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Guacamaya : « Le piratage devrait aboutir au réveil et à la rébellion »

Catégories: Amérique latine, Chili, Colombie, Mexique, Environnement, Gouvernance, Médias citoyens, Peuples indigènes, Technologie
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Dans une interview accordée à Global Voices, Guacamaya, le mouvement à l'origine du piratage des systèmes d'information de plusieurs gouvernements en Amérique latine explique ses motivations et l'impact escompté après cette fuite massive d'informations.

Le groupe hacktiviste affirme ne pas vouloir défendre la nature, mais être la nature. Selon eux, leur rébellion découle d'années de répression contre les êtres vivants qui vivent sur Abya Yala [1], le continent américain. Cela a conduit à leur entrée dans le monde numérique, où ils se battent pour promouvoir les modèles collaboratifs et dénoncer l'exploitation du territoire.

Cette préoccupation devrait être partagée par tous les gouvernements d'Amérique latine, étant donné la situation critique de l'environnement au niveau mondial. Selon un rapport de l'Organisation météorologique mondiale (OMM) [2], publié en juillet 2022, la situation de systèmes vitaux tels que les glaciers, la forêt amazonienne et les récifs coralliens est critique et pratiquement irréversible dans la région. Selon le document, la déforestation a atteint son point culminant depuis 2009 et la tendance au réchauffement s'accentue. D'autre part, les menaces qui pèsent sur ceux qui cherchent à défendre les ressources naturelles sont de plus en plus intenses. Selon Global Witness [3], 227 environnementalistes et défenseurs des terres ont été tués dans le monde en 2020, la grande majorité en Amérique latine.

Depuis septembre 2022, Guacamaya fait parler de lui sur tout le continent suite à un piratage massif [4], qui lui a permis d'extraire près de 10 téraoctets d'informations et des millions de courriels, à travers lesquels il prétend révéler des projets de gouvernements latino-américains qui nuisent à l'environnement. Le Mexique, le Chili, la Colombie, le Guatemala, le Venezuela, le Brésil et l'Équateur sont quelques-unes des cibles du groupe, qui a non seulement divulgué les informations, mais a également publié une vidéo [5] expliquant comment il s'y est pris.

Dessin d'animaux dans la forêt. Au premier plan, un oiseau utilise un ordinateur. Du code informatique est écrit par dessus le dessin [5]

Capture d'écran de la vidéo [5] expliquant comment réaliser un piratage

Le groupe a insisté sur le processus de sélection des organisations auprès desquelles il allait extraire des informations. Guacamaya nous a confié :

Por un lado, elegimos a las peores empresas y entidades estatales, las que más están cometiendo abusos y donde hubiera más resistencia de los pueblos. Por otro, como en el caso de lo que acabamos de filtrar, escaneamos todo internet por si entre el montón de cosas fácilmente vulnerables, había algo interesante e importante para filtrar.

D'une part, nous avons choisi les pires entreprises et entités étatiques, celles qui commettent le plus d'abus et où la résistance de la population est la plus forte. D'autre part, comme dans le cas de ce que nous venons de divulguer, nous avons scanné tout l'Internet pour voir si parmi la quantité de choses facilement vulnérables, il y avait quelque chose d'intéressant et d'important à divulguer.

Les dossiers des forces militaires des pays visés étaient l'une des principales cibles de Guacamaya. Ils ont affirmé dans l'un des communiqués [6] publiés après la fuite que :

Los ejércitos de Abya Yala han garantizado y facilitado la entrada de empresas extractivistas provenientes del Norte Global. Son los guardaespaldas. El ejército armado es el que ejerce el trabajo sucio de los Estados, de las empresas, de la delincuencia organizada como el narcotráfico.

Les armées d'Abya Yala ont garanti et facilité l'entrée des entreprises extractivistes du Nord global. Elles en sont les gardes du corps. L'armée fait le sale boulot des États, des entreprises et de la criminalité organisée, comme le trafic de drogue.

