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Les Russes s’opposant à la guerre fuient la répression

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Concert de charité des Russes contre la guerre à Istanbul. Photo publiée avec l'aimable autorisation de l'auteur.

Lors d’une réunion à Istanbul, un groupe de journalistes russes, anciennement basé en Russie, s’est réuni pour aborder les projets d’avenir du pays. Ils étaient organisés, mais semblaient également inquiets. La plupart des personnes présentes étaient des journalistes d’une chaîne de télévision en ligne indépendante : TV Rain (Dojzd). [1]D’autres faisaient partie de plateformes en ligne nommées The Village [2] et Semnasem [3].

Les principales préoccupations concernaient leur avenir [4], la fermeture des frontières et leurs conditions de vie. Mais, surtout, leurs pensées vont vers leurs amis et leurs familles, laissés derrière eux au moment du départ. Ils redoutent fortement la persécution.

En Russie, une nouvelle loi sur les fake news [5], adoptée le 4 mars, prévoit jusqu’à 15 ans d’emprisonnement et des amendes plus lourdes pour la diffusion de « fausses » informations à propos des forces armées du pays. Le Kremlin a également interdit [6] aux médias d’utiliser le mot « guerre » pour évoquer l’invasion actuelle de l’Ukraine [7]. Les Russes ayant quitté le pays ou envisageant de le faire ainsi que les citoyens ayant exprimé des sentiments anti-guerre ont été, le 16 mars, qualifiés [8] de traîtres et d’ordures par Vladimir Poutine.

« Si c’est le prix à payer pour condamner cette guerre, alors qu’il en soit ainsi ». C’est ce qu’a déclaré un journaliste dans une interview accordée à Global Voices. Il dit avoir fui la Russie pour la Turquie ces dernières semaines.

Mais les journalistes ne sont pas les seuls à fuir la Russie en laissant leur vie derrière eux. Des étudiants, des enseignants [9], des familles avec des jeunes enfants, des militants et même une danseuse étoile [10] ont fui le pays. La Russie s’isole de jour en jour en raison des sanctions économiques et politiques qui lui sont infligées. La dramaturge moscovite, Polina Borodina, elle aussi contrainte de fuir à Istanbul en début mars, a déclaré [11] : « Ils n’ont pas seulement emporté notre avenir; ils ont aussi emporté notre passé ». La Turquie [12], la Géorgie [13], l’Arménie [14], le Kazakhstan, et le Kirghizstan [15] figurent parmi les principales destinations où les Russes peuvent se rendre sans visa. Konstantin Sonin, économiste de l’Université de Chicago, a déclaré que quelque 200 000 Russes avaient fui avant le 10 mars.

Selon le ministre géorgien du Tourisme [17], 20 876 Russes sont arrivés en février 2022. Bien que la Turquie ne dispose pas [18] de chiffres actualisés concernant le nombre de personnes arrivant dans le pays, en janvier 2022, 134 215 Russes avaient choisi ce pays pour leurs vacances. L’Arménie n’a pas communiqué [14] de chiffres récents. Dans un tweet suivant l’exactitude de l’estimation, Sonin note [19] : « Le Gouvernement arménien a donné le chiffre de 80 000 personnes sur place ; le maire de Tbilissi a parlé de 20 à 25 000 personnes. Chaque jour, il y avait plus de vols à destination d’Istanbul que vers Erevan. À cela s’ajoutent les escales à Tel-Aviv, Almaty et Bichkek pour des destinations telles que l’Estonie, la Lettonie et la Finlande. Donc, le nombre réel d’arrivée était inférieur à 200 000. »

Ces dernières semaines, en se promenant dans les rues de certains quartiers d’Istanbul, on ressent davantage la présence de visiteurs russophones. Une femme russe qui s'est confié à Global Voices a déclaré qu’elle était professeur de yoga à Moscou et qu’elle est arrivée sur place le 5 mars. Elle projette maintenant de se rendre à Bali pour rejoindre des amis qui, espère-t-elle, lui viendront en aide. Appareil photo argentique derrière son épaule, elle sourit gentiment, disant qu’elle préfère capturer des portraits. « C’est vieux, mais c’est génial » dit-elle, debout devant une pharmacie locale du quartier Faith, accompagnée d’un groupe de Russes, qui tentent d’acheter des produits médicaux et alimentaires à envoyer en Ukraine. Un membre du groupe explique que la dépêche fait circuler une liste de produits médicaux et alimentaires dont a besoin l’Ukraine, dévastée par la guerre.

D’autres aident à travers leur musique. Pour protester contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie et collecter des fonds pour les réfugiés ukrainiens, le rappeur russe Oxxxymiron, également connu sous le nom de Miron Fyodorov, a lancé une série de concerts intitulée « Les Russes contre la guerre. » Le premier concert a eu lieu dans le quartier animé de Kadikoy à Istanbul. Une foule composée principalement de Russes ayant récemment fui leur pays s’est lentement rassemblée devant la salle de concert.

