Arctique russe : une nouvelle vague de colonisation menace les droits des peuples autochtones

Cet article [en] de Tatiana Britskaya a été initialement publié par Novaya Gazeta. Il est apparu en ligne sur le site Transitions Online le 13 décembre 2021. Il est republié ici grâce à un partenariat de partage de contenu, et a été modifié en conformité avec la ligne éditoriale de Global Voices.

Cent seize organisations internationales et des douzaines d'individus ont signé une lettre ouverte [ru] adressée au président russe Vladimir Poutine et à son ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, leur demandant de renoncer à toutes mesures répressives contre les défenseur·es des peuples autochtones. Cette lettre fait suite à la récente détention [ru] dans l’oblast de Mourmansk, d'Andrei Danilov, le directeur du Fonds Sami pour le patrimoine et le développement. Son cas n'est pas unique. Au contraire, la pression augmente sur les activistes autochtones de la Russie du Nord, de Sibérie et de l'Extrême Orient, bien que ces groupes ne se mêlent presque jamais de politique, au sens le plus strict du mot. En effet, leurs préoccupations sont plutôt liées aux problèmes urgents concernant la survie de leurs petites populations.

Sur fond de répression d’activistes politiques, de persécution de la presse indépendante, de recherche d’extrémistes parmi les étudiant·es et les enthousiastes de selfie, quelle absurdité de faire pression sur les peuples autochtones ! Quelle était la véritable raison derrière les allégations de la police de Yamal, péninsule à l'extrême nord du pays, qu'un rassemblement d’éleveur·es de rennes dans la toundra constituait une « manifestation » (ce dont est accusé l’activiste Eiko Serotetto [ru]) ? En fin de compte, ce rassemblement n'a plus été considéré comme une manifestation, mais peu de temps après, Eiko a été accusé pour coup et blessures – une bagarre qu'il n'avait pas commencé – et a été condamné : des restrictions ont été imposées sur ses déplacements pendant 3 mois.

Et quel a été le préjudice ou l'entrave au gouvernement de Yana Tannagasheva, originaire des Kouzbas (sud-ouest de la Sibérie), qui s'est battue pour préserver l'ancienne colonie du peuple Shor, Kazas ? La maison de son père a été incendiée et elle-même a été contrainte à l'exil. Le village de Kazas n'existe plus.

Ou peut-être qu’Andrei Danilov, du peuple Sami, dont toute l'activité se résume à une simple proposition –  que les lois adoptées en Russie soient respectées – pose une menace au pays ? La cour constitutionnelle elle-même a manifestement reconnu ses droits en confirmant que l'activiste recherche l'application concrète des lois de la fédération russe. Cependant, peu après, il a été arrêté et détenu. Dans sa cellule, il a reçu la visite d'un homme habillé en civil, qui lui a dit combien difficile la vie pourrait devenir pour quiconque serait proche de citoyen·nes, qui, comme lui, seraient quelque peu trop zélé·es.

Ensuite, le tribunal de Monchegorsk a condamné Danilov à 5 jours de prison, car il avait refusé de se soumettre à une fouille sans témoin. Dans son jugement, le juge a cité une loi qui permet à la police de fouiller les possessions de quiconque participe à des rassemblements publics, bien que, lorsque l'officier de police a été questionné, [son explication était] en accord avec la déposition de Danilov.

Lorsqu’Arsenty Nokolaev, du peuple Evenk, membre du parlement de Iakoutsk et chef d'une association de village, mourut récemment après un an d'assignation à résidence, la nouvelle a été annoncée par des agents de la société de la mine d'or qui avait construit une route passant au travers des terres de la communauté. Nikolaev avait soi-disant fait pression sur l’entreprise pour qu’elle utilise les compagnies de transports publics d’Evenk. Bien que l’arbitrage ai conclu que la société minière avait agi librement, les poursuites envers NiKolaev n'avaient jamais été abandonnée.