Certaines des données publiées comprenaient des analyses de l'armée chilienne [7] sur l'éclatement social de 2019 et sur des militants. Concernant le Mexique, elles ont révélé [8] la surveillance que l'armée a exercée sur des leaders indigènes, comme María de Jesus Patricio Martínez, des collectifs féministes, les qualifiant parfois de groupes subversifs, et des artistes, comme Mon Laferte. L'un des points les plus sensibles a été l'emploi du logiciel Pegasus [9], qui a été utilisé pour traquer au moins trois journalistes mexicains, alors que le gouvernement avait affirmé ne pas avoir acheté ce programme. Dans le cas de la Colombie, Guacamaya a affirmé disposer de cinq téraoctets d'informations, mais s'est limité à signaler qu'il avait trouvé des courriels du bureau du procureur général et des forces militaires qui ont été publiés ces dernières semaines dans différents médias [10] du pays.

Le problème n'est pas des moindres ; mais il s'inscrit dans une dynamique qui s'est répétée ces dernières années. La vie privée et la sécurité dans le monde numérique sont devenues une pomme de discorde croissante entre la société civile et les gouvernements, sur la base du principe de sécurité. Au moins en Amérique latine, le problème est ancien et découle d'une série de scandales de surveillance [11] ou de violences symboliques et physiques [12], comme celles dénoncées par de nombreux défenseurs de l'environnement dans la région, qui se sont répétées tout au long de l'histoire et se reproduisent aujourd'hui sous les nouveaux médias. S'il est vrai que les gouvernements sont aujourd'hui en mesure d'acquérir des logiciels et des programmes pour défendre les intérêts de chaque nation, les mouvements civils peuvent également accéder à de nouveaux outils capables de dénoncer et de mettre à nu les injustices ou les violations des droits humains.

L'impact de la fuite massive est encore difficile à déterminer. Cependant, l'un des objectifs du collectif est de commencer à changer la vision que beaucoup de gens ont de la dynamique de la région et de faire en sorte que davantage de ces actions se produisent :

Al desmantelar y sacar a la luz pública la información, a los ojos de todas, el manejo y la corruptela de los estamentos creados para supuestamente garantizar estados justos y democráticos, a muchas personas se les cae la imagen inocente de esto, así como para otras tantas es motivo de inspiración para despertar, rebelarse y empezar a utilizar esta herramienta del hackeo y conducir la digna rabia que provoca toda esta falacia y putrefacto sistema.

En démantelant et en portant à la connaissance du public les informations, aux yeux de tous, la gestion et la corruption des organismes créés pour soi-disant garantir des États justes et démocratiques, l'image innocente de plusieurs est ternie. Tout comme pour beaucoup d'autres, c'est une raison de se réveiller, de se rebeller et de commencer à utiliser cet outil de piratage et de mener la digne rage qui provoque toute cette tromperie et ce système pourri.

Ce qui est curieux, c'est que l'infiltration des systèmes a été réalisée avec des connaissances techniques relativement simples et une formation que n'importe qui peut avoir. En outre, la faille de sécurité n'était pas nouvelle. Il existe un historique d'autres organisations qui ont piraté les systèmes des gouvernements nationaux en Amérique latine. L'un des piratages les plus récents date d'août 2020, lorsque le groupe Anonymous a divulgué 400 fichiers révélant des irrégularités dans les chiffres des personnes infectées par la COVID-19 publiés par le gouvernement de Daniel Ortega.

On ne sait pas encore ce qui attend Guacamaya, mais, ce qui est certain, c'est que toutes leurs actions sont une conséquence de la lutte menée depuis des décennies contre le modèle qu'ils critiquent et qu'ils décrivent eux-mêmes comme un état constant de rébellion :

Esta forma de lucha y de resistencia es una herramienta más de lo que se ha venido haciendo durante más de cinco siglos, es una herramienta más de este tiempo, pero ¿acaso no ha sido estigmatizada la defensa del territorio por líderes y lideresas de pueblos originarios? Encarcelamientos, fusilamientos, desapariciones, siempre el que defiende la vida, la que no entra en sus cánones de “normalidad ” y sumisión son estigmatizadas. No entendemos la vida sin vivir por ella, la tarea es ejercer la tarea, la mentalidad de las personas corresponde a ellas.