À l’extérieur, la foule attendant pour entrer se met spontanément à scander « non à la guerre », tout en continuant pendant le concert.

Oxxxymiron a annulé ses six prochains concerts en Russie.Dans un message vidéo partagé [26] via son Instagram, le rappeur a déclaré : [La guerre en Ukraine] est une catastrophe. C’est un crime. De ce fait, je reporte les six concerts pour une durée indéterminée. Je ne peux pas continuer à vous divertir en faisant abstraction de la situation en Ukraine. Pendant ce temps, les habitants de Kiev sont obligés de se cacher dans des abris et des gens meurent ».

Dans la vidéo suivante [27], le rappeur explique à ses fans en Russie, qui rejettent catégoriquement cette guerre, qu’il organise une série de concerts de charité appelés « Russes contre la guerre ». « À l’heure actuelle, il est impossible d’organiser un concert anti-guerre en Russie, car aussi étonnant que cela puisse paraître, tout sentiment anti-guerre est actuellement illégal. De par la censure très omniprésente, toute personne s’exprimant contre la guerre, de quelque manière que ce soit, devient une cible potentielle de poursuites pénales ».

Les bénéfices des concerts sont adressés aux réfugiés ukrainiens.

Pour Nigina Beroeva, une journaliste indépendante qui est arrivée à Istanbul le 3 mars, ces rumeurs de persécution sont très proches de la réalité. Basée à Moscou, Nigina a quitté sa famille, sa vie et sa maison, par une décision qu’elle décrit comme émouvante, à la veille de l’adoption de la loi sur les « fake news ». « Cette loi stipule que les citoyens russes ne peuvent pas qualifier ce mouvement comme étant une « guerre ». Ils ont l’interdiction d’utiliser d’autres sources d’information que le ministère de la Défense et de la Fédération de Russie. Travailler en tant que journaliste dans de telles conditions est impossible. Si vous violez cette loi, vous risquez 15 ans de prison. C’était une décision très choquante. Oui, nous avions peur qu’ils ferment le pays. Nous avions peur que les journalistes soient emprisonnés », a déclaré Nigina à Global Voices.

Nigina reporte actuellement les témoignages des Russes ayant fui leur foyer pour se rendre à Istanbul. Pour elle, chaque entrevue sonne comme une perpétuelle répétition de sa propre histoire. « Je filme les gens. Je filme leurs histoires. Et je me rends compte que c’est aussi mon histoire. Je ne pourrais pas revenir en arrière. Il n’y a nulle part où aller ».

De retour au concert de Kadikoy, Evgeniy, qui est arrivé à Istanbul il y a une semaine, a assisté à une manifestation de solidarité contre la guerre, tenant une pancarte qui indiquait : « nous avons permis à cette guerre de commencer. Dans une interview, Evgeniy a expliqué que lorsque la Russie a annexé la Crimée [28] en 2014, les Russes étaient trop occupés pour y prêter attention. Notre attention est maintenant détournée ». « Personne ne s’attendait à ce que cela se produise maintenant. Je pense qu’en ce moment, ici à Istanbul, les Russes ont les yeux ailleurs, notamment avec : l'ouverture des comptes bancaires [29] et la demande de permis de séjour. Mais la guerre fait toujours rage en Ukraine et même si je comprends que les gens puissent avoir des choses importantes à régler, cela n’est sûrement pas aussi essentiel que ce conflit armé ».

Evgeniy, tenant sa pancarte devant la salle de concert. Photo fournie par l'auteur.

Nigina est d’accord. Dans l’appartement où Nigina et quelques autres journalistes russes séjournent temporairement, elle déclare que « les dilemmes moraux auxquels, les Russes en fuite, sont confrontés sont bien plus importants que des cartes de crédit inutilisables. Comment parler aux Ukrainiens ? Comment répondre aux accusations ? »

Depuis le 10 mars [30], suite aux sanctions appliquées, les cartes Visa et Master émises par les banques russes ne fonctionnent plus. Comme beaucoup d’autres personnes planifiant leur nouvelle vie en dehors de la Russie, Nigina ne sait toujours pas où elle sera dans quelques temps et si elle retournera dans son pays. « Je ne sais pas quand et si je pourrais rentrer chez moi. J’en aurai peut-être la possibilité » a-t-elle dit. Une chose est sûre, elle est contre cette guerre, tout comme d’innombrables autres personnes à l’intérieur et à l’extérieur de la Russie dont les voix sont étouffées par les actions d’un homme, de ses partisans et de sa machine de propagande.


Pour plus d’informations sur le sujet, consultez notre couverture spéciale L’invasion russe en Ukraine [31]