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Turquie : l’organe de surveillance des médias se sert des licences de diffusion pour tenter de censurer la presse étrangère

Catégories: Turquie, Censure, Droit, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, Unfreedom Monitor

Photo par Michael Dziedzic, utilisée sous une licence Unsplash [1].

Le 25 février, RTUK, l’organe turc de surveillance des médias a annoncé qu’il demanderait une ordonnance du tribunal [2]pour bloquer la diffusion des services en langue turque de Deutsche Welle (DW), Voice of America (VoA) et Euronews. Cette annonce fait suite au refus des trois chaines de solliciter des licences de radiodiffusion dans le délai de 72 heures accordé par l’organe de surveillance le 21 janvier.

Voice of America a révélé [3] :

Licensing is the norm for radio and TV broadcasting, because the broadcast spectrum is a finite public resource, and governments have a recognized responsibility to regulate the spectrum to ensure it is used in the broader public’s interest. The internet, by contrast, is not a limited resource, and the only possible purpose of a licensing requirement for internet distribution is enabling censorship.

L'octroi de licences est la norme pour la radiodiffusion et la télédiffusion, car le spectre des fréquences de diffusion reste une ressource publique limitée. Et il est de la responsabilité des gouvernements de réglementer ce spectre afin de garantir son utilisation dans l'intérêt du grand public. En revanche, l'Internet n'est pas une ressource limitée et exiger une licence pour la diffusion sur Internet a pour seul but d’autoriser la censure.

DW va dans le même sens [4]en annonçant :

After having subjected the local media outlets in Turkey to such regulation, an attempt is now being made to restrict the reporting of international media services. This move does not relate to formal aspects of broadcasting, but to the journalistic content itself. It gives the Turkish authorities the option to block the entire service based on individual, critical reports unless these reports are deleted. This would open up the possibility of censorship. We will appeal against this decision and take legal action in the Turkish courts.

Après avoir imposé une telle réglementation aux médias locaux turcs, une tentative de restreindre les reportages des services de médias internationaux est actuellement en cours. Cette démarche ne vise pas les aspects formels de la diffusion, mais le contenu journalistique proprement dit. Elle donne la possibilité aux autorités turques de bloquer l'ensemble du service sur la base de rapports individuels et critiques, à moins que ces derniers ne soient supprimés. Cette mesure ouvre la voie à une possibilité de censure. Nous allons faire appel de cette décision et engager une action en justice devant les tribunaux turcs.

Depuis quelques années, RTUK s'est vu accorder des pouvoirs énormes dans le contrôle du contenu Internet des médias. Cette manœuvre n'est pas inhabituelle, étant donné que plus de 90 % des médias grand public [5]sont détenus par des entreprises progouvernementales. Selon [6] un rapport 2021 de l’association locale Freedom of Expression Association, en fin 2020, un total de 467 011 sites Web, 150 000 URL, 7 500 comptes Twitter, 50 000 Tweets, 12 000 vidéos YouTube, 8 000 publications Facebook et 6 800 publications Instagram ont été bloqués. Tous les contenus bloqués étaient soumis à la Loi n° 5651 (également connue sous le nom de Loi sur l'Internet [7]) et à d'autres dispositions légales émises par 764 tribunaux pénaux de paix et autres institutions autorisées.  

Les moyens répressifs sur les plateformes des médias se sont intensifiés après l’échec du coup d’État militaire de 2016. Les cibles n’étaient pas uniquement les médias indépendants et critiques. Un nombre incalculable d’internautes sur les réseaux sociaux se sont fait persécuter pour avoir « insulté le président ». Selon [8] l’Article 299 du Code pénal turc [9], insulter le président est illégal. L’accusé pourrait être condamné à quatre ans [10]d’emprisonnement. Depuis l’élection d’Erdoğan en 2014, Freedom House fait état de [11]« 100 000 personnes accusées d'avoir diffamé le Président » et d'avoir enfreint l’Article 299 du Code pénal — une disposition rarement utilisée dans le passé, d’après un rapport de Human Rights Watch [12] en 2018. Étudiants, artistes, journalistes, avocats [12], et citoyens lambda, tous ont été poursuivis en justice [13]ou ont fait face à un procès. Selon le ministère de la Justice, précisément la Direction générale des casiers judiciaires, 36 000 personnes en 2019 [14] et 31 297 en 2020 [15]ont fait l’objet d’enquêtes pour avoir prétendument insulté le Président. Comparé à 2010 où seules quatre personnes [16]avaient fait l’objet d’enquêtes au titre de cet article.

