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Uruguay : mères et grand-mères à la recherche des disparu·es de la guerre froide

Catégories: Amérique latine, Uruguay, Droits humains, Femmes et genre, Histoire, Littérature, Médias citoyens

Capture d'écran de Mariana Zaffaroni et sa grand-mère Ester Gatti de Islas, sur Youtube [1]/Canal 5 Uruguay.

[Sauf mention contraire, tous les liens de ce billet renvoient vers des pages web en français, ndlt.]

Le nouveau livre de l'autrice uruguayenne Tessa Bridal retrace l'histoire des femmes parties à la recherche de leurs proches, disparus pendant la dictature militaire [2] de 1973 à 1985, une période douloureuse de l'histoire du pays.

Lorsque, vers la fin des années 1960, Tessa Bridal est partie vivre aux États-Unis pour des raisons familiales, elle sentait que l'Uruguay entrait dans une période tumultueuse. Même les personnes qui, comme elle, n'étaient ni militantes ni engagées politiquement, pouvaient sentir le vent tourner. Mais Tessa Bridal, âgée de 20 ans quand elle a quitté son pays, n'aurait pu prédire la cruauté de la dictature se profilant à l'horizon, qui a emprisonné, torturé et fait disparaître ses propres citoyens.

« Quand j'y suis retournée en visite, j'avais le sentiment que tout empirait. Les gens avaient de plus en plus peur, » a-t-elle expliqué à Global Voices lors d'une interview téléphonique. « Un plus grand nombre de gens étaient arrêtées arbitrairement. »

The Dark Side of Memory raconte l'histoire de mères et grand-mères uruguayennes qui cherchent sans relâche à connaître la vérité concernant les membres de leurs familles disparus. Photo aimablement fournie par Tessa Bridal.

Des années plus tard, elle est revenue sur cette période au travers de son dernier livre, The Dark Side of Memory: Uruguay's Disappeared Children and the Families that Never Stopped Searching [3] (Le Côté sombre de la mémoire : Enfants disparus en Uruguay et familles en quête perpétuelle), qui suit plusieurs familles à la recherche de leurs proches disparus, essayant de comprendre le sinistre passé de leur pays. Les femmes, en particulier, ont cherché sans relâche à réunir leur parenté.

Alors que, dans les années 1960, les mouvements de gauche commençaient à prendre de l'ampleur en Amérique Latine, leur répression s'est de même intensifiée. En Uruguay a émergé un mouvement connu sous le nom de Tupamaros [4], puis une junte qui a finalement pris le contrôle du pays pour mettre fin aux guérillas.

Dans d'autres pays du continent, dont l'Argentine et le Brésil voisins, de semblables mouvements ont émergé avant d'être étouffés par les gouvernements militaires, lors de ce qu'on appelle aujourd'hui les  Guerres sales d'Amérique latine. Les États-Unis ont aidé ces gouvernements à s'organiser et les ont entraînés à torturer et faire disparaître des opposants de gauche pendant ce qui est désormais connu sous le nom d’Opération Condor [5].

D'après une commission de vérité et réconciliation [6] [es] créée en 2003, environ 220 Uruguayens et Uruguayennes se sont évanouis lors de cette période. Près de trente d'entre eux ont été portés disparus en Uruguay, mais la plupart ont disparu en Argentine, où on estime le nombre total de disparitions à environ 30 000.

En chiffres purs, l'Uruguay a connu moins de disparitions que d'autres pays d'Amérique latine. Néanmoins, la répression a été glaçante pour ce petit pays qui comptait 2,8 millions [7] d'habitantes et habitants au début de la dictature militaire. « En Uruguay, nous avons une expression : On est peu nombreux, mais on se connaît tous », a expliqué Tessa Bridal.

Emilia Islas Gatti de Zaffaroni et son mari Jorge Zaffaroni Castilla, d'importants militants persuadés que les Tupamaros pouvaient sortir l'Uruguay de la pauvreté et de la souffrance, font partie des disparus. Ils ont fui à Buenos Aires quand ils sont devenus des cibles dans leur pays à cause de leurs activités politiques. En 1976, ils ont été enlevés [8] [es] en Argentine par une coalition [9] [es] de forces uruguayenne et argentine, puis emmenés dans un centre de torture à Buenos Aires. Leur petite fille de 18 mois, Mariana, a été emmenée avec eux. Emilia était alors enceinte de trois mois.

