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Anthologie Amanat : des écrivaines du Kazakhstan font entendre leur voix en anglais

Catégories: Asie Centrale et Caucase, Kazakhstan, Arts et Culture, Femmes et genre, Histoire, Langues, Littérature, Médias citoyens

 

Vue partielle de la couverture de l'anthologie Amanat qui regroupe des écrits de femmes kazakhes en anglais. Communiquée par les éditeurs, publiée avec leur accord.

Depuis qu'elle a déclaré son indépendance vis-à-vis de Moscou en 1991, la nation d'Asie centrale du Kazakhstan [1] s'est mise en quête d'une redéfinition de son identité multiethnique et multilingue, loin des modèles soviétiques imposés de colonialisme, de censure historique et de représentations de genre. L'actuelle renaissance kazakhe redessine ses propres définitions de la culture, en particulier dans les domaines du cinéma, de la musique, de l'art moderne et de la littérature.

La littérature du peuple kazakh, de tradition nomade, est restée avant tout orale jusqu'au 19e siècle, lorsque la colonisation russe tsariste [2] a introduit l'usage de la langue russe ainsi que l'accès à l'imprimerie. Une littérature parallèle russophone s'est alors développée et a été encouragée politiquement à partir des années 1920, avec le début de la période soviétique [3]. Moscou a encouragé les Kazakhs et d'autres ethnies à écrire en russe, la langue transnationale à cette époque, en présentant le kazakh comme une langue de second choix. Il existe peu de traces d'écrits féminins jusqu'à la période soviétique, mais aujourd'hui la littérature kazakhe s'est diversifiée sur le plan de la forme, du style, du genre et de l'ethnie ; ce qui se reflète largement dans « Amanat. Women's Writing from Kazakhstan [4] », la première anthologie d'écrits de femmes du Kazakhstan, publiée en anglais en juillet 2022.

 

Zaure Batayeva, photo publiée avec son autorisation.

L'anthologie a été élaborée et co-traduite par Zaure Batayeva et Shelley Fairweather-Vega, deux femmes qui encouragent la traduction de la littérature du Kazakhstan. Zaure Batayeva est elle-même écrivaine, traductrice littéraire kazakhe et chroniqueuse culturelle. Shelley Fairweather-Vega est traductrice du russe et de l'ouzbek vers l'anglais et ses travaux ont été présentés dans « Words Without Borders [5] », « World Literature Today [6] ».  L'anthologie présente 13 femmes écrivaines et tire son nom du terme kazakh « amanat » qui fait référence à la promesse et au devoir moral, mais aussi à l'héritage. Les textes choisis ont été écrits au cours des 30 dernières années, mais présentent des références à des périodes historiques antérieures et postérieures à l'indépendance, y compris les années Staline.

Global Voices leur a demandé à toutes les deux comment elles avaient appréhendé l'équilibre entre le kazakh et le russe dans leur choix de textes et en fonction de leur propre pratique de la traduction vers l'anglais. Fairweather-Vega explique que l'un des objectifs était de mettre en valeur la diversité linguistique du Kazakhstan, d'où une sélection minutieuse des textes de sept auteures qui écrivent principalement en russe et de six autres qui écrivent principalement en kazakh, tous traduits directement en anglais pour éviter les traductions relais. Elle ajoute que la plupart des auteures présentées sont elles-mêmes des traductrices :

Nous avons essayé de respecter le bilinguisme de chaque auteure en traduisant leurs textes ; nous avons été attentives aux cas de figure où un mot russe était traité comme un mot étranger dans un texte kazakh, par exemple, par opposition aux cas où ce mot russe était proposé comme un mot plus « courant ».

Batayeva explique que les deux communautés linguistiques sont clairement distinctes, mais que cette distinction ne coïncide pas nécessairement avec le découpage ethnique :

Chacun des récits de notre recueil ne mélange pas les deux langues, car les personnages qui les composent ne se mélangent pas avec ceux de l'autre groupe linguistique – ils vivent dans deux mondes différents. Cela reflète très bien la réalité sociale du Kazakhstan. Les kazakhophones, qui représentent près de 60 % des citoyens du pays, ont développé une culture profondément différente de la culture russe. Les Kazakhs qui ont un haut niveau d'éducation ont tendance à connaître le russe, car le russe c'est la langue de la prétendue élite du pays. Si vous voulez obtenir un emploi rémunéré, vous devez connaître le russe. Pourtant, la grande majorité des kazakhophones préfèrent rester autant que possible dans leur propre environnement culturel.

De l'autre côté du fossé sociolinguistique, il y a les russophones, qui ont tendance à mal connaître – voire pas du tout – le kazakh et qui préfèrent interagir le moins possible avec ceux qui parlent cette langue. Ce désintérêt transparaît clairement dans certains des récits de notre recueil. Je ne dis pas cela comme une critique, mais comme une observation. Les écrivains sont des êtres humains. D'ailleurs, si les écrivains devenaient trop conscients de leurs propres préjugés et de leurs zones d'ombre, ils cesseraient probablement de créer des histoires passionnantes.