Cette forme de lutte et de résistance est un outil de plus que ce qui a été fait depuis plus de cinq siècles, un outil de plus de cette époque, mais la défense du territoire par les leaders des peuples autochtones n'a-t-elle pas été stigmatisée ? Emprisonnements, fusillades, disparitions, toujours ceux qui défendent la vie, ceux qui n'entrent pas dans leurs canons de « normalité » et de soumission sont stigmatisés. On ne comprend pas la vie sans vivre pour elle, la tâche est d'exercer la tâche, la mentalité des gens leur correspond.

Pour eux, l'alternative qu'ils proposent pour mettre fin aux dommages environnementaux et aux crimes qu'ils dénoncent est d'« arrêter la machine de destruction ».

[La solución] la dijeron nuestras ancestras hace siglos, la dicen los propios hombres de ciencia del sistema, es parar ya mismo toda esta maquinaria de destrucción. Un claro ejemplo fue esta ‘pandemia’ algunos días que hubo ese ‘parón’, la vida empezó a florecer por entre el cemento.

[La solution], comme l'ont dit nos ancêtres il y a des siècles, comme le disent les scientifiques du système eux-mêmes, est d'arrêter immédiatement toutes cette machinerie de destruction. Un exemple clair est cette « pandémie » : quelques jours après l'« arrêt », la vie a commencé à fleurir dans le béton.

En ce qui concerne les mesures à prendre, ils déclarent que :

Los están ofreciendo las comunidades originarias hace mucho tiempo, si existe una metodología, esta sería que los pueblos tomáramos decisiones, escucharnos, atender los llamados, sanarnos, curarnos los cuerpos heridos por los venenos de alimentos modificados, el alma y el espíritu por enfermedades de la mente y el espíritu, soledades, tristezas, angustias, competitividad, carreras estrepitosas a ninguna parte. Todas las criaturas estamos afectadas.

Les communautés indigènes les proposent depuis longtemps. S'il existe une méthodologie, ce serait que les gens prennent des décisions, qu'ils s'écoutent les uns les autres, qu'ils entendent les appels, qu'ils guérissent eux-mêmes, qu'ils soignent leurs corps blessés par les poisons des aliments modifiés, leurs âmes et leurs esprits par les maladies de l'esprit et de l'âme, la solitude, la tristesse, l'angoisse, la compétitivité et la course effrénée vers nulle part. Toutes les créatures sont concernées.

Ce message est défendu par de nombreux militants, organisations, défenseurs des droits humains et peuples autochtones du monde entier. Certains proposent des modèles technologiques collaboratifs, décentralisés et locaux [13] créés dans le Sud global pour répondre aux besoins des communautés plutôt qu'aux objectifs des grandes entreprises technologiques.

Guacamaya a déclaré que nous devons réfléchir au type de système dont nous avons besoin : un système qui continue dans la course à la production de déchets ou un système dans lequel nous pouvons vivre en harmonie avec les ressources de base dont nous avons besoin pour vivre dignement. Ils nous expliquent que :

La producción en masa la necesita el Norte Global. Por otro lado, si el Sur deja descansar la tierra tiene toda clase de cosas: maderas para viviendas, alimentos para todas, medicinas en las plantas. El sur no necesita del norte, el norte no podría vivir sin la explotación del sur. La solución es descolonizar la mente, dejar de creer que somos seres inferiores por vivir en un ‘sur global’ inventado por occidente.

Le Nord global a besoin de la production de masse. En revanche, si le Sud laisse la terre se reposer, il dispose de toutes sortes de choses : du bois pour les habitations, de la nourriture pour tous, des médicaments dans les plantes. Le Sud n'aurait pas besoin du Nord, le Nord ne pourrait pas vivre sans l'exploitation du Sud. La solution est de décoloniser l'esprit, d'arrêter de croire que nous sommes des êtres inférieurs parce que nous vivons dans un « Sud global » inventé par l'Occident.