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Turquie : un journaliste aux arrêts pour avoir couvert le piratage présumé d'une base de données du gouvernement

Catégories: Afrique du Nord et Moyen-Orient, Turquie, Droit, Liberté d'expression, Média et journalisme, Médias citoyens, Politique
On peut voir un groupe de personnes tenant des banderoles et des pancartes avec écrit en turc et en anglais Free Turkey Journalists

Hilmi Hacaloğlu, domaine publique, via Wikimedia Commons [1] via (CC BY-NC-ND [2])

[Sauf mention contraire, tous les liens de cet article renvoient vers des pages en anglais.]

Le 19 avril, les autorités turques ont arrêté le journaliste indépendant [3] İbrahim Haskoloğlu en l'accusant d'avoir obtenu et diffusé illégalement des informations personnelles. Cette arrestation intervient après que Haskoloğlu ait fait un reportage [4] [tr] sur un présumé piratage de la base de données du gouvernement. Le journaliste déclare [5] [tr] avoir été contacté il y a deux mois par le groupe de pirates affirmant être à l'origine de ce piratage. Les autorités locales démentent les reportages d'une quelconque fuite [6] [tr], tandis que le « ministre de l'Intérieur a porté plainte contre İbrahim Haskoloğlu, qui a partagé sur Twitter des cartes d'identité qui appartiendraient au Président Recep Tayyip Erdoğan et au président de l'organisation nationale du renseignement (MİT) Hakan Fidan,» a rapporté Bianet [7], une plateforme d'informations en ligne.

Some two months ago when I was on air, I was contacted by a hacker group. They told me they had breached personal data from the e-government website and other government websites. They told me they were leaking that data. They also shared some of the government officials data with me. This data includes new ID cards.

Il y a deux mois, quand j'étais à l'antenne, j'ai été contacté par un groupe de pirates. Ils m'ont dit avoir piraté les données personnelles du site Internet de l'administration électronique et d'autres sites Web du gouvernement. Ils m'ont informé être en train de faire fuiter les données. Ils m'ont également envoyé des données officielles du gouvernement, y compris des nouvelles cartes d'identité.

Avant son arrestation, Haskoloğlu a également partagé sur Twitter [10] [tr] un échange qu'il a eu avec les autorités après avoir partagé publiquement les captures d'écran du groupe de pirates. « Ils [les autorités] ont déclaré que les données personnelles (pièce d'identité personnelle) partagées ici [sur Twitter] ne provenaient pas de la base de données électroniques du gouvernement, mais de l'ÖSYM [le Centre d'évaluation, de sélection et d'implantation est le corps responsable de l'organisation des examens d'entrée à l'université à l'échelle nationale],» a annoncé Ibrahim Haskoloğlu, ajoutant [11] [tr] que « la provenance des données n'a pas d'importance, mais qu'elles ont été piratées.»

Dans une déclaration du comité pour la protection des journalistes (CPJ), le directeur du programme du CPJ Carlos Martinez de la Serna a déclaré [12] que « les autorités turques devraient se soucier plus du prétendu piratage des données gouvernementales que des journalistes qui couvraient le reportage.»

Selon l’ExpressionInterrupted [13], une plateforme qui documente et surveille les processus juridiques à l'encontre des journalistes, Haskoloğlu a déclaré au bureau du procureur avoir transmis toutes les informations qui lui ont été données par le groupe de pirates aux institutions publiques compétentes, y compris à Mahir Ünal, Vice-président du parti de la justice et du développement (AK) actuellement au pouvoir, à Mustafa Şentop, porte-parole du parlement, et au Vice-président du parti de l'opposition, le parti républicain du peuple, Özgür Özel et à Engin Özkoç. Ünal a conseillé à Ibrahim Haskoloğlu « de remettre les informations pertinentes à la Direction générale de la Sûreté (EGM). Ibrahim Haskoloğlu a également annoncé dans sa déclaration qu'il avait clairement demandé à la Direction des communications « s'il encourait des risques en faisant un reportage sur l'affaire,» question à laquelle « il n'a reçu aucun retour négatif.»

L'avocat de Haskoloğlu, Emrah Karatay, a confirmé [14] que son client avait été arrêté avec pour simple motif de n'avoir pas informé les autorités compétentes – bien que, d'après la déclaration du journaliste, il l'a fait. « En tant que journaliste, il se devait d'avertir les gens et de publier les informations. Aujourd'hui, il s'est fait arrêter,» a déclaré [14] Emrah Karatay.

Le 20 avril, le journaliste Seyhan Avşar a déclaré qu'il y a de fortes chances qu'il y ai eu un piratage [15][tr]. Dans un fil de discussion sur Twitter, Avşar a écrit « qu'il se pourrait que quelqu'un ait en effet accès à toutes ces pièces d'identité en ce moment même, et pourtant, le véritable problème dans cette affaire est qu'un journaliste qui a essayé d'exposer ce piratage se retrouve actuellement derrière les barreaux.»