Selon Batayeva, le Kazakhstan n'a pas réussi à corriger la profonde inégalité linguistique créée par 70 ans de politique de russification de l'Union soviétique, ce qui explique le faible nombre de personnes bilingues ou multilingues en dehors du groupe ethnique kazakh. Elle observe que peu de russophones voient un intérêt à apprendre le kazakh, et se réfère à la notion d’ « indifférence » de Frantz Fanon [7] pour expliquer la résistance à apprendre et à parler le kazakh.

L'altérité et l'art de la traduction littéraire

Shelley Fairweather-Vega, photo publiée avec son autorisation.

L'un des débats les plus intéressants en traduction littéraire est autour du positionnement de la traduction : quelle distance ou quelle proximité doit-elle avoir avec l'original, et donc avec le public cible ? En d'autres termes, la tâche du traducteur est-elle d'expliquer le contexte culturel et historique ou de laisser au lecteur le choix de l'ignorer ou bien de découvrir par lui-même une culture qu'il connaît peu ? Dans le cas d’ « Amanat », l'éditeur Gaudy Boy fait le choix de ne pas mettre en italique les mots non anglophones, de sorte que des mots tels que kolkhoze ou dombyra (un instrument de musique) se fondent dans le texte. Voici le point de vue de Fairweather-Vega sur cette question :

Je fais partie de ces traducteurs vers l'anglais qui sont fermement opposés à l'ajout de notes explicatives de bas de page dans les fictions. Je préfère de loin ajouter quelques éléments complémentaires si c'est absolument nécessaire pour que le lecteur ne se sente pas complètement perdu dans un environnement culturel inconnu. Néanmoins, accepter le fait que le lecteur puisse se sentir un tout petit peu perdu me semble tout à fait acceptable. Il me semble normal que le lecteur ne perde pas de vue que c'est lui l'étranger dans cette configuration, et qu'il a sans doute des choses à y apprendre. L'une des décisions que nous avons prises facilement a été de traduire presque littéralement de nombreux idiomes, dictons et métaphores kazakhs, afin de laisser les composantes visuelles et gestuelles les plus courantes transparaître dans les mots anglais. Je pense que Zaure a fait un excellent travail dans « Hunger » d'Aigul Kemelbayeva, qui a recours à de nombreuses métaphores autour de plantes, d'animaux ou d'aliments, ce qui n'est pas courant dans la littérature anglophone. Le narrateur nous dit : « La pauvreté s'enroulait autour de moi comme un liseron », et poursuit : « Un jeune loup ne montre pas sa maigreur, il laisse plutôt sa fourrure se gonfler ».

Les femmes sont les ambassadrices de l'expérience du Kazakhstan

Fairwearther-Vega soulève un point intéressant :

Il y a probablement aussi une part de vérité dans le cliché selon lequel la traduction est, encore aujourd'hui, souvent un « travail de femme », un de ces métiers « nourriciers » dans lesquels, comme de nombreuses cultures semblent en convenir, les femmes excellent. Alors si la traduction est une activité nourricière, qu'est-ce que nous nourrissons lorsque nous traduisons ? Une meilleure communication, je suppose, du fait d'une meilleure compréhension. Je suis fermement convaincue que plus nous entendrons ou lirons des histoires, plus nous serons en mesure d'éprouver de l'empathie pour nos semblables, quels que soient leur sexe et leur langue.

Elle constate que les traductions d'Asie centrale sont encore très peu publiées [8] en anglais et, compte tenu de l’invasion de l'Ukraine par la Russie [9], il est urgent de présenter aux anglophones la diversité des sociétés partiellement russophones. Elle s'interroge donc :

Et si le fait d'aider les femmes du Kazakhstan à raconter leur histoire dans le monde entier constituait pour elles un soutien moral, pratique et politique précieux lorsque la situation géopolitique deviendra critique ? Et si cela permettait de combattre certaines idées dangereuses selon lesquelles le Kazakhstan n'est de toute façon pas un vrai pays, ou est trop étranger pour que nous, Occidentaux, nous nous en préoccupions ? C'est peut-être un peu trop optimiste de ma part, mais ces pensées me traversent constamment l'esprit lorsque je traduis la littérature d'Asie centrale. Augmenter la visibilité des écrivains (de tout genre et de tout pays de cette région du monde) est forcément utile.

Comme le font remarquer les deux responsables du projet, ces récits racontent également les transformations économiques et les tensions sociales telles que les perçoivent des femmes qui doivent faire face à la corruption, au harcèlement sexuel, et qui doivent faire des choix difficiles sur leur carrière ou parfois envisager de quitter le pays.

Batayeva conclut :

De nombreux récits de cette anthologie montrent également combien notre passé est brouillé dans notre esprit, à nous les Kazakhs. Avant de pouvoir commencer à réfléchir aux défis d'aujourd'hui et de demain, les écrivains kazakhs devront d'abord trouver le courage de réfléchir aux horreurs et aux mystères de leur passé traumatique collectif. Tant que nous ne retrouverons pas notre passé, nous ne saurons même pas qui nous sommes.