En Azerbaïdjan, les militantes féministes subissent des pressions de la part des autorités, sont victimes de harcèlement, et s'attirent la haine d'inconnus parce qu'elles luttent et protestent contre les violences domestiques et le féminicide au nom d'innombrables femmes à travers le pays.
Selon Gulnara Mehdiyeva, une Azerbaïdjanaise qui se bat pour l'égalité des sexes, militer pour n'importe quelle cause dans son pays équivaut à se mettre une cible sur le dos, car tous ceux et celles qui choisissent de défendre des idéaux progressistes sont régulièrement surveillés, ciblés, et harcelés. Depuis 2014, Mehdiyeva prend part à de nombreux projets et initiatives qui défendent les droits des femmes en Azerbaïdjan. Son expérience personnelle avec le harcèlement a commencé à partir de 2019 après sa participation avec d'autres femmes à une marche féministe. Peu de temps après, elle devint une cible sur Internet et tous ses comptes de réseaux sociaux, notamment sa boîte mail, furent piratés. Mehdiyeva ne réalisa pas tout de suite l'ampleur de la situation; le hackeur avait téléchargé ses données personnelles, y compris ses photos, vidéos et conversations privées audio qui plus tard furent publiées publiquement. L'objectif était d'humilier Mehdiyeva, de la décrédibiliser, et de mettre un terme à ses activités. Mais ce fut un échec.
Trois ans plus tard et plus déterminée que jamais, Mehdiyeva continue la lutte, et elle n'est pas seule.
Qui sont les militantes féministes d'Azerbaïdjan?
Mehdiyeva fait partie d'un vaste collectif féministe dont les membres s'identifient comme militantes féministes.
Une partie de leurs activités visent à sensibiliser le public aux taux élevés de féminicides, aux violences domestiques, au sexisme et à l'homophobie en Azerbaïdjan. Pour cela, elles suivent et assistent à des procès, rallient le soutien du public, et mènent des actions de sensibilisation sur les femmes victimes de violence, le plus souvent de la part de membres de leurs familles. Lors d'une entrevue avec Fatima Karimova, journaliste à Metroskop Media, Mehdiyeva explique que leur combat permet de garantir l'impartialité de la procédure judiciaire. Le collectif informe les femmes de leurs droits, les aide au besoin à bénéficier d'une assistance juridique, et suit des affaires jusqu'à ce que justice soit faite.
Le mouvement exprime ses revendications à travers des projets tels que « Fem-utopia,» des entretiens et des campagnes dans les médias. Le public dispose de peu d'éléments et d'informations sur les droits des femmes et sur l'égalité des sexes en Azerbaïdjan. C'est pourquoi les militantes féministes essaient par le biais aussi d'entretiens et d'articles de sensibiliser le grand public.
Mais la tâche n'est pas facile. L'Azerbaïdjan n'a pas signé la Convention d'Istanbul. De plus, les lois en vigueur dans le pays ne prévoient pas assez de mécanismes de protection pour les victimes de maltraitance, d'harcèlement et de violence.
Les forces de l'ordre, qui sont en général les premières à intervenir dans les cas de violence et d'harcèlement envers les femmes, manquent souvent de discernement dans ce type de situation. Des victimes de violence dénoncent des incidents durant lesquels des policiers ont rejeté leurs plaintes en leur expliquant que leur mari avait le droit de les battre. Et il n'existe aucune base de données unique permettant de répertorier les cas de violence et de maltraitance. Au lieu de cela, ils sont souvent recensés par divers groupes d'initiative et par les médias. En 2020, Mikroskop Media a publié un article d'après les informations contenues dans des reportages liés à la criminalité. Selon les données, 184 femmes ont été victimes de violence en 2019. Parmi elles, 54 ont été tuées par des membres de leurs familles et les 130 autres ont subi des blessures variées.
Plus tard, Mikroskop Media a publié un autre rapport sur le nombre de femmes tuées, battues ou qui s'étaient suicidées en 2021.
Tout comme Mehdiyeva, Narmin Shahmarzade a été la cible de menaces en ligne. Ses conversations personnelles et ses photos ont été publiées sur Internet, et son compte Facebook piraté. Ses photos et captures d'écran de conversations personnelles ont été envoyées à de nombreux groupes sur Telegram.
Des trolls ciblent régulièrement les militantes féministes sur les réseaux sociaux en les accusant d'être avant tout des agents étrangers à cause de leurs sources de financement, qui, pour la majorité, proviennent d'organisations et associations féministes de l'Union européenne.
En Azerbaïdjan, la législation ne contient pas de mesures répressives concernant la violence et le harcèlement physiques ou virtuels envers les femmes.
Selon Mehdiyeva, la pression sociale aggrave ce que sont déjà des conditions de travail difficiles.