Dans une histoire d'actualité publiée sur le site d'information en ligne Yetkinreport le 14 avril, il a été dit qu'il y avait en effet un piratage des données; sauf que cela ne serait pas la base de données du gouvernement qui aurait été piraté, mais les informations personnelles de quelques 30.000 à 40.000 utilisateurs de la base de données du gouvernement qui ont fait l’objet d’une fuite en ligne par l’hameçonnage.

L'arrestation de journalistes : une tendance en Turquie

Ibrahim Haskoloğlu n'est pas le premier journaliste à se présenter devant la cour pour avoir obtenu illégalement et avoir dissimulé des informations personnelles. Le journaliste Yakup Önal a été inculpé pour le même délit en novembre 2021. La cour l'a acquitté [16].

Dans une autre affaire, six journalistes ont été accusés du même délit pour avoir couvert la fuite d'emails de l'ancien ministre Berat Albayrak [17]. Ces six journalistes ont également été accusés de répandre « une propagande terroriste », d'avoir participé à « l'entrave ou la destruction d'un système de traitement de données», « d'avoir commis des délits au nom d'organisations terroristes auxquelles ils ne sont pas membres », et « d'être membres d'organisations terroristes ». Le journaliste-citoyen Metin Cihan encourt une peine de six ans d'emprisonnement [18] pour le même chef d'accusation, à savoir : avoir « publié des documents qui dénotent un népotisme généralisé dans les nominations aux postes de l'État via une fondation proche du Gouvernement.» En 2019, six journalistes ont été condamnés [19] à 40 mois d'emprisonnement pour « violation de la vie privée » et pour « avoir obtenu et divulgué illégalement des données personnelles.»

Cependant, ce qui fait que l'affaire Haskoloğlu sorte du lot est qu'il ait informé les autorités du piratage, et publié les informations par la suite. C'est également la première fois qu'un journaliste est accusé d'avoir exposé la fuite de la base de données du gouvernement. En 2016, quand la base de données de la citoyenneté en Turquie a été piratée [20] – dévoilant les informations personnelles de quasiment 50 millions de citoyens – aucune des personnes ayant couvert la fuite n'a été arrêtée. Même chose en 2010, puisqu'aucun des journalistes ayant fait un reportage [21] [tr] sur des réseaux criminels vendant les données personnelles des Turcs n'a été arrêté.

Selon [22] [tr] un reportage de BBC Turquie, « les experts sont d'accord pour dire que, cette fois-ci, il n'y a aucune fuite de données majeure de MERNIS (le système central d'administration de la population). Cependant, ils pensent que, cette fois-ci, les pirates ont peut-être pris le contrôle d'un serveur ou de comptes d'utilisateurs finaux qui ont accès à MERNIS.»

En Turquie, les journalistes sont souvent réduits au silence par l'article 136 du Code pénal turc. Selon cet article [23], « toute personne qui obtient illégalement , dissimule ou donne à quelqu'un les données personnelles de quelqu'un d'autre sera condamnée à une peine d'emprisonnement de deux à quatre ans.» De plus [24] :

Article 135 sets out that a person who records personal data unlawfully will be punished with a prison sentence of one to three years. Apart from this, under Article 135/2, it is stipulated that (i) the recording of personal data concerning political, philosophical or religious opinions, racial origins; (ii) illegally recording of personal data revealing moral tendencies, sex life, health conditions or trade union relationship is sentenced to a term of imprisonment. In the event that a person charged with the erasure of personal data does not implement his/her duty in spite of expiration dates prescribed by law, he/she will be imprisoned from one to two years (Article 138/1).

L'article 135 précise que toute personne qui enregistre des données personnelles illégalement sera soumise à une peine d'emprisonnement de un à trois ans. En outre, l'article 135/2, stipule que (i) l'enregistrement de données personnelles sur des opinions politiques, philosophiques et religieuses ; et (ii) l'enregistrement illégal de données personnelles révélant des tendances morales, la vie sexuelle, l'état de santé et la relation syndicale sont condamnés à une peine d'emprisonnement. Dans l'éventualité où une personne condamnée pour avoir effacé les données personnelles n'applique pas son devoir en dépit des dates d'expiration prescrites par la loi, il/elle sera emprisonné(e) pendant un à deux ans (article 138/1).

Les antécédents de la Turquie en termes de mise en oeuvre d'une législation nationale large dans le but de faire taire les critiques sont nombreux [25]. Les journalistes sont souvent [26] les plus durement touchés. Par conséquent, à quelques jours de la journée mondiale de la liberté de la presse, l'environnement propre à la liberté de la presse en Turquie est sombre. Selon la plateforme #FreeTurkeyJournalists [27] (#LibérezLesJournalistesTrucs), qui souligne les cas de journalistes détenus et emprisonnés, 36 journalistes sont actuellement derrière les barreaux. Rien que l'année dernière, les autorités ont poursuivi en justice 241 journalistes, selon [28] le traqueur de la plateforme.