En février 2022, lorsque le Président Erdogan a contracté la COVID-19, au moins 36 enquêtes [17] ont été ouvertes contre des utilisateurs de réseaux sociaux ayant exprimé trop d'enthousiasme par rapport à cette nouvelle. Parmi eux, l'ancien nageur olympique [18]Derya Büyükuncu. « Il a la COVID-19 et désire qu’on prie. Nous prions, ne vous inquiétez pas. J'ai commencé à préparer 20 pots de halva. J'en donnerai à tout le quartier le moment venu », a tweeté Büyükuncu après l'annonce de la nouvelle. Pour ceux qui ne connaissent pas le halva, en plus d'être un dessert populaire, fait à base de farine ou de semoule, du beurre et du miel, il est également servi lors des obsèques. Peu après le tweet de Büyükuncu, le Bureau du procureur général a présumé que le nageur avait commis un acte criminel en souhaitant indirectement la mort du Président, et a émis un mandat d'arrêt à son encontre.

Un autre utilisateur des médias sociaux a été placé sous assignation à résidence [19] pour les mêmes chefs d’accusation. La Turque, pour sa défense, a déclaré que le tweet n'était pas destiné au Président, mais à son petit ami, car ils s’étaient disputés. « Je ne savais pas que le hashtag halva (un dessert traditionnellement cuisiné et mangé après le décès d'une personne) concernait le Président qui a attrapé la maladie. Quand j'ai vu le hashtag et comme mon petit ami et moi nous sommes en froid, j'ai écrit quelque chose qui me passait par la tête, en pensant qu'il verrait la publication. Mon tweet ne visait pas le Président. Je plaide non coupable. Je suis innocente, je demande ma libération. », a déclaré [19] la femme dans son témoignage.

Le Président Erdoğan n'est pas un grand fan des réseaux sociaux, et en particulier de Twitter. Depuis que la manifestation populaire pour l'environnement s'est transformée en manifestation antigouvernementale en 2013, il est déterminé à mettre au pas les plateformes de réseaux sociaux. Au pic des protestations, Erdoğan, qui occupait alors le poste de Premier ministre du pays, a qualifié [20] les plateformes de réseaux sociaux de « pire menace pour la société. » Un an plus tard, il a promis [21] « d'en finir avec toutes ces [plateformes de réseaux sociaux]. » Ce jour-là, Twitter a été bloqué [22] dans tout le pays. Il aura fallu quelques années pour que le détracteur virulent des réseaux sociaux finisse par sévir contre ces plateformes. En 2020, les législateurs turcs ont signé [23] la nouvelle loi sur les réseaux sociaux [24] (Loi sur la réglementation des publications sur Internet et la répression des crimes commis au moyen de ces publications) introduisant un ensemble d'exigences [25] qui auront un impact durable sur les droits numériques et la liberté d'expression en Turquie.  

Pendant ce temps, le contrôle des plateformes médiatiques indépendantes et critiques se poursuit. La loi sur les insultes, dont la teneur est vague, est utilisée pour cibler ces médias. Le 22 janvier, la police turque a arrêté la célèbre journaliste Sedef Kabas en raison d'un proverbe qu’elle a utilisé lors d'une émission de télévision, puis sur son compte Twitter.  « Quand le bœuf débarque au palais, il ne devient pas un roi, mais le palais devient une étable », a déclaré Kabas, en omettant toute référence ou nom. RTUK a également ouvert [26] une enquête contre la chaîne de télévision pour « déclarations inacceptables envers notre Président. » Deux jours plus tard, l'organe gouvernemental de surveillance a infligé une amende [27] à Tele1 pour « incitation à l'animosité et à la haine du peuple. » RTUK a également suspendu l'émission de Kabas de cinq épisodes, tandis que l'animateur de l'émission s'est vu interdire de présenter toute émission sur une chaîne de télévision pendant 30 jours.  


Veuillez consulter la page du projet pour voir d'autres pièces de l'exposition Unfreedom Monitor [28].