« Parfois j'oublie que je suis suivie à la fois par le gouvernement et des militants et par des individus qui ne m'aiment pas. J'ai parfois envie d'écrire quelque chose à la fois drôle et sérieux comme une personne ordinaire, et puis je réalise que mon message, que je considère comme anodin, est copié et partagé partout. Si j'étais une personne ordinaire, mon post ne susciterait aucun intérêt, mais parce que je suis une militante, il attire beaucoup plus d'attention. »
Et puis les médias cherchent aussi à discréditer les militantes. Selon Mehdiyeva, des plateformes médiatiques affiliées ou financées par le gouvernement ciblent souvent des membres du collectif dans le but de les dénigrer et de nuire à leur réputation. Elles sont présentées comme une menace pour les valeurs et traditions du pays, suscitant la colère du public contre le mouvement.
Dans le passé, la police a également contribué à l'augmentation des attaques contre les militantes féministes en communiquant leurs adresses personnelles.
Selon Nisa Hajiyeva, chercheuse azerbaïdjanaise, le manque d'éducation amplifie aussi le problème. La majorité des ressources pédagogiques sur le sujet sont seulement disponibles en anglais. C'est pourquoi il est important pour la population d'avoir accès à ces informations dans sa langue maternelle. Parmi les projets de Mehdiyeva figure une bibliothèque physique constituée de documents pertinents disponibles en azerbaïdjanais, en turc et en russe.
Jusqu'à présent, les tentatives visant à faire taire le mouvement ont été vaines. Depuis leur première marche à l'occasion de la Journée internationale de la femme le 8 mars 2019, les militantes ont organisé des rassemblements et manifestations appelant à plus de responsabilités, de justice et à une meilleure protection pour les femmes. Elles ont aussi lancé d'autres campagnes pour exiger des enquêtes plus approfondies des crimes commis envers les femmes. Au mois de février 2021, plusieurs féministes ont organisé une manifestation autour du thème « le féminicide est politique » devant un édifice gouvernemental, pour réclamer une enquête sur les meurtres violents de plusieurs femmes et pour dénoncer l'inaction du Comité d'État chargé des questions relatives à la famille, aux femmes et aux enfants. L'intervention de la police empêcha les féministes de se rassembler dans le quartier.
Bref aperçu du mouvement féministe en Azerbaïdjan
Dans son analyse, Nurlana Jalil, doctorante originaire d'Azerbaïdjan, souligne que même si certaines études ont par le passé révélé que « l'origine et la politisation du féminisme remontent à la période entre 1990 et 2010, » ce n'est pas tout à fait correct. Jalil fait allusion à un certain nombre de raisons, parmi lesquelles le fait que l'Azerbaïdjan n'a connu un véritable mouvement féministe qu'à partir de 2019. Avant cette date, l'image de la femme, celle d'une « femme moderne, soumise» était largement basée sur les visions nationalistes de la bourgeoisie et de l'émancipation des femmes.
Les travaux liés aux droits de la femme prirent une nouvelle signification juste après l'indépendance de l'Azerbaïdjan grâce à la création d'un grand nombre d'organisations et d'associations de défense des droits de la femme et de l'égalité des sexes. Aujourd'hui, on recense en Azerbaïdjan plus de 3 000 ONG, dont plus d'une centaine dédiées aux droits de la femme.
Ceci dit, elles ont renoncé très vite à soutenir l'idéologie du féminisme. La plupart de leurs actions se limitaient à organiser des formations, des tables rondes, et des projets de sensibilisation autour de l'avortement sélectif et de l'égalité d'accès à l'éducation. Comme le remarque l'auteur Vahid Aliyev dans son éditorial, l'une des raisons est que les femmes à la tête de ces ONG considèrent le féminisme comme un sujet « controversé » et « diffamatoire »; ou encore le discours qui circule au sein des médias traditionnels et de la propagande d'État selon lequel « le féminisme n'est pas une question de droits des femmes et de leurs combats, mais plutôt le fait « d'être lesbienne », « d'être sans dignité », « de détester les hommes » ou bien « d'être immorale ».
Contrairement à leurs prédécesseurs, la toute nouvelle génération de militantes qui n'ont pas peur de soutenir publiquement le mouvement féministe et s'identifient ouvertement comme féministes, a changé la donne.
L'avenir du mouvement féministe en Azerbaïdjan demeure incertain. Mais ce que les féministes ont réalisé toutes ensemble jusqu'à maintenant est indéniable. Le silence qui régnait sur les féminicides et toute autre injustice dont les femmes étaient victimes a été levé car le collectif a réussi à mettre en lumière ces sujets, à forcer les gens à réagir et à obliger l'État à prendre des mesures. Et malgré l'opposition, à la fois de l'État et de la société, une chose est sûre : le mouvement féministe en Azerbaïdjan est bel et bien établi et n'a aucune intention de s'arrêter tant que ses revendications seront ignorées.