Dans l'Arménie d'après-guerre, les législateurs s'attaquent à la liberté de la presse

Arménie – Place de la République, Erevan par Dumphasizer. Sous licence CC BY-SA 2.0

Cet article a été initialement publié en anglais sur OC Media. Une version révisée est republiée sur Global Voices dans le cadre d'un accord de partage de contenu. 

Victoria Andreasyan, une journaliste au service d'Infocom, s'est rendue dans la région de Syunik, en Arménie, le 7 février 2021 pour recueillir les témoignages de personnes résidant près de la frontière avec l'Azerbaïdjan. À l'entrée du village frontalier de Shurnukh, sa cadreuse et elle-même ont été arrêtées au poste de contrôle.

« Les gardes-frontières nous ont dit que nous avions besoin de la permission du Service de sécurité nationale (SNS) pour entrer dans le village », a confié la reportrice à OC Media. Trois jours après le voyage de Victoria Andreasyan, le SNS a déclaré que les journalistes devaient être munis d'une autorisation pour travailler dans les zones frontalières.

Après quelques négociations, les membres de l'équipe ont pu rentrer dans le village, mais avec « l'interdiction de parler aux résidents et de prendre des vidéos », a ajouté la journaliste.

L'expérience de la reportrice n'est pas un cas isolé. Depuis la signature de l'accord de paix tripartite à la fin de la seconde guerre du Haut-Karabakh le 9 novembre 2020, le travail des journalistes en Arménie est bouleversé par de nouvelles réglementations et lois à la formulation souvent vague.

En 2021, deux projets de loi différents sur le discours et la presse ont été présentés au Parlement arménien. Le premier projet prévoit une multiplication par cinq du montant des amendes pour « insultes et diffamation », soit respectivement ֏5 millions (12 420 EUR) et ֏10 millions (24 840 EUR), et il a déjà été adopté en première lecture au sein du Parlement. Le deuxième projet propose d'infliger une amende pouvant atteindre ֏500 000 (1 242 EUR) aux médias qui citent comme sources des sites Web ou des comptes de réseaux sociaux dont la propriété n'est pas connue du public.

Ce dernier projet de loi est largement reconnu pour être une réponse à la popularité grandissante de canaux Telegram anonymes pendant et après la guerre, dont certains affichaient une tendance pro-opposition et postaient occasionnellement du contenu de désinformation à l'encontre du gouvernement, un contenu ensuite repris par des médias d'opposition établis.

Un troisième projet de loi, qui a été proposé par le Bureau du Procureur général d'Arménie, mais qui n'a pas encore été présenté au Parlement, rendrait illégale l'action « d'insulter ou de calomnier une personne employée dans la fonction publique en rapport avec l'exercice de  ses fonctions officielles. » Les personnes reconnues coupables seraient passibles d'une amende pouvant s'élever jusqu'à ֏3 000 000 (7 450 EUR) ou d'une peine pouvant aller jusqu'à deux ans d'emprisonnement.

Un certain nombre d'organes de surveillance des médias arméniens, dont The Media Initiatives Centre, ont publié une déclaration commune dans laquelle ils dénoncent le projet de loi et l'accusent d'être « une suite logique de nombreuses mesures législatives introduites par les autorités au cours des derniers mois » qui « prévoit des restrictions inacceptables de la liberté d'expression. »

« Il est impossible d'ignorer le fait que les fonctionnaires et plusieurs politiciens perçoivent souvent la critique objective des médias comme une insulte, une calomnie, et tentent de prendre leur revanche devant les tribunaux », indique la déclaration.

Shushan Doydoyan, présidente du Centre pour la liberté de l'information et maître de conférence en journalisme à l'Université d'État d'Erevan, a déclaré à OC Media que ces lois seraient, selon elle, porteuses de conséquences néfastes si elles venaient à être adoptées.

« La société est demandeuse d'informations et elle trouvera des moyens de satisfaire cette demande », a-t-elle expliqué. « Si les journalistes n'ont pas le droit de créer des récits de qualité, le vide que cela engendrera sera rempli par des rumeurs et de la désinformation. »

Gegham Vardanyan, éditeur en chef de The Media Initiatives Centre, une ONG de sensibilisation aux médias, a confié à notre journal que les lois ne feraient que créer un environnement médiatique plus hostile. « Il y a quelques années, la Cour institutionnelle elle-même a recommandé aux tribunaux d'éviter d'appliquer les amendes maximales parce que ces décisions pourraient être perçues comme une pression sur les médias, » a-t-il ajouté.

Une conséquence de la guerre

Le changement brusque du paysage médiatique arménien s'est amorcé avec l'introduction de la loi martiale le 27 septembre 2020, le premier jour de la guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Sous cette loi, les journalistes arméniens avaient pour interdiction de critiquer les actions des agents de l'État ou la performance de l'armée nationale.

Selon les forces de l'ordre arméniennes, 13 organes de presse et 62 journalistes indépendants ont écopé d'une amende avant la levée des restrictions de publication le 2 décembre 2020. Lorsque les restrictions étaient en vigueur, environ 600 journalistes étrangers ont obtenu une accréditation des autorités de l'Arménie et du Haut-Karabakh pour réaliser un reportage au Haut-Karabakh. Seule l'accréditation d'un journaliste a été suspendue, celle d'Ilya Azar, qui a publié un récit très critique sur l'armée arménienne dans le journal indépendant russe Novaya Gazeta.

Après la guerre, Karen Harutyunyan, éditeur en chef de CivilNet, a vivement critiqué les restrictions imposées aux journalistes au moment des affrontements, qui se sont traduites par des reportages qui n'avaient pour seul effet que celui de « brouiller encore davantage le sens des réalités déjà embrumé du public. »

« Le déroulement de la guerre des 44 jours a montré que le travail sans contraintes des journalistes aurait permis au pays d'éviter de nombreux dommages et drames », a-t-il écrit.

Après la fin de la guerre, le ministère arménien de la Défense semble avoir maintenu des rapports tendus avec les médias, lesquels se manifestent surtout à travers le silence. De nombreuses organisations médiatiques indiquent que leurs demandes d'accès à l'information soumises au ministère de la Défense ont été refusées au motif que l'information requise relevait du « secret d'État », même lorsqu'il s'agissait de données aussi élémentaires que le nombre de soldats arméniens morts, blessés ou disparus.

Shushan Doydoyan a déclaré qu'en définitive, elle craignait que la dégradation de l'environnement informationnel d'après-guerre et la tendance imprudente du gouvernement  à la censure menacent la liberté de la presse, un droit que « l'Arménie a gagné au prix d'immenses efforts au fil des années. »

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