María Emilia Islas Gatti a disparu en 1976. Source : Wikimedia [10](CC BY-SA 4.0) [11]

Après la disparition d'Emilia, Ester Gatti de Islas, sa mère, intégra les Mères et familles de détenus et disparus uruguayens, un groupe se battant pour obtenir la vérité sur la disparition de leur parenté et pour que justice soit faite. Ester Gatti de Islas avait besoin de savoir ce qui était arrivé à sa fille et à sa petite fille, et Tessa Bridal rapporte en détail cette recherche incessante dans son livre.

De nombreux enfants portés disparus ont été adoptés par des familles de militaires, parfois même par ceux qui avaient participé à l'élimination leurs parents. Une commission de vérité et de réconciliation a compilé quarante cas d'enfants uruguayens disparus pendant cette guerre sale. En Argentine, on estime à 500 le nombre d'enfants [12] [en] enlevés à leurs parents par les militaires.

Quand Tessa Bridal a contacté Ester, elle était usée par des décennies de recherche. « Ester s'est longtemps battue », a expliqué l'autrice. Ses années de combat ont finalement payé : en 1993, un test ADN a identifié sa petite-fille Mariana, qui avait été élevée par une famille de militaires peut-être impliqués dans la disparition de ses parents.

Ce cas est devenu emblématique en Uruguay de l'impact qu'a eu la violence de la guerre froide sur les familles, et montre que la persévérance peut payer, faire éclater la vérité et réunir des familles. Mais des émotions contradictoires peuvent naître de ces réunions, dont Tessa Bridal explore les nuances dans son ouvrage.

#MaiMoisduSouvenir
Nous devrions rappeler aux jeunes comme aux moins jeunes qu'il y a des choses qu'on ne devrait jamais oublier. Sinon, on risque ensuite de se retrouver avec des fascistes au gouvernement qui défendent les génocides.
Elle, c'est Mariana Zaffaroni Islas, enlevée en 1976. Retrouvée en 1993.

La lutte d'Ester représente celle de tant d'autres femmes d'Amérique latine, c'est en partie pour cela que Tessa Bridal était résolue à la raconter. On attend des femmes qu'elles s'occupent de tout ce qui concerne la famille. Quand leurs proches sont en danger, ce sont elles qui passent à l'action.

L'autrice Tessa Bridal s'est battue pendant vingt ans pour que cette histoire soit publiée. Photo aimablement fournie par Tessa Bridal.

« Elles me captivaient avant tout car ce sont des femmes, et elles étaient tellement déterminées et courageuses, » racontait l'autrice. « Il pouvait être risqué de suivre la piste de ce qui était arrivé à leurs enfants disparus devenus adultes. »

À la fin de la dictature militaire, quand l'Uruguay est devenu une démocratie, bien peu d'officiers [16] [en] ayant violé les droits humains ont été traduits en justice. Aujourd'hui, la plupart d'entre eux sont libres et il est toujours dangereux d'évoquer ces violences ou de rechercher la vérité. En 2016, le laboratoire uruguayen du Groupe de recherche en archéologie médico-légale, qui enquête sur les disparitions, a été cambriolé. D'après les Mères et familles d'uruguayens détenus et disparus, leurs opposants « attaquent le moral de nos membres [17] » et font campagne pour les discréditer [18] [es].

Les responsables américains qui ont mis en place l'Opération Condor et y ont participé n'ont pas plus été jugés. Quand Tessa Bridal a commencé ses recherches, aux alentours du 11 septembre 2001, le simple fait de mentionner le rôle du gouvernement américain dans les violations des droits humains en Amérique Latine était tabou : le patriotisme était de règle après l'attaque des tours jumelles et la guerre contre le terrorisme déclenchée par les États-Unis. Les éditeurs lui assuraient que ce n'était pas le moment de publier un livre critiquant le gouvernement étasunien ; il s'agissait presque à leurs yeux d'une « trahison », selon Tessa Bridal qui vit aux États-Unis, dans le Minnesota.

Même si ses projets de publication sont restés en suspens pendant une vingtaine d'années, l'autrice n'a jamais abandonné son sujet : « Je ne pouvais pas oublier ce livre : on m'avait confié des histoires tellement importantes ». En Uruguay, le récit d'Ester et de sa petite-fille, parmi tant d'autres, a aidé à faire la lumière sur ces violences passées, pour s'assurer qu'elles ne soient pas oubliées.

Tout comme les mères et grand-mères de son ouvrage, Tessa Bridal va de l'avant. The Dark Side of Memory [3] a été publié le 26 octobre 2021. Malgré son thème sombre, l'autrice espère que lectrices et lecteurs refermeront ce livre optimistes et inspiré·es.

« Leur bravoure et leur persistance sont remarquables : toutes ces années elles ont continué d'aller de l'avant, encore et toujours, » explique Tessa Bridal. « Pour moi, ce sont de tels exemples de courage. »