrit un article pour la revue Forbes sur la façon dont le premier ministre de l'époque, Recep Tayyip Erdoğan, en ordonnant le verrouillage de Twitter, avait parfaitement illustré l’effet Streisand [41] [fr]. À l'époque, la décision de bloquer Twitter avait été motivée par une série d’enregistrements sonores [42] sur lesquels Recep Tayyip Erdoğan instruisait son fils Bilal sur la manière de dissimuler d'importantes sommes d'argent liquide. Emma Woolacott a fait valoir que la décision de bloquer l'application « n'a fait que renforcer l'attention sur les allégations de corruption », autrement dit l'effet Streisand. Il semble qu'en 2021 le président Recep Tayyip Erdoğan n'ait pas appris grand-chose de cette expérience.