Stepan Petrov, de Iakoutie (aussi appelée République de Sakha), a deux fois été considéré comme un « agent de l’étranger », car il a été inscrit sur « le registre des médias considérés comme des agents de l’étranger ». Roskomnadzor, l’organisme fédéral russe de surveillance des communications, des technologies de l'information et des médias de masse a aussi accusé Petrov de ne pas afficher le tag « agent de l'étranger » sur 14 posts Facebook. En désespoir de cause, Petrov a demandé à Mark Zuckerberg qu’il aide « les agents de l’étranger » de Russie, en écrivant un algorithme, qui automatiquement mettrait un tag sur leurs publications.

Deuxième vague

Ceci est la deuxième vague de répression contre les peuples autochtones dans l'histoire de la Russie. La première a eu lieu pendant la période d'industrialisation quand les soviets colonisèrent l’Arctique et la Sibérie, les subordonnants aux besoins du pays. L’herbe coupée sous le pied, les éleveurs de rennes furent tout simplement délocalisés dans des réserves, et ceux qui se rebellèrent furent envoyés au désert de Levachovo, où se trouve maintenant un cimetière mémorial. Il en fut de même dans l’oblast de Mourmansk, où une carte des cimetières Samis révèle le confinement des populations autochtones dans le centre de la péninsule de Kola.

Entre 1936 et 1938, au moment des grandes purges staliniennes, 125 dès 2000 Samis Kolas furent arrêtés par les autorités soviétiques : la majorité fut exécutée ; 55 furent envoyés au goulag. Il n’y eut que 5 survivants. Presque toute l'élite intellectuelle Sami ainsi que le créateur du premier abécédaire en langue Sami étaient parmi ceux qui furent arrêtés. Peu nombreux, les Samis furent vite subjugué·es.

Quant aux Nénètses de la péninsule de Yamal, ils se sont soulevés – un mouvement appelé le Mandalada [en] – refusant purement et simplement de livrer leurs rennes à l'état. Rester dans la toundra sans rennes équivaut à une peine de mort. Le même jour du procès, une peine de 10 ans dans un camp de prisonniers fut prononcée, sans aucune investigation. Notons que le premier Mandalada eut assez de succès et que ses chefs de fil engagèrent des pourparlers directs avec le gouvernement. Ils lui lancèrent un ultimatum, demandant le rétablissement des droits des chamans, l’égalité entre les koulaks (les fermiers les plus riches qui possède des terres) et les pauvres, l’abolition des restrictions en approvisionnement d'alimentation, et la disparition de la quasi-totalité du pouvoir soviet au Yamal. En conséquence, le Mandalada fut liquidé sans qu'aucun sang ne soit versé. Le deuxième soulèvement dans les années 40 fut, lui, sauvagement réprimé.

Au nord de la région actuelle de Krasnoïarsk, les Dolganes se sont, eux aussi, rebellés contre la division entre les koulaks et les pauvres. Ci-dessous est un extrait d'une lettre d’appel du chef de fil de la révolte des Taïmyrs en 1932 [ru] :

Reconnaissant le pouvoir soviétique comme le pouvoir du peuple travailleur, et ne cherchant nullement à le renverser, nous, les natifs du district national de Taïmyr, dès la fondation de [l'État soviétique] avons commencé à subir le poids des impôts et une pression sans précédent de la part des autorités locales. L’économie a été reconstruite sur des bases socialistes à la même vitesse que celle des parties centrales de l'Union, sans aucune considération pour les conditions spécifiques du nord. L'imposition d’impôts, de paiements, de stricts quotas de fourrure dépassant notre capacité réelle, une définition incorrecte de la structure des classes, des patrouilles de Russes [ethniques] armés et les autorités locales dépassant la politique nationale de diverses manières parmi la population locale, ont abouti à une rage absolue.

Le soulèvement de la péninsule de Taimyr a été réprimé par les tirs d'un détachement du NKVD (Commissariat du peuple aux affaires intérieures), du ministère de l'Intérieur de la Russie soviétique.

Échos du passé

En lisant au sujet de la colonisation du Nord dans les années 1930, il est impossible de ne pas établir des parallèles avec la situation actuelle. Des demandes toutes simples et très raisonnables – qui au début n'était même pas des demandes – de la part des habitants autochtones furent repoussées avec une violence disproportionnée. Entre temps, les autorités prirent des décisions qui portent l'empreinte d'une ignorance vicieuse – un quasi-illettrisme – en ce qui concerne les terres et les peuples locaux. À cause de celles-ci, les tribus du Nord peinent à survivre, et ce sont elles qui étaient à l’origine des protestations.

Presque un siècle plus tard, nous colonisons encore une fois l’Arctique. Il est toujours sur l’agenda des agences de presse, et cela reste un refrain constant dans les discours officiels. Pour la Russie du XXIe siècle, l'Arctique est devenu un objectif aussi important que l'espace pour l'Union soviétique, mais sans son côté romantique. L’Arctique, c'est le pétrole, le gaz et le platine ! L’Arctique, c'est une arme. C'est la puissance. La colonisation progresse à toute vitesse et non moins brutalement qu'il y a un siècle.

Il y a toutefois une différence. Si la première colonisation de l'Arctique a été menée dans l'intérêt de l'État, la colonisation actuelle, avec toutes ses considérations géopolitiques, promet des richesses colossales aux entreprises du secteur privé. L'Arctique, c'est de l'argent. Cette fois-ci, la machine étatique n’ai pas au service du bonheur universel, elle sert les intérêts du secteur privé.

Rodion Sulyandziga croit que cet programme concernant l'Arctique est derrière cette vague de répression contre les peuples autochtones. Il était à la tête de la plus large organisation à but non-lucratif qui se concentrait sur les problèmes de l'Arctique :  le Centre de soutien aux populations autochtones du Nord (Center for Support of Indigenous Peoples of the North, ou CSIPN) – aboli par le tribunal de Moscou sur une formalité en 2019. L'organisation avait précédemment réussi à se retirer du registre des « agents de l’étranger », mais la machine de répression remporta la victoire finale. Sulyandziga est convaincu que les persécutions des peuples autochtones sont liées aux enjeux de l'Arctique :

Pour la Russie, l'Arctique est une question de développement, d'équilibre budgétaire et d'accès aux ressources. Les peuples autochtones ne sont, en aucun cas, opposés au développement économique du pays. Mais un équilibre est nécessaire entre les intérêts des entreprises et les droits des peuples autochtones. Les entreprises ont besoin de vastes territoires, mais les éleveur·es de rennes, par exemple, ont eux [aussi] besoin de terres. L'État devrait être le garant non seulement de cet équilibre, mais aussi de l'État de droit dans ce domaine. Or, l'État se contente de donner le feu vert aux entreprises. Quiconque s'y oppose subit la pression des autorités.

« Être considéré comme un « agent de l’étranger », un fou, ou un criminel – voilà ce qui attend tout activiste en Russie », résume tristement Andrei Danilov, alors qu’il se prépare à un nouvel affrontement devant les tribunaux, contre les responsables locaux qui refusent d‘accepter, sans se battre, l'arrêt de la cour constitutionnelle. Ce même jour, il sera aussi jugé pour avoir « désobéi à la police », tandis qu'il tente de faire appel devant le tribunal régional contre la détention qu'il a déjà encouru. Son statut sur Facebook dit : « Nous devons parler même lorsque tout espoir est perdu », une  citation d'un film sur le soulèvement anticolonial des Samis en Norvège – un soulèvement qui avait été violemment réprimé. Cependant, les Samis réussirent à obtenir l’égalité des droits – après 200 ans. Et depuis, plus personne n'a le droit de mettre les pieds dans l’Arctique norvégien sans leur permission.

Les Samis de Russie se considèrent aussi les gardiens du Nord. Ils n'ont jamais eu aucun droit de propriété sur leurs terres. Quand une famille obtient une portion de la toundra ou d'un lac, cela n’équivaut pas un droit d'usage, mais plutôt à une obligation de protéger et de mettre en valeur ce petit lopin de l'Arctique. Ce ne serait pas une mauvaise idée de prendre exemple sur eux.

 

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